du9 a vingt ans

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D’abord une évidence : si les fondateurs de du9 n’avaient pas démontré qu’il était possible d’écrire sur la bande dessinée en faisant confiance à l’intelligence des internautes, je n’aurais jamais créé Phylacterium. Remarquons que la proposition n’a rien d’évidente, car elle nécessite d’aller à l’encontre de multiples préjugés liés à l’intelligence, dans son rapport à la bande dessinée, aux utilisateurs d’internet, et à l’écriture sur le Web. C’est un grand pas à franchir, et je ne me serais pas risqué à le faire si d’autres n’avaient pas déblayé le chemin.

Comme ça c’est dit.

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du9… Sa mise à jour du vendredi, ses « humeurs » éphémères qui pourtant restent en mémoire tout un mois. Elles font partie de mes plaisirs réguliers d’internaute, de ceux qui s’imposent entre deux séances de travail pour se reposer les méninges sans pour autant abandonner toute dignité à la paresse. du9 pour moi n’est pas seulement « l’autre » bande dessinée, ce n’est presque pas comme outil critique que je l’apprécie (et je n’ai pas lu la moitié des albums et auteurs dont il est question sur les pages du site), c’est surtout une « autre » façon de parler de la bande dessinée, avec surtout, surtout, la sérénité d’une désinvolture totale face à l’actualité et la critique publicitaire. Il m’est arrivé souvent de ne pas être d’accord avec tel ou tel billet, ou d’être heurté par l’écriture absconse d’une analyse, mais toujours le ton est intelligent, et c’est ce que j’appelle une vraie critique de bande dessinée, au sens d’un travail d’esprit critique sur une œuvre qui prend de biais le jugement de goût que nous avons à tous pour aller plus loin.

J’ai d’abord été lecteur de du9, je ne dirais pas assidu car c’était davantage une lecture apéritive : on picore, on ne lit pas tout, parfois seulement les commentaires, parfois on se perd sur l’arborescence du site, mais enfin je le lisais assez pour que les noms de Jessie Bi et Xavier Guilbert retiennent mon attention.

Alors ce fut une grande surprise le jour où l’occasion me fut donnée d’y devenir rédacteur. Double surprise en constatant l’absence totale de contraintes dans la rédaction, de relecture du « chef », de reprise intempestive. Je me suis alors rendu compte que la grosse machine huilée et sophistiquée que je croyais lire toutes les semaines gardait encore dans son ADN l’esprit fanzinesque de l’improvisation et du collectif, et ce ne fut qu’avec davantage d’admiration que j’en constatais le mécanisme et la cohérence. Ainsi nous étions nombreux à écrire sur ce ton, et il y avait bien un lieu capable de nous rassembler.

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Le webzine (mot-valise issu de « World Wide Web » et « magazine ») du9 naît du passage en 1997 sur le réseau Internet d’un fanzine éponyme mais imprimé, auto-édité par Jessie Bi depuis 1995.

On lui connaît deux phases qui se distinguent par un changement de périodicité :

– de 1997 à 2004, mené par Gregory Trowbridge, du9 connaît un rythme de parution mensuel ;

– depuis 2005 jusqu’à nos jours, le rythme de parution de du9, mené à présent par Xavier Guilbert, devient hebdomadaire.

Des fouilles archéologiques dans les strates géologiques des premiers temps du web ont permis de mettre au jour l’adresse originelle du webzine, hébergé de 1997 à 2000 sur le site web « pipo.com » avant de déménager en 2001 sur son propre nom de domaine, du9.org (acquis le 13 août 2000), qu’il a conservé depuis. Les recherches sont toujours en cours.

(sources : Le staff de du9, « C’est quoi du9 ? », du9 ; « du9 », Wikipedia)

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Mon du9 commence généralement dans le flottement d’un après-midi, pendant une pause ou en rentrant le soir ; soit dès le vendredi si l’idée me vient tôt, soit le samedi ou le lundi si l’esprit tarde un peu.

Mon du9 consiste d’abord à compulser la titraille des nouveaux articles en Une ; trois ou quatre généralement ; sauf s’il y a une humeur car dans ce cas j’engage toujours la lecture par elle.

Mon du9 est souvent fait d’émerveillement face à tous ces titres de bande dessinée que je n’ai pas lus, ou dont j’ai vaguement entendu parler ; mon premier réflexe est de me concentrer sur le connu : on cause de Clowes ou bien quelques mots sur Mahler.

Mon du9 n’est découverte qu’après ce temps d’apprivoisement ; je ne me risque pas toujours à entrer pour un nom inconnu, mais c’est souvent l’image qui capte le regard, plus rarement (mais parfois aussi) le nom du chroniqueur lorsqu’il apparaît.

Mon du9 est sélectif mais un webzine offre cette satisfaction de ne pas se sentir obligé de tout lire. Peut-être est-ce dommage ( ?).

Mon du9 devient alors buissonnier : il ne passe plus par cette chronologie, il prend le temps de retourner dans les archives, de découvrir un article passé inaperçu et qui, à la lumière d’une autre découverte, devient nécessaire.

Mon du9 souvent s’achève par l’incursion rapide dans ce qui est de l’ordre de l’apéritif, en bas de page : les brèves, les commentaires. C’est lorsque l’un d’eux attrape mon regard (là encore : nom, image, curiosité) que je continue le parcours et peut prendre, davantage, le temps qu’il faut.

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Et maintenant, numérologeons un peu.

du9, en tant que webzine, existe depuis 20 ans, en tant que site web sur du9.org depuis 16 ans. En tant que revue, depuis 22 ans.

On trouve actuellement sur le site 226 humeurs (décompte empirique)

du9 est sur Twitter depuis février 2011 et y a posté 1256 tweets.

D’après l’ours il y aurait 66 rédacteurs différents.

La chronique la plus lue au 1er mai 2017 est celle de Lastman par Julien Bastide, mais rien ne vient prouver par un nombre exact la véracité de ce fait. La moins lue est celle de Nobrow n°9 par Jessie Bi. Il y aurait 1280 chroniques, mais je ne suis pas sûr mon calcul, le visionnage de la cascade de couverture mesure surtout l’infini des lectures plausibles. En voulant numérologer du9 on se rend compte que, volontairement ou non, le site s’y prête bien peu.

Le plus ancien article toujours lisible est l’édito de Jessie Bi de janvier 1995, comme inscrit là pour toujours.

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A propos de du9 j’ai souvent eu l’impression d’une sorte d’immense sous-entendu à l’ensemble du site, jamais vraiment énoncé de façon explicite (ce qui est en soi remarquable), qui est sa relation à la mouvance de la bande dessinée « alternative » (et je mets le terme entre guillemets, vous allez comprendre pourquoi).

Ce n’est pas explicite mais c’est bien implicite, d’abord par le sous-titre du webzine, « l’autre bande dessinée », qui invite à considérer une « autre » bande dessinée. Mais autre par rapport à quoi ? Ensuite, le court texte de présentation de du9 par son équipe se désigne comme « un collectif de lecteurs qui parlent de la bande dessinée qui les intéresse », un peu plus loin on évoque « une bande dessinée d’auteurs qui produit des œuvres fortes », ou quelques lignes plus bas une bande dessinée « innovatrice et adulte dans ses thèmes et ses approches ». Bref, il y a dans ces périphrases quelque chose qui tient du non-dit, de l’esquive, d’une parole pour initié. Et dans le même temps un certain nombre d’assertions semblent présentes pour couper court à tout reproche de snobisme : « sans pour autant oublier la bande dessinée dite populaire, ni faire systématiquement l’apologie d’une bande dessinée indépendante fermée et/ou nombriliste. »

Si je le signale, c’est pour deux raisons :

  1. Ça n’a pas toujours été le cas. Dans les premières versions, le terme « bd indés » est clairement indiqué en page d’accueil des chroniques. Si tout cela n’est plus aussi explicite, c’est sans doute que les frontières éditoriales d’il y a vingt ans n’ont guère plus de sens.
  2. Il y a toujours eu un problème de dénomination de cette mouvance de l’édition de bande dessinée issue du fanzinat qui apparaît dans les années 1990 avec L’Association, Cornélius, ego comme x, etc. On a parlé un temps de « bande dessinée indépendante », jusqu’à ce qu’on se rende compte que le qualificatif pouvait facilement s’appliquer à des structures comme les éditions Soleil. Et progressivement le terme « alternatif » a été préféré, même si on entend encore un peu les deux. On parle aussi de bande dessinée d’auteur, par analogie avec le cinéma d’auteur. Mais tout cela est bien périlleux et fluctuant.

J’ai toujours été séduit par le sous-titre, « l’autre bande dessinée », présent dès le début du site web.  Il me plaît parce qu’il dit beaucoup : avec sa racine, il y l’alternatif qui revient en force, mais de façon cachée, et en même temps « autre » est presque l’anagramme d’ »auteur ». Il faut être un peu malin (soit étymologue, soit anagrammophile) pour deviner à quoi on a à faire et du coup dès le départ, c’est la réflexion qui est mise en marche, mais une réflexion ludique et joyeusement savante.

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Parmi le fatras incroyablement juste des « Brèves », qui ont l’érudition, l’éclectisme et l’inattendu d’un cabinet de curiosité, j’ai composé à la manière de l’OuBaPo un petit récit en douze cases…

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Autour de du9 gravitent plusieurs cercles de connaissances, qui tissent comme un réseau de chemins pour le lecteur qui voudrait en faire un point de départ.

Il y a d’abord les auteurs, bien sûr, tous les entretiens à découvrir ; mais certains plus que d’autres que sans du9 je n’aurais pas croisés, parce qu’ils reviennent souvent, dans les pages ou les discussions, dans les chroniques et les humeurs, comme par exemple L.L. de Mars qui marque pour moi (qui n’ai pas connu le monde d’avant la bande dessinée alternative) une autre « autre » bande dessinée.

Il y a les éditeurs, et là ils sont nombreux ceux que la lecture de du9 m’aura permis d’apprivoiser, et qui tracent une sorte de géographie juxtaposée : 6 pieds sous terre, ego comme X, Adverse, 2024, … qui sont venus s’installer à côté d’autres, plus historiques, déjà sagement lus, et troubler encore mes lectures.

Enfin il y a les autres commentateurs, parleurs sur la bande dessinée, qu’ils soient simples rédacteurs ou qu’ils tiennent eux-mêmes une revue, ils aident à se sentir moins seuls dans ses lectures et écritures, à capter une forme de communauté. C’est grâce à du9 que j’ai pu mettre une voix plus nette sur les noms de Maël Rannou, Christian Rosset, ou encore l’équipe de Pré Carré.

C’est à cela que sert un site d’écriture sur la bande dessinée (je n’aime pas parler de critique) : à tracer des chemins dans un foisonnement de voix, à aider à tracer son propre chemin,

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Dans le grand déchiffrement du réseau qui eut lieu en l’an 2109, les cyber-paléographes finirent par retrouver la trace du site web perdu, datant de plus d’un siècle, qui donnait la solution à plusieurs des énigmes posées par les mystérieuses pages-à-images du siècle dernier. Ce site, qui apparut par fragments espacés sur l’écran holographique des explorateurs des temps passés, a comme adresse éternelle « du9.org », et se sous-titrait comme un mystère en « l’autre bande dessinée ».

On avait déjà entendu parler de cette curieuse « bande dessinée » sous l’acronyme incertain de « bd », mais jusqu’à présent les recherches n’avaient abouti qu’à de simples cyber-prospectus dont l’importance ne pouvait expliquer à elle seule la révolution des images de la fin du XXe siècle. On y promouvait les mérites de tel « album » (le terme désignait une suite de feuillets imprimés et reliés), ou la présence durant de curieuses célébrations — dont l’usage réel reste à expliquer — appelées « festival » des créateurs de ces « bandes dessinées ». Longtemps même on échafauda des théories bien différentes sur la signification de cette « bd » qui passait tantôt pour une simple distraction, tantôt, au contraire, pour une forme de culte poussant ses adeptes à dénombrer l’argent gagné à la suite d’une production d’estampes.

« L’autre » bande dessinée expliqua ce qui, vers les débuts du XXe siècle, avait pu pousser l’image à occuper le centre des esprits, y compris des esprits les plus occupés naturellement. Car grâce à l’incroyable corpus conservé quasiment intact sur du9.org, on se retrouva avec de profondes explications sur la nature de la narration graphique, sur les idéaux de l’édition, sur le pouvoir que toute œuvre pouvait posséder sur l’injonction du réel, et enfin ces discours étaient débarrassés du biais publicitaire que l’on s’agaçait de découvrir sur les quelques autres fragments concernant la « bd ».

Ce n’était pas seulement de nouvelles créations qui affichèrent sous les yeux des cyber-paélographes de petites cases essaimées, c’était une entière relecture de tout un ensemble d’œuvres cachés sous les trombes d’une production indifférenciée qui n’avait jamais été jugé suffisamment pertinente pour les tenants de la « théorie de l’estampe » selon laquelle les mérites propres de l’image expliquaient qu’elle ait supplanté l’écrit.

Alors il fallut de nombreuses années pour mettre au jour l’intensité de la production de cette « autre » bande dessinée qui, à elle seule, ne se souciait plus seulement de satisfaire des appétits, mais enfin affirmaient sa prétention à représenter le monde, et s’imposer comme elle le fit.

Dossier de en mai 2017