En attente d’une théorie, mirages

de

Ce qu’il décrit dans la case ci-dessous comme relevant de la perception n’est qu’un angle de vue serré qui s’attarde sur un poncif ; en tant que tel, effectivement, il peut générer un entendement commun.
Scott McCloud prend l’exemple d’une case panoramique supposée, de façon naturelle, influer sur notre perception du temps : j’entends par naturelle l’idée développée par lui qu’un procédé choisi nous acculerait à une perception, que le naturel est la fatalité de l’expérience sensible, qu’il est preuve en soi, auto-démonstrative, qu’une forme étend sa domination à toutes les perceptions, qu’elle les infléchit toutes. Il n’y a pas plus de singularité de l’expérience perceptive qu’il n’y avait jusqu’ici de singularité de l’expérience créative.

Cette case panoramique est supposée donner l’impression d’une durée étendue. Naturellement.
Le panoramique occupe le monde de l’image depuis aussi longtemps qu’elle existe, les variations sur son sens sont nombreuses. Elles sont également mobiles. Elles sont sujettes à des paris, des investissements, des détours. Dans certains cadres historiques, effectivement, on peut jouir d’un entendement commun préalable à l’interprétation d’une forme, d’un mode de représentation, mais le contraire n’est pas vrai : cette forme n’a pas le pouvoir de tenir une signification.
Au mieux, une invention aura toutes les chances, par la paresse et le goût du pillage propre au dessinateur de bandes dessinées, de devenir assez rapidement un autre lieu commun ; le même étirement, à l’aube de la bande dessinée, ne dit rien : il ne dit rien non plus à celui dont cette lecture est la propre aube de lecteur.
Scott McCloud se sauve maladroitement de ce risque d’autodestruction démonstrative (aucune nouvelle forme ne saurait naître dans un tel dispositif ni aucune invention narrative), par le secours de l’expression. Cette bonne vieille descendante de l’inspiration, descendue de sa lune transcendantale par l’ascenseur hégélien… Par elle, on sait désormais qu’un tracé ou une touche de peinture n’est pas un signe arbitraire ou indifférent, mais un signe qui dans son extériorité même comprend le contenu de la représentation qu’il laisse apparaître[1]. On sait où ça nous mène : tôt ou tard, les idées pétant plus haut que le cul des formes, il faudra bien se débarrasser de ces dernières, histoire de léviter nous-aussi en bonne compagnie, sans ces vilaines impuretés artistiques ; car, après tout, elles sont bien dispensables, vues en plongée depuis l’harmonie réalisée qu’elles ont un instant concouru à rendre perceptible.
Même si on peut douter que Scott McCloud se soit encombré de Hegel (il voyage tout de même très léger), sa petite théorie de l’expression occulte elle-aussi complètement la signifiance comme possible de la production-même pour cristalliser un peu plus haut dans les sphères d’une extériorité ondoyante (force ou une notion qu’il y aurait à exprimer, à extirper d’une zone indéfinissable du monde) toute l’activité créatrice à advenir. Mais celle-ci, pour peu qu’on cesse de chercher partout en dehors d’elle sa cause, est profondément dysharmonique, impure, non apaisée, non hégéliano-compatible, je le crains…

Je n’ai abordé ici L’art invisible que sous certains de ses angles défaillants. Une toute petite sélection de problèmes. Pas précisément en tant qu‘ils étaient plus importants, plus exemplaires que d’autres, mais tout simplement parce qu’ils touchaient à des plans théoriques qui m’intéressent au premier chef. Je vais m’en tenir là. Ce n’est qu’une première approche, j’espère qu’elle encouragera d’autres que moi à poursuivre. Il y aura encore bien du travail à faire pour dissiper l’étrange aura qui touche ce galimatias et qui a jusqu’ici mystérieusement retenu la critique de l’interroger méthodiquement.
Il faudrait ajouter encore tant de choses, multiplier les plans d’observation… Il faudrait probablement s’arrêter à chaque page, à chaque énoncé, chaque phylactère, pour bien comprendre toute la difficulté qu’il y a à fixer le nuage théorique McCloudien.
Il faudrait étendre l’étude, par exemple, de cette imprécision épuisante qu’il fait régner autour des notions de simplicité, d’évidence, des registres complexes et savants, de clarté et d’obscurité, qu’il s’agisse du régime des signes, du dessin, ou de celui des concepts[2]. Il faudrait s’interroger sur la nature vertueuse que Scott McCloud assigne à la communication et, d’une manière générale, sur le système moral étrange qui se dégage de L’art invisible[3].
Peut-être faudrait-il également s’interroger sur ce final fiévreux : l’auteur s’y abandonne à l’ivresse d’un idéalisme douteux à la fois de la façon la plus littérale (toute action chevillée à l’idée qui en serait le soutènement et la cause) et la plus prosaïque (abandonnée au flamboiement d’un imaginaire carnavalesque en mal de sortie du réel[4] ). Il y anticipe, en augure pénétré de toute la puissance de sa vision, la déchirure du rideau noir de l’ignorance : même calmée par le bain de siège d’unz petite ambiance domestique censée lui donner une certaine distance amusée, la dernière tirade de Scott McCloud laisse perplexe…
Visionnaire inventoriant ses attributs («désir d’être entendu, volonté d’apprendre, capacité de voir») et affutant son outil («média fidèle, que l’on peut contrôler, qui donne la possibilité de s’exprimer partout haut et clair»), Scott McCloud ajoute à son golem de patouillage théorique le ridicule d’un petit chapeau démiurgique.
Pourquoi lit-on aussi assidument McCloud depuis maintenant vingt ans ? Comment peut-on en dire «L’art invisible est tout simplement la meilleure analyse de la bande dessinée que je n’ai jamais lue» ?[5]
Peut-être, tout simplement, parce ce que c’est vrai. Peut-être parce qu’aussi bouffonne soit-elle, cette analyse est la meilleure que nous ayons à nous mettre sous la dent. Ce que j’imagine souvent, c’est que ce livre médiocre, cette théorie branquignole, c’est bien tout ce qu’au fond nous méritons ; si les théoriciens français de la bande dessinée acceptent cette somme d’approximations pour socle d’un travail prétendument sérieux et méthodique, c’est qu’au fond personne n’estime assez la bande dessinée pour lui accorder sérieux et méthode.
S’il fallait une preuve à charge de l’abaissement de la bande dessinée dans le panorama des disciplines artistiques, il n’est pas nécessaire de sortir l’artillerie habituelle des milliers de titres misérables sortis chaque année. Il n’est pas utile de traquer dans les albums ce qui s’y niche de vulgaire, de ridicule, de laid, de conservateur ou d’infantile. Non. Il suffit de lire ce qu’on lui offre pour théorie.

Notes

  1. Hegel, L’esthétique.
  2. Le clair, par exemple, est superposé au simple : je suis désolé de rappeler de telles banalités ici, mais un mot obscur peut-être d’une grande simplicité (il n’y a pas d’ambiguïté interprétative pour le mot «quiddité»), alors qu’un des mots les plus clairs de notre langue peut s’ouvrir à l’infini des significations : le mot «image» en est le meilleur exemple.
  3. L’ignorance est le vecteur le plus évident de la violence pour McCloud (alors qu’elle est celui de la solidarité de tous les peuples aveugles à leur propre domination !), contre laquelle ce n’est que par le gain de communication qu’il imagine sa réduction. Mais la communication est précisément une violence faite au langage — elle est le rêve frelaté d’un échange apoétique et sans reste –, et rien ne communique mieux ni plus efficacement que le sémaphore pris dans la guerre.
  4. Réel que Scott McCloud condamne à l’indéfinition, à la fois pour charpenter l’imaginaire de sa puissance de sortie et pour congédier un ensemble d’interrogations pratiques jugées triviales ou parasites par lui.
  5. Alan Moore, cité dans L’art invisible.
Dossier de en janvier 2013