Dorénavant a 30 ans

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Préface

Dorénavant touche certainement à un tournant de sa trajectoire. De ce point de vue, la période allant de la Lettre aux critiques (novembre 85) à Dorénavant n°1 (mars 86) peut être considérée comme la PÉRIODE PRÉPARATOIRE de Dorénavant. Des idées sont en mouvement et une conception nouvelle de la bande dessinée est esquissée, conception qui ne manquera pas de nous attirer les foudres des habitants du site historique de la bande dessinée. MAIS PUISQU’IL FAUT EN PASSER PAR LÀ…

Cela ne nous gêne pas de nous opposer à toute la bande dessinée, dans sa généralité comme dans ses particularités, elle a aujourd’hui besoin d’être secouée. La période préparatoire a obligé certains à baisser le masque et nous voyons plus clair à présent. Des gens qui ont pris pour habitude de commenter le mouvement de la bande dessinée, nous ne voyons guère que Bruno Lecigne qui tienne véritablement cette gageure ; des auteurs contemporains, seuls Fred et Nicole Claveloux nous semblent véritablement faire de la bande dessinée telle que nous appelons à en faire ; il y a bien le Pratt du Tango à Buenos Aires pour Corto (voir Dorénavant et la bande dessiné, chapitre 1) qui cingle comme un éclair mais cela peut bien n’être qu’une météorite dans son œuvre de storyboard. Il y a bien enfin Joost Swarte mais a-t-il vraiment quelque chose à dire en bande dessinée ? Nous commençons à partir de ce numéro à faire de même avec les innombrables revues de bandes dessinées (voir le questionnaire Dorénavant, chapitre 1) afin de séparer les revues qui AGISSENT dans le mouvement de la bande dessinée, des autres. Nous n’avons retenu que très peu de personnes parmi les critiques et les auteurs, dont le travail peut nous intéresser dans nos recherches. Il y a tout lieu de penser que l’écrémage sera forcément plus grand avec les revues, et les rares réactions de quelques unes qui nous sont parvenues n’est pas sans le faire craindre. Les résultats de ce questionnaire seront publiés en septembre, dans Dorénavant n°3, alors nous y verrons encore un peu plus clair.

Des visages nouveaux nous rejoignent, d’autres ne manqueront pas de nous de rejoindre avec les années. La voie suivie actuellement par Dorénavant nous écarte toujours davantage du site historique de la bande dessinée et ses storyboards avec lesquels nous n’avons RIEN à faire.

Dorénavant et la bande dessinée

* Barthélémy Schwartz

Ceci est une prise de position qui n’engage pas NÉCESSAIREMENT les autres membres de Dorénavant. Je ne ferai pas carrière dans la bande-dessinée, mon rôle est essentiellement historique. Terminé, je quitterai ce territoire local et séparé pour vivre une aventure autrement plus exigeante et autrement plus pertinente. 16 mai 1986

1
UNE AVENTURE A JOUER

La bande dessinée est la dernière aventure à jouer en art. Il n’y a plus rien à tenter en art comme en poésie, en dehors d’elle. Une nouvelle pratique de l’art devra forcément être révolutionnaire, c’est-à-dire disparaître des différentes scènes du monde contemporain ; en attendant cette époque qui marquera la dernière décennie du XXe siècle, je veux jouer avec quelques-uns la dernière aventure fébrile et passionnée jouable en art dans sa forme CLASSIQUE. Nous ferons de Dorénavant le dernier spectacle de l’art survivant ; après Dorénavant, il n’y aura plus rien car la dernière forme classique que pouvait prendre l’art — la bande dessinée – aura été exploitée. Ses membres auront été les derniers artistes du XXe siècle et précisément ses PIRES représentants.

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UN PAS EN AVANT

Six mois après la première apparition de Dorénavant sur la scène des mickey-cancans (novembre 85), trois mois après le numéro 1 de la revue du même nom, il nous parait utile de tirer quelques conclusions provisoires. Pour les uns, Dorénavant est apparu comme une revue de critiques hystériques ; pour les autres, comme un foyer riche en futurs scandales (voir Notices biographiques). Aucun de nos commentateurs n’a UNE SEULE FOIS (excepté Hop ! n°38) reconnu ceci : Dorénavant n’est pas une revue de critiques mais la forme écrite des recherches particulières de quelques AUTEURS. Ceci qui a été affirmé dès la Lettre aux critiques de novembre 85 juge la qualité de nos commentateurs. Il fallait que cela fût dit, ne serait-ce que pour prendre DATE.

Les recherches que nous faisons en bande-dessinée dans et autour de Dorénavant datent de 1983. Ne trouvant alors ni utile ni pressant d’en faire part dans l’immédiat, nous les avons poursuivies à l’écart pendant trois années riches en enseignement. La nécessité de faire la revue bicéphale Dorénavant et sa feuille annexe DÉSORMAIS L’inaugurale, n’est apparue qu’au milieu de l’année 1985. Après trois ans de recherches Dorénavant et six mois de revue, nous pouvons dessiner de la manière suivante l’axe autour duquel s’articuleront désormais nos recherches :

D’une part, pousser la bande-dessinée toujours davantage dans la voie de la recherche d’un langage sans cesse plus adéquat à ce qu’on peut être à même d’attendre d’elle, qu’elle exprime dans l’avenir, et ceci en la brusquant au besoin ; et prendre contact avec les personnes qui travaillent consciemment ou inconsciemment dans cette voie. D’autre part, mettre en lumière le rôle véritable joué par chacun dans le monde de la bande-dessinée et éclairer particulièrement celui de ceux qui entravent le mouvement de cet art dans la recherche de son propre langage.

Le premier point est la condition sine qua non que nous posons pour une éventuelle plate-forme de travail en commun avec d’autres explorateurs, le second n’est qu’accessoire. Il n’est pas utile de savoir dessiner, peindre ou manier quelque technique que ce soit pour participer aux recherches Dorénavant : les bandes-dessinées Dorénavant sont faites par des autodidactes.

Des contacts devront être pris dans le domaine de la peinture. Par-delà la séparation des deux territoires, des peintres ont pratiqué la bande-dessinée sans avoir conscience de ce qu’un tel geste impliquerait nécessairement : Ernst et ses romans collages, Magritte de La Clé des songes, Warhol et ses portraits et autoportraits, Pierre Alechinsky, etc. Cela appartient au domaine de la bande-dessinée non consciente de son existence en tant que telle.
La peinture ne peut intéresser la bande-dessinée que lorsqu’elle PARLE LE LANGAGE DE LA BANDE-DESSINEE, alors elle apparait souvent bien plus en avant que la bande-dessinée elle-même. La Bande-dessinée prise comme SUJET de la peinture n’intéresse pas le mouvement de la bande-dessinée, autrement que comme échantillon de nouvelles techniques à pratiquer. Le travail de Lichtenstein n’intéresse pas la bande-dessinée alors que celui d’un Warhol pourrait bien en modifier le PAYSAGE. De la même manière, les peintures de Philippe Druillet ne peuvent intéresser que les peintres et les amateurs de peinture ; et naturellement les Cahiers de la bande dessinée…

L’histoire de la bande-dessinée est à comprendre comme l’histoire de la recherche d’un langage propre à la bande-dessinée par ses auteurs les plus conséquents, qu’ils en aient conscience ou non ; ce n’est pas Ià un trajet qui lui est particulier. La poésie comme l’art sont AUSSI à comprendre comme des langages à la recherche de leur vocabulaire et de leur syntaxe. Dorénavant se définit ainsi comme une recherche théorique et pratique de quelques auteurs lucides sur le langage de la bande- dessinée, ces auteurs cherchant les mots les mieux appropriés à ce qu’ils désirent exprimer, cela les pousse à étudier la syntaxe, le vocabulaire et la grammaire de la bande-dessinée.

Ce qui s’est fait avant Dorénavant ne nous concerne pas ou très peu. Ce moment historique de la bande-dessinée qu’est le storyboard ne nous intéresse pas. Il est tout entier dans l’intérêt que lui porte le cinéma. Il s’agit de préhistoire. La bande-dessinée préhistorique est la réalisation du storyboard séparé du cinéma. Elle est traversée par deux courants principaux ; le storyboard pour film d’acteurs et le storyboard pour film de dessin-animé.

Dans le premier courant. on trouve Auclair, Bilal, Blanc-Dumont, Boucq, Bourgeon, Caniff, Chaillet/Martin, Clayes, Cosey, Craenhals, Crepax, Cuvelier, De la Fuente, Derib, Duveaux, Franz, Gillon, Giraud, Goetzinger, Hubinon, Jacobs, Jijé, Julliard, Lauzier, Liberatore, Loustal, Manara, MonteIIier, Munoz, Pratt, Raymond, Schuitten, Tardi, Tito, Veyron, etc.
Dans le deuxième courant : Altan, Benoit, Bretecher, Cabanes, Chaland, Clerc, Comes, Crumb, Dimitri, Disney , Greg , Druillet, Eisner, Floc’h, F’murr, Forest, Franc, Franquin, Goffin, Gotlib, Greg, Hé, Hergé, McCay, McManus, Mandryka, Margerin, Mezière, Moebius, Morris, Petillon, Reiser, Segar, Shelton, Soka, Tilleux, Torres, Uderzo , Wasterlain. etc.

Le Dessus/dessous de Gustav Verbeëk, Les Philemon de Fred, le Passi /messa et le Dr Ben Ciné & D. de Joost Swarte, Les poux et Tout est bon dans le bébé de Nicole Claveloux ainsi que la planche Tango à Buenos Aires pour Corto et son affiche pour le Grand Palais de Hugo Pratt ouvrent une voie nouvelle pour la bande-dessinée dans la recherche de son propre langage : il s’agit aussi de ce que la bande dessinée a su produire de plus rare.

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LES BANDE-DESSINÉES DE Dorénavant

« Le terme urbanisme est un néologisme forgé voici un peu plus d’un siècle (ce terme fut créé en 1867 par l’architecte espagnol Cerda, dans sa théorie de l’urbanisation). Et pourtant, la notion qu’il recouvre semble à priori aussi vieille que la civilisation urbaine. En fait, cette apparente contradiction provient de l’ambiguïté même qui caractérise actuellement le mot urbanisme. En schématisant à l’extrême, on peut dire qu’il possède deux grandes acceptations. La première, qui est à la fois la plus large et celle d’un langage courant, recouvre toute action visant à concevoir, organiser, aménager ou transformer la ville et l’espace urbain. Et pris dans ce sens, le mot urbanisme désigne en effet une réalité très ancienne que l’on appelle aussi art urbain, et qui s’oppose à l’urbanisme au sens strict du terme. Cette seconde acceptation désigne une réalité spécifique : l’apparition, vers la fin du XIXème siècle, d’une discipline nouvelle qui se veut une science et une théorie de Ia ville, « se distinguant des arts urbains antérieurs par son caractère réflexif et critique, et par sa prétention scientifique ». (F. Choay. L’urbanisme, utopie et réalité, une anthologie. 1965). Tel est le sens original du mot urbanisme, qui n’a été créé que pour servir de nom à cette réalité nouvelle, mais qui est très souvent utilisé dans un sens beaucoup plus large et imprécis. »
(Jean-Louis Harouel, Histoire de l’urbanisme — 1981)

Ce qui a été dit de la notion d’urbanisme peut être dit de la notion de bande-dessinée telle que la définit Dorénavant.

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La bande-dessinée nous intéresse comme langage et le langage est la seule chose qu’il y ait de vraiment PASSIONNANTE au monde.

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Ce langage qui nous intéresse en bande-dessinée est celui des images.

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Il y a trois sortes de jeu sur les images. Ces trois sortes de jeu définissent à elles seules l’art des images sous toutes ses formes particulières, que ce soit la peinture, le cinéma ou la bande-dessinée. On verra qu’en étendant cette notion de l’image à celle de TERRITOIRE sera esquissé le rapport que la bande-dessinée peut entretenir avec la sculpture. Il y aura des sculptures qui seront de la bande-dessinée, l’absence de nom particulier pour désigner la bande-dessinée apparaitra alors dans toute sa splendeur grotesque ; son nom même est une entrave à son développement (c’est même là une entrave propre à la langue française : les mots FUMETTI et COMIX n’impliquent nullement qu’une bande-dessinée soit effectivement DESSINEE)

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Une image-unique, investie ou non, définit la peinture, ainsi que toutes formes particulières que peut prendre en art l’image unique. L’histoire de la peinture déploie un prisme qui va de l’image investie à l’image non-investie (la toile non-peinte exposée et signée en tant que peinture).

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Une image faite d’images multiples vues de manière simultanée définit le cinéma. De même que pour la peinture, il n’est pas nécessaire que cette image faite d’images soit investie pour que cela soit QUAND MÊME du cinéma. Un film de Robert Bresson est du cinéma. Tout comme un film composé uniquement d’images blanches ou noires ; on peut réaliser un film entièrement fait d’images bleues ou vertes, ce sera du cinéma.

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Une image enfin, juxtaposée avec une autre, donnant alors une image globale faite d’images locales juxtaposées, c’est de la bande-dessinée. La bande-dessinée est dans l’image globale faite d’images locales juxtaposées à investir, et nulle part ailleurs. Ceci est la seule définition de la bande-dessinée qui nous intéresse, et seule la bande-dessinée ainsi définie mérite, à nos yeux, d’être pratiquée.

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Trois sortes d’images donc, définissant trois genres : la peinture, le cinéma et la bande-dessinée. Quand un peintre prend la bande-dessinée comme SUJET de sa peinture, il fait alors de la peinture, quand il se met à PARLER le langage de la bande-dessinée, quelles que soient les techniques qu’il utilise, il fait de la bande-dessinée. Andy Warhol a fait des bande-dessinées, Roy Lichtenstein n’a toujours fait que de la peinture.

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Ce n’est pas le contenu particulier des images juxtaposées qui définit la bande-dessinée, mais la JUXTAPOSITION de ces images. La dialectique texte/ image n’est qu’accessoire dans la bande- dessinée : une image globale faite d’images locales vierges juxtaposées serait QUAND MEME de la bande-dessinée.

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La forme appauvrie du cinéma qu’est le storyboard est un MOMENT de la bande-dessinée, probablement son pire moment. La réalité du storyboard est toute entière dans cet entrefilet relevé dans un périodique spécialisé : « Le cinéma s’intéresse de plus en plus à la bd ! Rien qu’en ce qui concerne Dargaud, on note cinq titres à l’étude : « le chanteur de Mexico » de Petillon (producteur Tarak Ben Amar ?), « Les disparus d’Apostrophe » du même Petillon (avec Pivot dans son propre rôle !), »Les phalanges de l’ordre noir « de BilaI et Christin (Ettore Scola), « Le vagabond des Limbes » de Godard et Ribera (actuellement en négociation pour une coproduction franco-américaine à gros budget). Et cela risque fort de n’être qu’un début ! »

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Il est naturel que la bande dessinée qui monte au pinacle la peinture lorsque celle-ci la prend comme sujet, soit en retour abaissée au seul rôle de sujet du cinéma, par les cinéastes. Cela montre à la fois les prétentions de ceux qui pratiquent cette forme abâtardie du cinéma qu’est le storyboard, et comment les jugent les cinéastes. Quiconque s’intéresse au cinéma le préfère au storyboard, quiconque s’intéresse à la bande-dessinée la préfère au storyboard.

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BAZOOKA n’apportait rien d’essentiellement nouveau à la bande-dessinée, si ses maigres réussites TECHNIQUES ont pu éblouir, cela tient moins à leur originalité propre qu’à l’évident retard pris par la bande-dessinée dans ce domaine. L’apport de BAZOOKA ne fut rien d’autre qu’une timide intrusion dans le monde de la bande-dessinée, de techniques et d’attitudes déjà longuement éprouvée AILLEURS. Un long travail de réajustement technique reste à entreprendre dans cette réserve. Quelle nouvelle avant-garde CANON apportera à ses contemporains ébahis, comme seule justification de son existence, la simple réalisation d’une nouvelle technique INÉDITE ? Les avant-gardes artistiques se sont jusqu’ici — à de rares exceptions près, mais combien remarquables — toujours définies comme des séparations techniques réalisées, la bande-dessinée ne manquera pas de connaître des AVANT-GARDES qui auront pour seul projet de se spécialiser dans la réalisation d’une technique séparée. BAZOOKA n’a pu représenter la « modernité » à son époque qu’aux contemporains qui le voulaient bien. BAZOOKA n’était pas un groupe novateur, n’apportant rien de nouveau, il a du se mettre en spectacle pour laisser en coulisse sa misère réelle, et attirer vers lui, par ce TOHU BOHU, l’attention de personnes qui n’avaient rien à découvrir dans ce qu’il faisait semblant de proposer. BAZOOKA ne fut pas une avant-garde, mais son IMITATION (« La démarche du groupe que certains ont pu rapprocher de celle de Dada et des surréalistes, fut tout à la fois anarchiste, réactionnaire, sceptique et nihiliste » T. Groensteen, La bande-dessinée depuis 1975). C’est bien parce qu’il fut une imitation des avant-gardes passées qu’il put les imiter toutes. S’il fut moderne, ce fut moins pour ce qu’ il a fait semblant d’apporter à la bande-dessinée que par sa stratégie publicitaire ; en quoi, BAZOOKA sent bien son époque : il sut parfaitement vendre un produit qui n’existait pas , ce en quoi il a parfaitement réussi.

Retour à Florence

Balthazar Kaplan

Préambule : ce que je mets derrière le terme de bande dessinée a très peu à voir avec ce à quoi il renvoie d’habitude. Par bande-dessinée, j’entends toute compartimentation de l’espace en vue d’une écriture spatiale ou, en d’autres termes, tout rapprochement d’images entre elles afin de faire naître de leur rencontre sens et émotion.

Il existe une bande-dessinée murale octogonale, grande de plusieurs dizaines de mètres, réalisée en une très belle mosaïque : retournez à Florence, rentrez dans le baptistère, près du dôme, et regardez la coupole. Oubliez la conception selon laquelle la bande-dessinée se résume à une certaine esthétique graphique et vous verrez là une compartimentation de l’espace pour représenter différents moments chronologiques, le tout constituant le récit d’une histoire. Certes, la narration — entendons la mise en forme du récit — pourrait apparaître à certains primaire : la bande-dessinée d’aujourd’hui possède peut-être une plus grande science de la narration grâce à l’héritage du récit romanesque et surtout à l’apport du cinéma qui offre une narration visuelle et terriblement séduisante du fait de sa ressemblance (illusoire) avec l’écoulement de l’existence. Mais l’effet de réel que donne à la bande- dessinée cette science ne contribue-t-il pas à appauvrir ce « feuilleté » du sens dont parle Barthes, à rendre moins probable l’étincelle qui allie l’unicité d’une forme à l’universel du sens ? Question difficile mais troublante d’autant que les bande-dessinées que l’on puisse hisser au véritable rang de chef-d’œuvre c’est-à-dire d’une œuvre effective quant à l’interrogation de notre condition humaine, sont très peu nombreuses. Il ne faudrait pas prétexter la jeunesse de cet art puisque le cinéma qui lui est contemporain a produit de nombreux chefs-d’œuvre ; il ne s’agit pas non plus de revenir à la distinction art majeur/art mineur : la bande-dessinée par cette alliance du travail pictural de l’espace et d’une science de la narration est véritablement une écriture et une écriture aux potentialités tout aussi riches que les autres écritures (littéraires, cinématographique, musicale, …) le problème est de savoir si la bande-dessinée n’a pas encore beaucoup de chemins à parcourir avant d’atteindre sa pleine maturité .

Comment atteindre cette maturité ? Non pas en définissant la bande-dessinée à coup de tranchées, de lignes de démarcation comme le ferait une pensée techniciste ou une pensée commerciale selon la logique de la spécifiquement les rapports de la bande-dessinée et des autres formes artistiques ne recherchons pas la monade « bande-dessinée », nous risquerions de tout détruire. Pensons plutôt aux tensions qui existent entre les arts, aux inspirations prises l’un à l’autre le poète Maurice Scève cherchant à spatialiser au maximum son écriture en recourant au dizain de décasyllabes (forme carrée), le romancier Proust concevant l’architecture de sa recherche comme une cathédrale gothique, les peintres Botticelli et Klee, à cinq siècles de distance, faisant naître de l’espace une musique. Et l’écriture de Rimbaud, musicale dans sa verve déferlante et scintillante, spatiale dans sa clôture. Et les blancs de Mallarmé qu’il comparait aux silences musicaux. Et l’écriture mahlérienne de Broch. Et le Boogie-Woogie de Mondrian. SI la bande-dessinée veut être, pleine et superbe, elle doit s’oublier et redécouvrir la sereine violence des chefs-d’œuvre passés. Redécouvrir la littérature, la musique, la peinture.

Donc retour à Florence. Nous sommes dans le baptistère. Au-dessus de nous, le splendide plafond nous offre une compartimentation de l’espace complexe et étonnante. C’est un octogone divisé en huit parties qui convergent vers le centre. Quatre bandes parcourent ces parties, un peu selon la construction d’une toile d’araignée et chacune d’elle nous raconte une histoire : celle de la genèse, celle de Joseph, du Christ, de Saint-Jean Baptiste. Le travail des formes, des couleurs (dans leur éclat, dans leur répartition), le désir de rendre la représentation riche et belle comme la création divine , de faire que l’espace resplendisse d’une magnificence picturale, nous amène à penser ceci : le souci de la narration, s’il divise originellement l’espace pour représenter le temps de l’histoire, ne doit pas pour autant faire oublier à l’artiste que le support de son expression reste une surface : la compartimentation de l’espace doit être pour lui une « gêne exquise » — selon la formule de Valery pour le moule métrique du vers. La nécessité d’images locales ne doit pas empêcher l’artiste de travailler l’image globale : travailler, non pas se limiter à un jeu décoratif, mais faire en sorte que ce travail participe lui-même à la narration, à l’activité du sens, à l’élaboration d’un système d’émotions esthétiques et de signifiances. Pour que cela puisse se faire, il faut que le travail des images locales (celles qui assurent la narration) s’inscrive dans une relation dialectique avec le travail global du support. Couleurs, formes, symboles doivent dépasser la linéarité de la narration pour entamer une danse des correspondances, un tissage de réseaux secrets et enivrants sur toute la surface de la planche et même d’une planche à l’autre. Ce que devra viser l’artiste, c’est la construction d’une machinerie diabolique, d’un organisme qui donnerait l’illusion de vivre, fourmillant de formes-sens dont chacune aurait comme une fonction précise. « L’œuvre d’art moderne est tout ce qu’on veut, ceci, cela, et encore cela, c’est même sa propriété d’être tout ce qu’on veut, d’avoir la surdétermination de ce qu’on veut, du moment que CA MARCHE : l’oeuvre d’art moderne est une machine et fonctionne à ce titre » écrit Gilles Deleuze dans son livre Proust et les signes. L’écriture bande-dessinée permet la construction de cette machine et l’étude de la mosaïque du baptistère en donne encore une fois les indices.

En effet ce qui est extraordinaire dans la conception même de l’espace narratif de cette mosaïque, c’est que se présentent à nous d’emblée deux lectures : une lecture horizontale (c’est-à-dire une lecture d’une bande de sa première case à sa dernière) et une lecture verticale : celle qui nous fait voir le jeu des correspondances entre les quatre bandes (les quatre histoires) : Joseph à un moment donné de sa vie fut enfermé en prison, de même pour St Jean-Baptiste — le peintre a représenté ces moments l’un en dessous de l’autre (simplement séparés par la bande qui raconte la vie du Christ) sans bouleverser la chronologie de l’histoire de Joseph ou de St Jean-Baptiste. On trouve de même la crucifixion du Christ mise au-dessus de la décapitation de St Jean-Baptiste. Bien sûr les échos dans cette œuvre sont principalement thématiques. (encore que le rappel des thèmes implique aussi un rappel de formes et de couleurs) et la systématisation esthétique a une fonction externe : celle d’une exemplarisation transhistorique, d’une représentation presque cosmogonique du catholicisme. Mais cette systématisation existe et n’est pas sans enseignement moderne (ce qui montre encore une fois que le moderne ne se confond en rien avec le contemporain).

Cet enseignement, quel est-il ? Il nous amène à penser ceci : La bande-dessinée est une écriture comme on l’a déjà vu. Si cette écriture se veut véritablement moderne c’est-à-dire s’arracher du passé et même de la pesanteur de tous les archaïsmes que l’on trouve encore dans le présent, si elle se veut radicalement neuve et violemment constructive, elle ne doit pas s’illusionner d’une étanchéité du présent au poids des archaïsmes. Elle doit voir lucidement ce que ce présent a de passé et ce que le passé — mis à distance par notre conscience enfin moderne — renferme d’idées géniales et de forces d’avenir. C’est pourquoi l’artiste ne doit pas craindre de se trouver des précurseurs, de se trouver une véritable filiation qui ne consisterait pas en une vague ressemblance de thèmes ou de situations mais en une filiation de pensée et de forces créatrices. L’artiste doit redécouvrir la littérature, la musique, la peinture non pas de façon anecdotique (faire allusion à …, faire façon …) — ce qui serait le signe d’un manque à dire ou d’une nostalgie stérile — mais en pensant ce qu’est la modernité et ce qu’est le passé et en les aimant tous deux. Aimer la modernité : aimer l’entreprise de Proust. Joyce. Broch, Lowry, celle de Klee, Mondrian, celle de Debussy, Mahler. Schönberg. Berg. Et comment ne l’aimerait-on pas elle qui nous invite non pas au logos, à une vérité en soi mais à découvrir notre propre vérité ? Permettez-moi de faire encore une longue citation de Deleuze : « Au LOGOS. organe et organon dont il faut découvrir le sens dans le tout auquel il appartient s’oppose l’anti-logos, machine et machinerie dont le sens (tout ce que vous voudrez) dépend uniquement du fonctionnement. Et le fonctionnement des pièces détachées. L’œuvre d’art moderne n’a pas de problème de sens. elle n’a qu’un problème d’usage. Pourquoi une machine ? C’est que l’œuvre d’art ainsi comprise est essentiellement productrice, productrice de certaines vérités. Nul plus que Proust n’a insisté sur le point suivant : que la vérité est produite, qu’elle est produite par des ordres de machines qui fonctionnent en nous, extraite à partir de nos impressions, creusées dans notre vie, livrée dans une œuvre. » « Proust ne veut pas dire autre chose en nous conseillant non pas de lire son œuvre, mais de nous en servir pour lire en nous. »
La modernité nous invitant à découvrir en nous notre vérité, elle nous permet de revisiter sereinement le passé. De découvrir qu’il y a quelque part en Italie une mosaïque qui nous offre les prémices d’une machinerie nouvelle productrice de sens et d’éthique, et qu’il appartient à la bande-dessinée de la construire.

QUESTIONNAIRE Dorénavant AUX REVUES

DORÉNAVANT envoie le présent questionnaire à l’ensemble des revues de bande-dessinée portées à sa connaissance. Les résultats de ce questionnaire seront publiés dans DORÉNAVANT n°3 en septembre 86. Ils seront envoyés intégralement aux revues qui les solliciteront, soit par curiosité, soit pour les publier elles mêmes.

1

Quelle importance accordez-vous à la bande-dessinée ?

2

Comment vous caracterisez-vous ?

3

Avez-vous des préférences en bande-dessinée ?

4

Publiez-vous un genre particulier de bande-dessinée ?

Quelques notes tirées de mon journal

* Balthazar Kaplan

Je rêve d’un livre écrit dans une écriture nouvelle : écriture spatiale faite de rythmes à la Mondrian (ses dernières toiles), de formes à la De Staël, de figures poétiques à la Klee, faite d’harmonie picturale, synthèse de la peinture et symphonie. Des textes qui se répondraient comme des notes dans la machinerie vivante des formes, véritable organisme toujours recréé, toujours créant, qui soufflerait au lecteur pris par le rythme un secret toujours secret ; où le lecteur verrait en lui comme une bouffée d’existence s’épanouir en une ou plusieurs formes. Une sorte de bible intérieure, sans Dieu, sans dogmes, sans églises, où le lecteur créant son propre parcours parmi les mille chemins musicaux trouverait l’ivresse non pas dans la fuite mais celle, fondamentale, des retrouvailles. Une symphonie spatiale, infinie tant dans la verticale que dans l’horizontale, qui toujours nous parlerait.

*

Travailler vers la poésie : représenter les uhrplanzen de Klee, le « Soleil dans un soleil » de Baudelaire. S’imprégner de poésie pour pousser toujours plus loin les inventions de formes figuratives.

*

Le texte et le dessin : faire du texte un dessin qui participe comme les autres formes à la vie organique de l’œuvre.

*

Vers une écriture sans représentation, une écriture musicalement abstraite, musicalement figurative, vers un chant spatial…

*

Que l’œil écoute !… (Claudel)

*

A-t-on déjà pensé aux immenses possibilités d’une rencontre de deux images ? Quelle pauvre conception que celle qui limite ces possibilités à la seule continuité de mouvement ou de durée : même cette conception-là, peu ont pensé quelle valeur pouvait avoir l’ellipse temporelle nécessairement existante entre deux images (selon le code de représentation de la durée comme succession d’images). Et puis, les rapports entre deux images peuvent être bien différents : ils peuvent être de l’ordre de la métaphore (le sens ne serait ni dans la première image, ni dans la seconde, mais dans la pensée de leur rencontre) ou de la métonymie (l’une comme pouvant être une partie de l’autre). Rapport, écho, de correspondances aussi. Rapports musicaux : variations sur un thème, etc. Vous rendez-vous compte alors des possibilités pour le créateur si l’on pense non plus au rapprochement simple de deux images, mais à celui de plusieurs ?…

*

Il y a dans chaque couleur une dimension sacrée : le travail de l’artiste est de la dévoiler.

*

Cette dimension de la couleur est aussi un danger : chaque couleur est aussi un trou noir, une aspiration de, par, vers l’infini, l’absolu. Dans son seul rapport à la couleur, l’artiste risque la folie : ce sont les couleurs qui ont tué Van Gogh, De Staël.

*

Pour éviter la folie sans retour et pour conserver quand même leur valeur sacrée, il faut faire danser les couleurs, les rendre folles, elles.

*

Concevoir mes planches (mes toiles ? qu’importe !) comme des poèmes…

JOURNAL

* Barthelemy Schwartz
(Suite des NOTES SUR LA BANDE-DESSINEE, in Dorénavant n°1)

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La revue doit d’abord RÉPANDRE l’idée d’une AUTRE bande-dessinée et celle de la faillite de la bande-dessinée préhistorique ; après seulement, on pourra attendre d’autres générations, des résultats remarquables.

*

Voir l’œuvre de Constant Nieuwenhuys rapport D’UNE grande image à DES petites images circulaires.

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Un titre qui donne un sens global à la planche ; un élément déterminant de la planche.

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Un faux Floc’h composé des images les plus figées (tautologie) de ses ouvrages. (BIitz particulièrement, BLITZ & AMIDON très exactement)

*

Une image globale CACHÉE par les images locales.

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Dans chaque numéro de la revue, rendre compte de ce que l’on fait : elle sera l’unique véritable témoignage de ce que nous aurons voulu faire et éventuellement réalisé.

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Voir la séparation des images chez Mondrian, dans Boogie Woogie, la bande de séparation joue un rôle actif comme les images elle- mêmes.

*

« Les bandes dessinées qui m’intéressent sont celles qui ressemblent le moins possible au cinéma, parce qu’elles ne pourraient pas y être transposées. » (Propos de Frederico Fellini, rapportés par F. Lacassin, in Pour un 9ème art, la bande dessinée — 1971)

*

« Bertold Schwartz, qui selon toute vraisemblance, fut le premier à se brûler les doigts avec de la poudre à canon, trouva pourtant des gens qui voulurent lui contester ce mince bonheur. » Georg Christoph LICHTENBERG

*

Notes sur le personnage :

1

Il n’agit pas sur l’action, il la fait puis la subit.

2

Construire l’histoire essentiellement sur une série de hasards qui remettent en ordre le désordre de l’action.

3

Personnage qui COURT

4

Personnage face à l’action des objets

5

II réagit à des situations.

*

Retrouver le PLAISIR du jazz

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Subdiviser une même image d’un personnage marchant de manière à composer une foule. OU image de base : le personnage marche seul. Image divisée, le personnage est inquiet. Image subdivisée, le personnage s’affole et court. Image de nouveau divisée, le personnage court, toujours plus vi te, FORMANT une véritable foule.

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Rock’n roll pop & un peu de Boogie woogie. Contour des images par détournement de Boogie Woogie : voire, investir tels quels les espaces blancs du tableau de Mondrian.

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Visit to Amsterdam

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Une bande-dessinée de Magritte : La clef des songes.

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Passer de l’image globale aux images locales et des images locales à l’image globale.

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La bande-dessinée comme langage, recherche sur le langage.

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Réapprendre à parler. Ne pas parler le langage des autres, afin de ne pas exprimer leurs idées.

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Le sens dans la synthèse des images séparées.

Dossier de & en janvier 2016