F'murrr littéraire

de

Chacun, sans doute, a été un jour façonné par un livre lu plus tôt que prévu, compris à moitié, mais qui nous marque d’une manière inattendue. Adulte, on le retrouve et l’effet n’a rien de nostalgique : plutôt, on se surprend à le rencontrer comme décodé par le temps, comme si toutes ces années, inconsciemment, on n’avait en réalité rien fait d’autre qu’élucider à distance les énigmes qu’il avait autrefois semées dans notre esprit. C’est en tout cas l’effet que me fit les Intondables de F’murrr, que je n’avais pas ouvert depuis mes neuf ans.

La rondeur d’un dessin est parfois traîtresse : mou et douillet comme le sein maternel, on le croirait tracé au seul usage des enfants. À ce moment de sa carrière, c’était à ce tracé très doux qu’arrivait F’murrr dont les premiers travaux (Au loup ! par exemple) portaient pourtant la marque d’une patte nerveuse, rugueuse, anguleuse. Dessin bien peu laborieux que celui de F’murrr, tout en formes et en mouvement mais gardant farouchement le souvenir d’un brouillon — dessin qui s’affinera jusqu’à atteindre la sublime épure des albums plus récents. Je ne le savais pas à l’époque mais les Intondables marquait les premiers temps d’une maîtrise graphique nouvellement acquise. Le dessin me séduisait, ça me suffisait. Je ne saisissais pourtant que très partiellement ce que je lisais. Certes tout ça était écrit en bon français, dans un format «gag» de deux pages (le même qu’Achille Talon) pas exotique du tout mais à l’intérieur de ce format si conventionnel, c’est comme si rien n’était à sa place. Tout un peu à côté. Jamais le rythme attendu. Et la chute ? Quelle chute ?

Les Intondables commence donc par un strip tout en bleu glace meublant seul la partie inférieure d’une double page noire. Ce noir-là rejoint celui de la couverture, qui s’accompagne de jaune et rouge, tonalités inattendues pour une scène d’hiver. La mise en page, les couleurs ne sont pas des données indifférentes chez F’murrr : tout concourt à produire son effet. Mais ce strip, donc. On y voit Athanase, berger de son état, discuter avec le Chien à propos d’étoiles dans le ciel. Jusqu’ici, rien d’anormal. Athanase tente d’impressionner le Chien par une «étoile filante» qu’il a vu passer, l’autre lui répond que, vérification faite, il ne s’agit que d’un «spoutenique relativement vétuste». Quelque peu bafoué, Athanase se venge en lui racontant que plus tôt dans la journée, des gens dirent, alors qu’il passait par là : «Tiens, c’est ce petit berger-là qui possède un chien savant !» Ce sur quoi le Chien perd toute contenance, comme frappé d’une insulte interdisant la réplique car relevant de la plus abjecte mauvaise foi, en une seule case muette sur laquelle le strip se termine sans plus de légende. Mais pourquoi ? me demandai-je alors. C’est une insulte, chien savant ? (Bien sûr que c’en est une, mais pour le savoir, il fallait avoir vécu un peu, voilà.)

M’est resté longtemps en souvenir cet autre gag, à peine deux pages plus loin, où encore une fois Athanase et le Chien (je n’ose dire son chien, leur relation est plus subtile) scrutent l’espace. Ils y voient passer une péniche, puis un fer à repasser.
– Peuh ! ! ! Un modèle années cinquante !… Difficile d’appeler ça un Objet Volant Non Identifié…, de dire non sans à-propos le berger.
– Oui, tout juste un O.V.I., de renchérir le Chien.
Mais voilà que passent deux brebis dans le ciel étoilé. Encore des ovi, fait remarquer le Chien.
– Ovi ? Ils volent, mais ce ne sont pas des objets ! !
– Attention Athanase : «ovi» — Pluriel du latin «ovus», ce qui signifie «mouton». Là ! !

Bonheur du jeune lecteur inculte qui résout (avec un petit peu d’aide quand même) un jeu de mots qu’il aurait cru hors de sa portée. Aujourd’hui, quand je relis ce livre, la trace de ce jeune lecteur s’est incrustée dans certains coins de cases, là où habitent également toutes sortes de bestioles y allant de leur soliloque, sans nécessairement qu’il soit question de l’action en cours — ce en quoi elles diffèrent de la coccinelle de Gotlib, elle toujours au diapason du flux narratif. Mais je ne prétendrai pas que le reste des Intondables me fut tout de suite compréhensible, bien au contraire : car plus j’avançais, plus ce livre me rendait perplexe. Qu’est-ce que j’ai bien pu retenir alors de ces pages où le bélier Romuald compose une auto-élégie suicidaire à l’esthétique douteuse («Tu écris gros», lui fera remarquer le Chien dépité) qu’il scande finalement à la Mort en personne, celle-ci apparaissant sous la forme d’une jeune femme pas moche du tout, au sourire juste un peu violent, trimbalant avec sa faux réglementaire tout un attirail spécialisé dont une gomme et de la gouache blanche : «C’est pour les personnages de B.D.» Ce que je me rappelle surtout c’est que ce livre, rapidement, m’a fait peur et je l’ai remis à sa place dans la bibliothèque. Il n’allait pas me quitter pour autant.

* * *

Quand je me suis remis au Génie des alpages, c’était tout de suite plus facile : par exemple, entre-temps j’avais lu Krazy Kat. J’avais donc appris à reconnaître et apprécier une écriture à contretemps et à partir de là c’est un peu comme lorsqu’on se met à comprendre le jazz, c’est un monde inédit qui s’ouvre soudain et qui vous fait presque répudier tout ce que vous aviez connu avant.

Ça peut paraître gratuit, d’associer l’œuvre de F’murrr au jazz, c’est comme invoquer la caution suprême : quant on dit d’une œuvre qu’elle est comme du jazz, c’est qu’on la prétend sophistiquée, rythmée, hantée, et surtout intouchable. Manchette, quand il cite des morceaux de jazz dans ses romans, c’est pour emprunter une couleur, certes, mais c’est aussi pour situer le niveau de son ambition artistique (ne venez pas me dire que Manchette ne prétendait faire «que» du polar, quand pour lui, le polar était la seule littérature qui vaille). Mais F’murrr ne cite pas le jazz : la connexion n’est pas là. Au fait, le jazz que j’ai en tête, c’est le hard bop des années 1960, et plus précisément les compositions de Wayne Shorter, qui se caractérisaient par un système où alternent mémorables refrains et longues parties exploratoires qui laissaient sans doute pas mal de place à l’improvisation. Les refrains, qui comparativement disposent d’un temps plus court, ont une double fonction : d’abord ils fournissent une plateforme mélodique et tonale : ils proposent un thème qui autorise le défrichement d’un certain nombre de pistes ; mais ils offrent également à l’auditeur un refuge temporaire, une reprise de souffle, une sorte de communion partagée avant de repartir vers d’autres terrains potentiellement accidentés.

Admettons que nous tenons là une analogie avec l’œuvre de F’murrr. Des refrains, on en trouve à profusion dans les motifs qui chez lui reviennent de page en page, prenant la forme de personnages et de gags récurrents, mais aussi de thèmes narratifs, voire d’éléments de décor. Ces refrains balisent le temps et l’espace d’une narration autrement volontiers hors sujet : car très vite, nous tombons dans le terrain de la digression, dont l’objet est finalement assez analogue à celui de l’improvisation musicale. C’est bien entendu le jeu entre les deux modes — refrain et digression — qui crée la tension si particulière du Génie des alpages. Ce jeu, est-il besoin de le noter, meut également l’œuvre d’Herriman, avec peut-être cette différence : dans Krazy Kat, les refrains sont comparativement peu nombreux, et reviennent avec une très grande régularité ; pour cette raison, le jeu prend là davantage la forme de variations autour d’une très courte série de thèmes. C’est plutôt dans la structure rythmique que la similitude entre les deux œuvres apparaît particulièrement : dans cette syncope narrative, cette emphase sur les temps secondaires ; dans cet aspect résolument asymétrique, également, qui ne cherche pas tant la résolution d’un thème que son déploiement anarchique.

Je ne suis pas le premier à souligner l’aspect musical du Génie des alpages  : c’est aussi, en partie, le propos de Loleck dans un court article datant de 1999. «Mais, prévient-il avec raison, il ne faut pas abuser de la métaphore musicale : le compositeur indique les temps. Ni le dessinateur ni le scénariste ne le peuvent : ils n’indiquent que des rythmes, et c’est le lecteur qui décide du temps réel qu’il va passer à lire chaque case, déchiffrer chaque dialogue, scruter les détails.»[1] Aussi, plutôt que de s’empêtrer de musique, peut-être pourrait-on se déplacer vers un art qui se pose également la question du rythme, mais sur l’espace du papier : la poésie écrite, bien sûr, qui est bien un art graphique ; et plutôt que de temps, peut-être vaudrait-il plutôt la peine d’introduire en bande dessinée — un peu cavalièrement, je sais — la notion de mètre.

F’murrr, on le remarque, n’est pas de ceux qui font éclater outre mesure l’espace de la planche. Sa mise en page est grosso modo celle de la bande dessinée franco-belge classique, et ce qui la caractérise, c’est bien la régularité de son découpage. Notons qu’à ses débuts, l’auteur use presque systématiquement d’un simple gaufrier de deux par quatre, agrémenté il est vrai parfois de petits cadres placés comme en exergue entre deux plus grandes cases. Ce schéma variera avec les années ; mais F’murrr reviendra périodiquement au gaufrier pur, et surtout il conservera presque toujours cette unité intermédiaire qui s’appelle la bande (ou le strip), et qui s’étalera constamment sur la même longueur, la même superficie totale. Il y a là, je crois, une sorte d’analogie avec le mètre poétique, sinon que dans la bande dessinée, le mètre est plus explicitement une longueur physique — alors que dans le poème, le mètre est, plus figurativement, le compte des syllabes. Surtout, il convient de se rappeler que la fonction du mètre est de poser les «temps forts» du poème, le plus souvent (du moins dans la poésie classique) à la fin de certains vers. De même, la fin du strip est, pour l’auteur, un moment privilégié : c’est, pour parler avec les termes du métier, le lieu par excellence du punch, de la chute. Ceci est doublement vrai en fin de demi-planche, quadruplement en fin de page. Ce rythme-là est attendu par le lecteur, il est comme qui dirait implicite dans la forme même de ce type de mise en page. Et de fait, les auteurs (notamment dans la bande dessinée comique) ne se privent pas d’user de cet effet tout simple, qui marche, comme qui dirait, à tous les coups.

Cette efficacité intrinsèque serait peut-être une raison suffisante d’éviter ce genre d’effet qui s’applique, on le voit, autant aux vers qu’aux strips. Il suffit de rappeler ce que disait à ce sujet le poète Saint-Amant : «Je ne suis pas de l’avis de ceux qui veulent qu’il y ait toujours un sens absolument achevé au deuxième et au quatrième (vers). Il faut quelquefois rompre la mesure afin de la diversifier ; autrement cela cause un certain ennui à l’oreille, qui ne peut provenir que de la continuelle uniformité ; je dirais qu’en user de la sorte, c’est ce qu’en termes de musique on appelle rompre la cadence, ou sortir du mode pour y rentrer plus agréablement.»[2] Le commentaire date du XVIIe siècle : la poésie a fait du chemin entre-temps. La bande dessinée, pourtant, reste attachée et comme fascinée par la métrique régulière que lui ont imposée certaines contingences purement éditoriales : il fallait remplir la planche, cacher le moindre blanc trop visible, ne pas y laisser béer le moindre trou ; il fallait en outre séparer la page en bandes régulières, question de pouvoir remanier («remonter») la planche si le besoin se présentait. F’murrr, publiant dans les périodiques du temps (Pilote, À suivre…), influencé sans doute (comme bien d’autres de sa génération) par la bande dessinée belge d’après-guerre, est incité tout naturellement à composer avec cette métrique imposée. Il aurait pu choisir de la suivre fidèlement ; ou bien l’ignorer complètement. Il préfère cependant, comme Saint-Amant, «rompre la mesure» et refuse de placer ses temps forts là où on les attend. Et ainsi une case seule de F’murrr — même une séquence complète — ne procurera presque jamais le «sens absolument achevé» dénoncé par Saint-Amant : pour atteindre cet achèvement le lecteur devra glisser vers la suite du récit, mais déjà il poursuivra une autre idée qui viendra d’y naître. Les pieds du lecteur toucheront quelquefois terre, certes ; mais jamais ne se poseront-ils sur une plateforme absolument stable ; plutôt sur un rocher mouillé au travers d’un ruisseau.

* * *

Les similitudes entre F’murrr et Herriman ne sont pas que rythmiques. Le jeu, dans les deux œuvres, passe par l’appropriation de terrains tout particulièrement vagues, à la limite de l’abstraction : lieux de création infinis et pourtant hermétiques, paradoxalement clos. Le désert, bien sûr, dans Krazy Kat  : terre à la fois aride, infertile, mais aussi espace aux potentialités infinies. Les alpages, chez F’murrr, ont une qualité moins contrastée que le Coconino herrimanien : ce sont des pâturages bien verts, dûment arrosés d’averses subites, ce sont les quatre saisons normales d’une zone tout ce qu’il y a de plus tempéré. Il reste que peu de gens choisissent de vivre en ces altitudes-là. On croise bien quelques touristes dans le Génie des alpages, qui n’y restent jamais longtemps, quelques voisins aussi — tous assez éloignés — mais ces rares visites ne sont en rien différentes des intrusions d’étrangers dans Krazy Kat, qui tous se butent à une culture excessivement hermétique, à des rites, coutumes et bizarreries locales auxquels ils ne comprennent finalement pas grand-chose.

Il y a donc davantage que des histoires et des personnages dans ces deux séries : plus profondément, il y a dans chacune une culture qui lui est propre, et qui ne sert scrupuleusement que ses propres fins. Les alpages ne sont pas une «société en miniature», ils n’ont rien d’une maquette caricaturale de «notre monde à nous» (comme peuvent l’être par exemple Pogo ou Chlorophylle). Il ne s’agit pas de faire dans la satire ou la métaphore ; d’illustrer des types, de critiquer des penchants. Non, chez F’murrr, ces considérations — sans être absentes — prennent une place décidément secondaire en regard de l’impulsion beaucoup plus obscure qui consiste à animer un petit monde avec ses propres règles, sa propre dynamique qui n’éprouve aucunement le besoin de singer la nôtre. (Et si quelques lignes plus haut je mentionne Chlorophylle, ce n’est pas innocent : cette impulsion a précisément animé un Macherot, mais seulement à partir du moment où il inaugure ce que j’ai appelé ailleurs son Grand Récit Fantastique.)

On le voit, l’enjeu est singulier, car plutôt qu’un lieu réel, c’est un territoire mental qu’il s’agit de décrire et même, d’habiter, donc d’aménager. La qualité virginale du terrain en question est essentielle à cette fin : depuis la Bible que ce motif hante les cultures occidentales. Le désert, espace suprêmement ingrat où la vie n’est possible qu’à l’instigation du créateur ; les sommets montagneux, lieux impraticables, propices aux révélations de tout ordre ; et le domaine pastoral, métaphore par excellence de la protection divine. Tous, ces espaces invitent à la création pure, au contraire de ces domaines déjà habités, organisés, que sont la ville, le jardin, voire la forêt. On pourrait dire que s’il y a jeu, il n’y a au fond dans ce genre de projet aucun enjeu, autrement dit aucune intrigue, aucune «mécanique du gag». D’où, sans doute, ce surplus d’importance accordé au rythme, à la syncope, au contre-point, bref à tout ce qui est de nature musicale — mais d’un type de musique qui serait au premier chef de la lecture. Autrement dit : la bande dessinée comme partition muette.

Notes

  1. Loleck, «Micro-histoires. Le récit des alpages» dans Critix n°10, hiver 1999-2000. Je souligne.
  2. Saint-Amant, Œuvres complètes, tome II, éd. Ch.-L. Livet, 1855, p. 147. Cité par Gérard Genette, «D’un récit baroque», Seuil, coll. « Points », p.220.
Dossier de en septembre 2010