Dorénavant a 30 ans

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Balthazar Kaplan quitte Dorénavant

En avril dernier, deux conceptions des recherches Dorénavant se sont confrontées, cette fois sans se réconcilier.

La première, défendue par Balthazar Kaplan, proposait de poursuivre Dorénavant en se séparant définitivement de la bande-dessinée, de sorte que ces recherches n’auraient plus été de la bande-dessinée mais une forme nouvelle de l’art, et d’investir les autres territoires de l’expression.
La seconde, défendue par Barthélémy Schwartz était totalement opposée à un désengagement de Dorénavant de la bande-dessinée, car le travail de Dorénavant est justement de nommer bande-dessinée tout ce qui est dans le rapport d’images séparées juxtaposées, quelles que soient les techniques utilisées (les trois douzaines de la bande-dessinée préhistorique, les trois millions de la photographie, de la peinture, de la sculpture, du cinéma, etc.). Vouloir séparer Dorénavant de la bande-dessinée sous prétexte que la qualité dont se réclame Dorénavant est partout ailleurs que dans la bande-dessinée contemporaine[1] devenait dès lors une tautologie renversée, un non-sens. Avant le n°2 de Dorénavant, l’année précédente, un débat similaire avait opposé les deux conceptions antagonistes. Cette fois, n’étant plus réconciliables dans un compromis, mais franchement opposées, Balthazar Kaplan, partisan de l’art contre la bande-dessinée, a préféré quitter Dorénavant[2].

Ce départ est le signe d’un échec grave de Dorénavant. Son propos est de faire de la bande dessinée une forme particulière de l’expression à la hauteur de ce qui a déjà, dans d’autres domaines, été exprimé, ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui. Opposer l’art à la bande-dessinée et abandonner la bande-dessinée pour la seule pratique de l’art ou de la littérature, c’est nier le propos unitaire de Dorénavant. La crise qui a secoué Dorénavant en avril, mais qui couvrait depuis qu’en octobre, Schwartz partant en Allemagne faire son service militaire, Kaplan devenait le seul responsable de la revue, et le signe qu’en se déplaçant, Dorénavant rencontrera toujours contre son mouvement les partisans irréconciliables de la bande-dessinée contre l’art et de l’art contre la bande-dessinée.

Ces poètes seront

« Ils ne disent jamais : Voilà.
Ils disent : Je cherche, nous cherchons. »

Christian Dotremont

Nous ne parlons pas pour les contemporains mais pour les générations à venir, plus riches en enseignement que nous, plus sévères, plus conséquentes. Durant toutes ces années, nous aurons eu le mérite d’exister, cela n’aura pas été une mince victoire. Notre principal mérite aura moins été de nous faire entendre à tout prix que de nous faire comprendre, nous ne pouvions qu’être sévères envers les entreprises de falsification quelles que soient leurs formes particulières. Notre style aura été définitif par nécessité. Terroristes, nous aurons été, malgré tout, de bien COURTOIS « terroristes » dans le territoire des mickey-cancans, comparés à d’autres autrement plus redoutables dans des territoires autrement plus engageants. Qu’on se rassure, les générations futures n’auront plus besoin des ambages qui nous auront été nécessaires et seront bien plus ADMIRABLES que nous l’aurons été durant ces courtes années.

Notre démarche aura été essentiellement historique. Ô mon amie, crains qu’un jour un train ne t’émeuve plus. Nous n’aimons pas assez la joie de voir les choses neuves. Nous aurons eu tout à prouver, notre innocence et notre stratégie, nous ne pouvions qu’aller très vite ou ne pas exister. Nous étions pressés par le temps. La bande dessinée nous intéressait comme langage, et le langage a toujours été la seule chose qu’il y ait eue vraiment de passionnante au monde.

Les mots ont souvent l’âge de ceux qui les choisissent.

Edmond Jabès, je te salue

Dans ma rue, je crois tenir les mots en laisse, ce n’est jamais un chien que je promène. T’es-tu demandée ce que tu ferais, au matin, si ouvrant ta fenêtre, tu n’apercevais autour de toi que la mer ? Ta pensée t’abuse. Seul un noyé sait parler du fleuve.

À cette époque, la bande dessinée s’exprimait si mal qu’il était véritablement nécessaire de réapprendre à parler. Ce fut notre premier travail. Nous ne voulions pas parler le langage des autres afin de ne pas exprimer leurs idées. On comprend dès lors que nous ayons eu très peu d’ouvrages à lire. Notre sentiment était d’écrire Alcools à une table de parnassiens.

À la fin tu es las de ce monde ancien. Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine. La victoire avant tout sera de bien voir au loin, de tout voir de près et que tout ait un nom nouveau.

Ne faisait grâce alors à nos yeux que ce que la bande dessinée avait su produire de plus rare : Verbeek ; Little Nemo ; le Swarte de Passi Messa ! et du Dr Ben Ciné & D. ; la Nicole Claveloux de Tout est bon dans le bébé, et des 479 espèces de poux ; le Hugo Pratt de Quand le spleen argentin chaloupe au rythme du tango ; le Pablo Echaurren des Matisse Mouse, Felix Miro ; le Kandinsky des Bagatelles, de Trente ; les Gilbert & George de To be with Art is all we ask ; le Magritte de L’Homme au journal, et de La Clef des songes ; le film New Book du polonais Zbigniew Rybczynski ; le sculpteur Gilles Ghez du Jaguar de Dartwood ; le Andy Warhol de A Set of Mine Self-Portrait ; le Keith Haring de One Man Show ; le Salvador Dali du Phénomène de l’extase ; le Francis Bacon de Three Studies for a Crucifixion ; et les nouvelles générations : Krabs lorsqu’il est sans paroles ; Camuzat des Monstres en cage ; Caro des images séparées juxtaposées ; Xavier Bouygues et Selon mouvement…

Notre tâche principale aura été de briser l’entente cordiale, au sens où il a été écrit qu’il ne doit pas être dit que nous n’avons pas tout fait pour anéantir cette stupide illusion de bonheur et d’entente que ce sera la gloire du XIXe siècle d’avoir dénoncée. Nous n’aurons pas été tendres avec les critiques de bande dessinée de notre époque, mais c’eût été folie que d’agir autrement. Les spécialistes de l’information, toujours prêts à déformer le réel pour mieux en rendre compte, nous avons trouvé bon de les claquer avec violence ; sachant pertinemment ET AVEC MALICE, que non rancuniers car sans morale, ils seraient les premiers à renchérir dans le commentaire sur notre compte dès lors qu’il serait bon pour eux de parler de nous. Tout le monde sait que les journalistes ne parlent que de ce qui est connu parce que le public ne connaît que ce dont on parle. Mais il nous semblait que cette démonstration ne serait pas complète si nous ne montrions pas que cette déformation du réel n’est pas le seul fait de journalistes peu scrupuleux de vendre une mauvaise marchandise sans effort, mais bien celui de la profession.

« Ingres, parfois, allongeait le col des odalisques. »
(Paul Valéry, Lettre à Léon Clédat, in Pièces sur l’art, 1934).

À cet effet, nous avons chassé, sans nous fatiguer jamais, les déformations de ceux-là mêmes qui, a priori, n’auraient jamais dû en faire, Notre point de vue était que, pareils aux dramaturges, ces pauvres journalistes spécialistes du commentaire et metteurs en scène du réel, ne pouvaient traiter du réel sur la scène de leur théâtre sans le plier NÉCESSAIREMENT aux exigences de la pièce, c’est-à-dire sans le transformer en faux.

Parce que nous aurons été, par nécessité, un peu définitifs, ils nous auront fait jouer le rôle des papes ; un peu tapageurs : celui des trouble-fête ; un peu contestataires : celui des extrémistes ; constructeurs : celui des nihilistes.

Nous aurons montré par la pratique, en l’expérimentant dans un territoire local, comment un projet clairement présenté et ses objectifs définis dès son apparition, est immanquablement déformé, falsifié, incompris par ceux-là mêmes qui sont les spécialistes du commentaire et de l’explication. Nous aurons montré que ne sachant pas LIRE, ils ne peuvent comprendre et encore moins PARLER de leurs lectures ; que ne comprenant pas la règle du jeu, ils doivent IMAGINER la raison du mouvement particulier des différentes PIÈCES de l’échiquier, de la même manière qu’un quidam considérant avec gravité des hommes jouant au tennis, jeu qu’il ne connaît pas même en tant que JEU, doit imaginer la raison pour laquelle deux individus, parfois 4 mais jamais 6, se passionnent à se renvoyer une balle à coups de raquette et surtout pourquoi d’autres, bien plus nombreux, partagent leur passion en les ADMIRANT.
Quiconque s’intéresse à la presse et aux spécialistes du commentaire, trouvera dans l’histoire de notre expérience les arguments nécessaires.

NOUS NOUS SERONS BEAUCOUP AMUSÉS.

Nous aurons tâché, sans défaillir, de rendre franchement imbuvable ce qui était jusqu’ici admis, de mettre à nu les oppositions trop longtemps réconciliées inutilement.

Nous avons commencé les recherches Dorénavant en mai 1983, découvrant avec un peu d’alchimie et beaucoup d’étonnement quelques mélanges CURIEUX. Leur première phase s’est achevée en mai 1985. De ces premières années de Dorénavant, nous avons gardé un sens et une voie à suivre dans nos recherches. Sans découvrir la lumière qui jamais ne défaillit, au moins avons-nous appris à nous défaire de la chandelle verte. Créer la revue Dorénavant, et sa feuille annexe Désormais l’inaugurale en 1986, fut une machette utile pour explorer le territoire encore vierge de la bande dessinée et nous écarter de sa lisière surpeuplée. Elle nous fut utile surtout pour rappeler sans cesse la réalité de ce que nous faisions contre les embuscades des faussaires.

Ils ont beaucoup raconté, ils se sont peu exprimés.

La revue aura rendu compte de la progression de nos recherches et en aura été le procès-verbal. Nous aurons tenté de conserver l’ensemble des TRACES de nos manipulations de laboratoire, pour servir aux recherches futures d’autres EXPLORATEURS, qui poursuivront notre voie ou, estimant mieux que nos contemporains combien elle était vaine dans cette direction choisie, en ouvriront une autre, bien meilleure. Nous avons pensé utile de publier, à cet effet, la correspondance Dorénavant lorsqu’elle éclairait le mouvement de ces recherches, et de recueillir les différents ROMANS qui nous aurons été consacrés. Ceci n’aura peut-être pas été vain.

Nous aurons tâché d’être cohérents et d’agir en conséquence. On n’aura pas vu nos réalisations publiées avec notre accord dans les revues de publications spécialisées, ne trouvant nécessaire ni de passer par des intermédiaires inutiles ni de dépendre inutilement de gens que nous voulions claquer publiquement. Nous avons toujours traité directement avec les éditeurs, nous le pouvions, nous n’étions pas des TRAVAILLEURS de la bande dessinée. Ne désirant pas vivre de nos recherches afin de les poursuivre en toute liberté, nous nous sommes donné les moyens d’entreprendre ce que nous avons fait.

Explorant le territoire des mickey-cancans du Nord au Sud et d’Est en Ouest, parcourant les diagonales et les périphéries, nous n’aurons eu de cesse d’établir à chaque étape de notre progression les communications avec les autres EXPLORATEURS que nous rencontrions. De Paris à Amsterdam, de Stockholm à Bruxelles, de Barcelone à Milan, de New York à Tokyo, de Prague à Pékin, notre travail aura été d’établir la communication avec ces explorateurs et de créer à long terme une plate-forme commune de recherches individuelles et autonomes, afin de se donner les moyens de les poursuivre avec plus de conséquence.

Nous aurons introduit un peu d’histoire dans la bande dessinée. Nous aurons avant tout refusé L’ABJECT statut de travailleurs de la bande dessinée, véritable cancer de toute forme d’expression libre. Il nous aura certainement coûté de travailler AILLEURS pour faire ICI de la bande dessinée, mais ce que nous aurons entrepris aura eu une qualité AUTRE que les misères qui étaient généralement produites dans les ateliers. Nous nous serons donné les moyens de nos projets. Nous aurons dit qu’il y avait des entraves à éviter et nous aurons tout fait pour les éviter. Nous n’aurons pas eu autre chose à dire sur ce sujet : pour le reste, the proof of the pudding will have been the pudding itself.

Des scandales qui auront éclairé notre parcours, celui d’Angoulême 89 aura certainement été le plus retentissant. Cela aura été aussi la première fois et la dernière fois que nous nous serons intéressés à un FESTIVAL de bande dessinée. Qu’on ne nous en veuille pas de ce feu d’artifice, il nous fallait bien célébrer la révolution française par une PRISE de la Bastille.

Nous aurons été une génération désabusée et sans passion, amère et sans indulgence inutile, Les gens parlent le langage des autres et ne savent pas s’exprimer. Nous n’aurons été ni DADAÏSTES, ni SURRÉALISTES, ni SITUATIONNISTES, ni UNDERGROUNDS, encore moins sectaires, nihilistes, destructeurs, insensés, paranoïaques, anarchistes, agitateurs, dogmatiques, terroristes, confus, illisibles, frustrés, pirates, chasseurs d’huîtres ou ratons laveurs. Nous n’aurons pas fait de « fanzine » ni de « bédé ».

Barthélémy Schwartz

Notes

  1. À propos du retour de bâton, de quels chefs-d’œuvre Thierry Groensteen parle-t-il ? Quelqu’un a-t-il déjà vu un chef-d’œuvre en bande-dessine ? Si oui : pauvre de lui, quelle misère !
  2. La correspondance de cette crise sera publiée dans les numéros suivants de Dorénavant.
Dossier de & en février 2016