F'murrr littéraire

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Il ne faut peut-être pas s’appesantir trop sur ce qui lie entre eux le Génie des alpages et Krazy Kat, simplement parce que ce serait réduire l’œuvre de F’murrr à une sorte de calque, pire : de plagiat, méfait dont F’murrr, à ma connaissance, ne se montra jamais coupable. Nous sommes ici très loin (par exemple) du Beau pays d’Onironie de Lucien Meys ou des dernières pages de M le magicien de Mattioli qui elles relèvent presque entièrement d’un pastiche herrimanien. Il est d’ailleurs hasardeux de chercher dans la seule bande dessinée les influences présumées de F’murrr ; c’est dans toute la littérature qu’il ouvre des portes : la classique mais aussi, dans une certaine mesure, la moderne : il faudrait le placer dans un lignage qui commence à peu près avec Sterne et Diderot tout en se souvenant de Cervantès, pour se précipiter aux environs de Queneau, ne négligeant pas de saluer au passage un Laforgue ou un Hoffman…

Peut-être, si l’on veut illustrer cet écheveau de sympathies littéraires, est-il utile de quitter temporairement le Génie des alpages pour s’octroyer un détour par Jehanne au pied du mur, en n’oubliant pas sa «suite», Tim galère, deux livres parus chez Casterman au courant des années 1980, et qui racontent, grosso modo, les aventures médiévales de Jehanne d’Arc, telles que mélangées désinvoltement avec les invasions barbares d’Attila au 5e siècle. Plus de mille ans séparent les deux personnages historiques, mais qu’importe puisque l’auteur s’est mis en tête de les faire se rencontrer ; voyez-vous, ces deux-là ont des choses à se dire. Et il y a certes quelque chose d’apparemment gratuit dans cette jonction des époques, et pourtant l’assise historique n’est pas complétement éludée, au contraire. Autant Attila, aux portes de Paris, négociera comme il se doit avec Geneviève, autant Jehanne d’Arc participera au couronnement de Charles VII — le Dauphin apparaissant ici sous la forme d’un canard — et on la verra même vouée au bûcher pour hérésie — avant d’être libérée in extremis par son amant, qui s’adonne être extra-terrestre. Parce que, tenons-nous-le pour dit, la Pucelle n’a aucunement l’intention de le rester, pucelle.

Ailleurs, la Jehanne de F’murrr ne manquera pas de dialoguer avec son modèle historique, arguant par le fait même de la supériorité de son existence à elle, qui consiste, non pas à inspirer quelque action guerrière sous le coup d’une soi-disant révélation divine, mais simplement à «bien boire, bien faire la foire avec Attila qui est hun rigolo et bien forniquer avec Aspro mon fiancé… si possible !»[1] Cette réflexion en complète quelques autres, dans lesquelles Jehanne, philosophe, contemple sa propre existence et excuse du même souffle la marche toute bancale de l’intrigue. Et de nous apostropher comme suit : «Suis pas votre Marie-honnête ! […] Avez-vous réalisé que pour moi, pauvre petite gamine de papier et d’encre — vivre se limite à de mini-galopades mensuelles dans quelques vignettes étriquées ? Ne ricanez donc pas ! Qu’est-ce qui me prouve que vous n’êtes pas vous aussi, mais sans le savoir, des personnages de papier ?» Mais tout de suite elle trinque avec nous : «Et yop ! À la bonne vôtre, collègue !»[2] L’affaire est entendue : nous sommes potentiellement tout aussi fictifs qu’elle, ce qui ouvre quelques perspectives pour le moins vertigineuses, au sujet desquelles il faudrait bien prendre le temps de revenir. Un jour.

Ce qui est certain, c’est que nous n’avons encore fait qu’entrevoir la constellation de références littéraires à l’œuvre dans le corpus Jehanne. Je voudrais m’arrêter sur un autre de ces visiteurs fameux, en l’occurrence nul autre que Renart, que l’on voit en «prologue» à Tim galère, en grande discussion avec le blaireau Grimbert : celui-ci doit amener Renart, coupable de bien des peccadilles, au roi Noble qui souhaite le condamner à mort, suivant en cela un épisode bien connu du Roman que l’on sait. Renart, pour gagner du temps (et ici on se détache du texte initial, en le mâtinant d’une sorte de Mille et une nuits inversé), demande à Grimbert de lui raconter d’abord «la suite des aventures de Jehanne la fille au pied du mur». On comprend donc que c’est à Grimbert, et bien malgré lui, que l’on devra la narration du récit subséquent ; bien plus encore, que c’est l’insistance de Renart, sorti du fond des âges, qui provoquera, en notre époque contemporaine (1985 plus précisément), l’existence d’une telle «suite de Jehanne» : en somme, nous sommes entrés de plain pied dans le temps littéraire, dans lequel les époques sont non seulement autorisées à se confondre, on ne saurait, pour dire vrai, que les y encourager.

Mais le malin goupil, par sa présence, nous rappelle autre chose de moins gratuit et de tout aussi vertigineux : que le Roman de Renart d’où il est sorti est tout sauf une œuvre unique et achevée : plutôt une nébuleuse de récits pouvant s’imbriquer ou non selon la fantaisie et l’invention du narrateur, c’est-à-dire, pour user d’un terme anachronique, de l’auteur.[3] Renart apparaît ici non seulement par clin d’œil ou par cameo — pour parler comme au cinéma — mais surtout par métonymie de son propre récit, dont celui de F’murrr se veut tout aussi libre, tout aussi nébuleux. Rien n’empêche, dans le territoire littéraire de Jehanne, que les fables se répètent ou se contredisent entre elles ; rien n’empêche non plus que le personnage Jehanne converse avec celle qui l’a inspirée, et qui au fond n’est rien d’autre qu’une variation supplémentaire sur le thème «Jeanne d’Arc», thème, avouons-le, si incroyable qu’on l’assimilerait volontiers à l’univers de la fiction (même chose pour le thème «Attila»). Comprenons-nous bien : le Roman de Renart, par sa structure même, empêche l’adaptation stricte, oblige le narrateur-auteur à l’infidélité : la seule trahison possible, ce serait de promettre au lecteur qu’on lui livrera le «vrai» Renart.[4] Et c’est la même chose avec tous les récits, tous les thèmes du monde, semble nous dire F’murrr. Aucun d’entre eux ne supporte la reprise servile, tous il faut les nourrir de nos apports et nos divergences. Résultat : l’œuvre «originale», quelle qu’elle soit, ne saurait jamais être remplacée par une autre, elle n’est jamais qu’enrichie, voire engrossée. Prégnante solution au «problème de l’adaptation», qui permet de rendre infiniment actuel un texte dont les origines se perdent, pour ainsi dire, au plus profond des âges.

Pour un peu, on se serait extasié de la «modernité» d’un récit aussi éclaté que le Roman de Renart  ; façon de s’empêcher de voir que notre époque n’est décidément pas aussi aventureuse qu’elle se croit l’être. Mais on peut aussi se plaire à constater que dans les sources classiques, F’murrr cherche celles qui sont déjà «modernes», et vice versa. Il n’y a pas chez lui une quelconque apologie de la chose ancienne pour elle-même, plutôt il choisit, dans l’histoire des livres, les ancêtres qu’il lui plaît de faire siens. Il est certes symptomatique que le pseudonyme même de l’auteur provienne d’un grand titre de la littérature allemande : le Chat Murr (1820-22), de Hoffmann. Et quel titre ! On sait que ce livre hautement digressif, classique mais déjà moderne, consiste en deux parties qui se succèdent brusquement en alternance : d’une part l’autobiographie du chat éponyme, qui se targue d’être le premier auteur de son espèce (on veut bien le croire) ; d’autre part la biographie d’un certain Johannès Kreisler, maître de chapelle. Les pages du chat furent manuscrites au verso des pages de l’autre, l’imprimeur ne réalisant que trop tard la méprise, ceci expliquant, certes de manière quelque peu alambiquée, la forme nécessairement fort décousue de l’ensemble. Ce chat nommé Murr, donc, dans toute sa comique suffisance et son élégant sarcasme, n’est-on pas tenté de voir en lui un avatar de cet ancien cousin : celui, botté, de Perrault ? Et ces deux félins combinés, ne trouvent-ils pas leur descendance commune en ce belliqueux matou qui rythme (au pas de bottes) le Char de l’État dérape sur le sentier de la guerre ? On le voit, ces questions de descendance artistique sont présentes dans le nom même qu’a choisi l’auteur pour signer son œuvre, difficile de les ignorer.

* * *

Je peux bien sûr continuer de recenser les apports de telle ou telle œuvre au projet f’murrien : les Aveugles, par exemple, ne s’ouvre-t-il pas sur la Parabole des aveugles de Breughel qui lui donne, pour ainsi dire, sa poussée initiale ? Ne joue-t-il pas ensuite de la légende de Merlin ensorcelé par Viviane, la Dame du Lac, ou plutôt Nievenne, comme l’appelle F’murrr, suivant en cela une des multiples graphies alternatives proposées par la généalogie de cette très ancienne histoire ? Ce Merlin, d’ailleurs, qui refuse d’emprunter les traits du vieux barbu de l’iconographie, ne fait-il pas plutôt penser à une sorte de Faust (dont Viviane serait la Marguerite démoniaque) ? Puis, le récit ne se permet-il pas ensuite un détour aussi anachronique que possible chez Van Gogh (ses tournesols, son oreille coupée) ? Et qui rencontre-t-on pour finir, dans ce récit où décidément converge toute l’érudition littéraire ouest-européenne ? Mais Renart, bien sûr !

Cette désinvolture dans le traitement des sources historiques, cette façon de les apprêter dans une langue et une imagerie tenant autant de la tradition que du contemporain :
– Romée, si vous me fâchez, oncques plus ne me reverrez !
– M’en fiche…

Cette manière, donc, tout à la fois comique et sérieuse, on pourrait presque dire qu’elle n’appartient qu’à F’murrr. Elle répond pourtant, je l’ai dit, à une tradition déjà ancienne, celle du Tristram Shandy (1760-1770) de Laurence Sterne (dont une citation ouvre d’ailleurs très ostensiblement Tim galère), c’est-à-dire à la tradition, disons du roman digressionniste, dont le fil conducteur, aussi ténu que possible, est censé servir davantage à accomoder un emboîtement infini de récits dont le lecteur ingénu est appelé à se demander ce qu’ils font tous là au juste. En France, c’est Jacques le fataliste (1778) qui se rapproche peut-être le plus de Sterne : le chef-d’œuvre de Diderot trouve d’ailleurs sa source précisément dans ce Tristram Shandy qui lui est contemporain, auquel il emprunte même certains passages (comme Tristam empruntait certains des siens à l’immortelle et explosivement digressive Anatomy of Melancholy de Burton). Northrop Frye avait proposé, pour qualifier l’œuvre de ces auteurs et de quelques autres (au hasard : Swift, Rabelais, Érasme…), l’appellation d’anatomie, qui venait opportunément nommer un «genre» auparavant méconnu comme tel. L’anatomie selon Frye est une satire des idées : c’est «le type spécifique d’art qui défend son propre détachement». Il ne s’agit pas tant, nous fait comprendre le théoricien, d’une position proprement anti-philosophique, mais de quelque chose comme une saine méfiance envers les systèmes de pensée trop rigides (trop platoniciens, dirai-je), trop prompts à hiérarchiser l’art et à exclure ce qui n’entre pas dans le moule. «La satire des systèmes de raisonnement, ajoute Frye, et surtout de l’effet de tels systèmes sur la société, est la première ligne de défense de l’art contre ce genre d’invasions.»[5]

L’anatomie est, comme le mot le laisse quelque peu entendre, une activité d’érudition, mais qui met à plat ses découvertes : qui fait sentir à la fois l’immensité du connaissable et l’impossibilité de tout connaître ; qui fait voir à la fois la complexité du monde et le ridicule des catégories trop inflexibles ; qui fait de grandes choses à partir de petites, et vice versa ; et qui se gausse du sérieux des philosophes tout en s’inquiétant de la frivolité des puissants. Lucidité de l’érudition ; ou alors «usage ironique de l’érudition», pour reprendre une nouvelle fois les mots de Frye[6] invoquant cette fois une des quelques «digressions» de l’Anatomy of Melancholy de Burton. Notons que Frye lui-même nomma son magnum opus d’érudition littéraire Anatomie de la critique. Notons également que cette érudition, lorsqu’elle est poussée à bout (et c’est bien là son mouvement naturel) finit forcément par perdre son objet propre, mais au passage en gagne un autre, plus proche de l’auteur que du sujet «réel» : est-il nécessaire de rappeler que les 1250 pages de l’Anatomy de Burton furent écrites dans le but avoué de se prémunir de la mélancolie du titre. Et tant qu’à parler mélancolie, il n’est pas sans objet de citer une phrase de Quignard : «Il faut profiter de la dépression nerveuse pour écrire des essais.»[7] Or l’anatomie, dans l’acception qui nous occupe, est précisément autre chose qu’un roman, et pour l’essayiste hors des murs de l’académie, c’est peut-être la seule manière qui vaille.

Oserai-je suggérer à nouveau que l’on pût voir dans certains écrits de Queneau (les Fleurs bleues par exemple) des avatars modernes de cette fameuse manière d’apprêter la tradition littéraire à des fins aussi retorses que possibles ? Je le crois : mais dans le ton, c’est d’un écrivain moins connu, mort trop jeune, que je rapprocherai plus volontiers F’murrr : je pense à Jules Laforgue, à qui l’on doit, outre quelques poésies, un recueil de Moralités légendaires (1890) dans lesquelles il (re)mettait en scène des personnages tels que Hamlet, Pan, Lohengrin ou Salomé, ou du moins les bribes de leurs récits respectifs qui arrangeaient son idée désinvolte, à sa manière toute d’ironie mélancolique et de savant cabotinage. L’art de Laforgue, certes, est bien à lui ; mais il trouve en F’murrr une sorte de parent éloigné, surtout en des scènes dont la fonction comique n’est pas particulièrement évidente, je pense par exemple (chez F’murrr) au «ballet des mâchoires qui claquent» de Tim galère, et à cette représentation de la pièce de Renart et Thybert dite «Comédie de la faim» qui arrive sans avertissement, digression par-dessus les digressions, en toute fin des Aveugles (rappelons qu’elle tourne à l’émeute). Soudain, l’effet purement comique est mis en exergue et laisse la place à une mise en scène d’essence, osons le mot, véritablement romantique.

Allons bon : romantique ? F’murrr, romantique, vraiment ? Il y a des limites, objectera mon lecteur qui se montrait pourtant bien conciliant jusqu’ici, à faire entrer une œuvre dans toutes les catégories qui se présentent à son exégète. Mais le romantisme n’exclut ni la badinerie ni le cabotinage, c’est bien ce que nous démontrent les Moralités légendaires, ceci sur le principe, que j’exprime sans doute un peu trop naïvement ici, il faudra faire avec, d’une peau trop sensible que l’auteur se doit de protéger, d’habiller. Ou pour parler en aphorisme : à quoi bon se parer d’ironie si on n’a rien à cacher ? Il y a pourtant chez notre auteur de ces révoltes intérieures, de ces fragilités, de ces douleurs qui se réveillent, de cette sensibilité, donc, qui point çà et là, sans orchestration, toujours de manière inattendue. Non un romantisme ostentatoire, bien sûr ; mais un romantisme de fond certainement, certes plus apparent dans certaines parties de l’œuvre (Jehanne, Tim galère, le Pauvre chevalier, les Aveugles) que d’autres.

* * *

Et après tout, est-il si étonnant de trouver jusqu’aux échos du romantisme dans une œuvre qui respire autant le littéraire ? Mais ce «littéraire» pose problème, cela va sans dire : lorsqu’on parle, aujourd’hui, de «bande dessinée littéraire», le plus souvent, c’est pour se pâmer d’un album qui ferait plus de soixante pages et dont chaque phrase ne se terminerait pas par un point d’exclamation ; et qui aux clichés de genre (science-fiction, aventure, polar, etc.) substituerait un autre ensemble de clichés, ceux de la soi-disant «littérature blanche» : pas mieux, en fin de compte, juste plus huppé, c’est tout (je caricature, mais à peine). Disons plus techniquement que l’œuvre de F’murrr est exemplairement hypertextuelle, au sens de (qui d’autre ?) Genette. L’hypertextualité selon Genette, rappelons-le, est cette qualité des textes qui peuvent être mis en relation l’un avec l’autre, si bien qu’à travers l’un on voit l’autre : ce qu’on appelle aussi leur qualité de palimpseste : en somme, une littérature au carré. «Ainsi, résume Genette dans une envolée chez lui quelque peu atypique, s’accomplit l’utopie borgésienne d’une littérature en transfusion perpétuelle […], constamment présente à elle-même dans sa totalité et comme Totalité, dont tous les auteurs ne font qu’un, et dont tous les livres sont un vaste Livre, un seul Livre infini. L’hypertextualité n’est qu’un des noms de cette incessante circulation des textes sans quoi la littérature ne vaudrait pas une heure de peine. Et quand je dis une heure…»[8]

Cette question du palimpseste, je m’en rends compte à force, revient souvent dans mes travaux critiques, à croire qu’elle me chatouille. Dans un texte pas trop ancien,[9] j’avais proposé la distinction entre une écriture au second degré et une autre au «degré moins un» : deux types bien distincts, à mes yeux, d’un processus d’écriture référencée. Le second degré est ce que l’on pourrait appeler un niveau «méta», où les objets sont sensiblement mis en relation dans une perspective aussi systématique que possible : la pleine intelligence de l’œuvre demande à ce que l’on traverse ce réseau de fond en comble, que l’on rattache chaque point de l’œuvre à quelque chose qui lui est extérieur. Le «degré moins un» que je lui oppose est une écriture souterraine, qui ne repose pas sur un plan d’ensemble, bien au contraire : sa qualité est, à partir d’un travail exploratoire, essentiellement introspectif, d’ouvrir des portes vers l’extérieur de soi : et quelle meilleure ouverture que la littérature dans son ensemble, pour peu que l’on puisse affirmer qu’elle nous définit de fond en comble, que sans elle nous sommes indescriptibles ?[10]

On devine à mon insistance que j’aurais tendance à placer le travail de F’murrr dans la petite boîte marquée «degré moins un», où j’avais déjà classé autant Schlingo que Chaland (avec une exception pour ses travaux avec Yann). Mais ici il convient de faire une distinction ; car Schlingo comme Chaland pratiquaient, si on veut, une écriture de l’obsession qui semble au fond assez étrangère à la manière F’murrr. Il n’y a pas, en effet, chez notre auteur, cette compulsion à se découvrir dans la peau des personnages, vivant mentalement les situations qu’il choisit de reprendre de la littérature (écrite ou dessinée) ; son projet n’est pas un masque derrière lequel il prétend rédiger ses confessions. Autrefois j’affirmais (je m’excuse à l’avance de la pédanterie qui me fait me citer moi-même) que «Chaland, comme Schlingo, s’est laissé manger par ses lectures.» Au contraire, F’murrr n’est-il pas resté fermement lecteur, ne s’est-il pas résolument tenu à distance raisonnable, ni trop près ni trop loin, du texte inspirateur ?

Certes : mais cette distance prudente lui permet de passer, pour ainsi dire, librement d’un niveau d’écriture à l’autre. Il y a constamment du second degré à l’œuvre chez F’murrr,[11]) mais celui-ci ne s’empêtre pas dans une architecture servile ; il ne s’agit pas de répéter les textes mais d’en faire un savant bricolage (le mot est de Genette). Le danger, en effet, d’une écriture «méta», est que celle-ci trahisse, corrompe, bref nous fasse regretter l’hypotexte (c’est-à-dire le texte initial). Le terreau du second degré devient rapidement stérile lorsqu’il prétend, au contraire de l’évidence, donner la vraie lumière sur la chose vraie.[12] «Cette nouvelle histoire de Jehanne d’Arc, la bonne Vosgienne, annule toutes les précédentes», prévient donc F’murrr, aussi comiquement que justement, dans une note marginale,[13] et ici le contrat donne immédiatement la teneur du récit, son invalidité par rapport à la tradition ; et exige, de cette manière, qu’on le lise pour lui-même, malgré qu’il soit construit sur cette même tradition, donc en toute connaissance de cette tradition. (Et dans ce scrupuleux cabotinage, je me plais à retrouver une nouvelle fois ce cher Laforgue qui, en exergue de son Hamlet, avertit simplement : «C’est plus fort que moi.»[14] Autrement dit : la maison n’est pas responsable des bris, vols, etc.)

* * *

Il y a donc, chez F’murrr, une manière pour le moins volage d’éluder les questions de degrés et de distance par rapport aux sources et aux inspirations. Pour l’illustrer, je propose d’examiner le gag 220 du Génie des alpages, que l’on trouvera en pages 30-31 de l’album Bouge tranquille !. Le gag en question, de deux pages (ce qui est habituel), consiste entièrement en la représentation d’une pièce de théâtre (ce qui l’est moins), en l’occurrence «Homéotéleute, tragédie en cinq actes de monsieur Corneille». Pièce jouée par les brebis dûment costumées, et avec toute la pompe qui s’impose lorsqu’on interprète un classique de la dramaturgie française, quoique dès la troisième vignette, Athanase s’autorise un doute : «C’est vraiment du Corneille ?» Pas tellement, on s’en doute ; et dès la deuxième vignette de la deuxième page, Athanase, revenu avec son Bébair littéraire, expose au Chien la supercherie : «Regarde ! Constate ! ! ! ! Pas de Homéotéleute dans Corneille !» Le lecteur sera arrivé de lui-même à ce constat mais plus comiquement, il aurait pu tout aussi bien se faire prendre : après tout, l’œuvre cornélienne contient bien un Clitandre, un Pertharite et un Polyeucte  ; pourquoi pas un Homéotéleute qui à nos oreilles sonne tout aussi comique ? Simplement — les rhétoriciens parmi mes lecteurs le savent déjà — parce qu’une homéotéleute est une figure de style, figure que Littré définit comme «des formes de langage par lesquelles on place à la fin des phrases ou des membres de phrase des mots de même finale», en d’autres mots (cette fois selon Dupriez) : «L’homéotéleute n’est autre que la rime ou l’assonance introduites dans la prose».[15]

Fort bien, mais encore ? Examinons avec attention ce que dit la dénommée Homéotéleute lors de son premier dialogue avec Ampélophage, ministre du Roy de son état (c’est moi qui souligne) :
– Ampélo, je te prye, cesse de manger, et me réponds, ô mon homard, mon canard, mon Saint-Bernard !
– Oui oui princesse, entre deux verres je luy ai tout dit — Cela m’a échappé.
– Hélas ! Mon père est informé de mes plaisoirs ! Je suis bonne pour le mitard, le cauchemar, le cachot noir !

On l’aura compris, ladite Homéotéleute s’exprime rigoureusement comme la trope dont elle porte le nom : elle rime en prose ; tel est le gag, qui se perpétue de la même manière en d’autres personnages. Ainsi de la mère, Aposiopèse, dont les phrases sont dûment aposiopétiques, c’est-à-dire systématiquement tronquées : «Oui, je… en effet… il serait…» Et de même pour les trois sœurs d’Homéotéleute qui s’appellent respectivement Épanorthose, Épanadiplose et Éparalepse : celles-là ne sont nommées qu’en vrac, mais il est facile de les identifier par la manière dont elles s’expriment : la première revient systématiquement sur ses paroles, la seconde commence et termine toutes ses phrases par le même mot, et la troisième abuse des redites : «La meilleure, vraiment dis-tu ? La meilleure ? Qu’en sais-tu, Épana, qu’en sais-tu ? » Gag par-dessus le gag, les trois termes, qui commencent tous en épa-, évoquent de par cette ressemblance phonétique le point commun des trois figures de style, c’est-à-dire la répétition. De là, pour pousser plus loin encore, une illustration du thème des sœurs jalouses de leur cadette amoureuse (détour par Cendrillon) que le lecteur se fait un point d’honneur de ne jamais différencier : ces trois sœurs, peu importe leurs prétentions, ne seront jamais que la même chose fois trois. Leur multiplication même est, en quelque sorte, une figure de style.

Mais revenons à Corneille, dont Athanase conteste, non sans raison, la paternité de la pièce. Le Chien, consultant à son tour le Bébair littéraire, comprend la méprise d’Athanase : «Aaah, mais c’est l’autre frère ! ! !» L’autre frère ? «Foxy ! Foxy Corneille ! Il n’est pas dans ce fichu dico ! ! !» La réplique trouve sa source d’un détail moyennement connu de la grande Histoire littéraire. En effet, le Corneille du Cid, celui qui est passé à la postérité, et qui se prénommait Pierre, celui-là avait bel et bien un jeune frère, non pas Foxy mais Thomas Corneille, également dramaturge, et extrêmement populaire en son temps, même si on l’a quasiment oublié aujourd’hui — rançon, concluent certains critiques, d’une écriture trop collée à l’air de son temps. L’évocation d’un «Foxy Corneille», c’est une manière, aussi fine qu’hilarante (parce que parfaitement incongrue), de suggérer par un prénom anglicisant cette velléité du dramaturge cherchant à tout prix à plaire au public. Grattons encore : fox, c’est, tiens donc, le retour en douce de Renart (décidément !) ; et, suivant cette pente agréablement glissante, je m’octroirai même le plaisir de lire dans le nom complet du dramaturge une référence extrêmement retorse à certaine fable trop connue pour que je doive en rappeler ici le titre.

Ces deux pages sont à elles seules l’un des chefs-d’œuvre comiques de l’auteur ; je doute fort les avoir épuisées de ma petite démystification de dilettante. Au fait, ce sur quoi je dois maintenant insister, c’est que ce travail de décryptage, non seulement ne tarit pas l’effet comique (au contraire !), il ne le précède pas non plus. En des termes plus clairs : pas besoin d’éplucher Fontanier, pas besoin de connaître le petit nom de chaque figure de style pour succomber à l’irrésistible drôlerie de ces deux pages au contraire très accueillantes. Il y a d’ailleurs ici l’un des aspects les plus attachants de l’œuvre de F’murrr : une absence totale de condescendance face au lecteur. F’murrr, de ce point de vue, est d’un optimisme redoutable : il mise sur l’intelligence et la curiosité de chacun, tout en n’hésitant pas à fournir au lecteur, çà et là, divers indices permettant, si on le souhaite, de retrouver les pistes par où il est passé. Entre ces indices et le récit en tant que tel se dessine une ellipse de plus ou moins grande ampleur, pas trop petite cependant car elle doit garder au lecteur le plaisir de l’induction, à proprement parler de l’enquête : on trouve très peu chez F’murrr de calembours vraiment faciles. Inversement, cette enquête ne doit jamais être un prérequis à l’appréhension du gag ; autrement le récit perdrait son intérêt, se noierait dans un hermétisme de fort mauvais aloi. Il y a dans ce savant équilibre une mécanique bien subtile, quelque chose comme un secret de fabrique.

Pour illustrer (avant de passer à autre chose) cette autonomie de F’murrr par rapport à ses «sources» hypotextuelles, je note que dès le gag suivant (221, p. 32-33), Pierre Corneille est de nouveau évoquét, cette fois sous la forme d’un masque porté par le Chien. Nul sous-entendu cependant (ou plus précisément : aucun que je voie), l’auteur ne s’amuse que de l’inhérente drôlerie qui consiste à recycler Corneille dans un nouveau contexte incongru. Les deux récits se nourrissent mutuellement de cette drôlerie : le masque de Corneille est en soi plus comique à cause d’Homéotéleute que le lecteur vient d’achever, et Homéotéleute est rétroactivement plus comique à cause de la fascination absurde du Chien pour tout ce qui a trait aux frères Corneille (réels ou imaginaires). C’est donc dire que, même à l’intérieur de l’œuvre, il y a déjà un jeu de pistes qui s’opère : si le Génie des alpages est hypertextuel, il l’est en partie avec lui-même.

Notes

  1. Jehanne, p.68. Je traduis ici du mieux que je peux le nom du fiancé qui, dans l’œuvre elle-même, est rédigé en alphabet extra-terrestre, utilisant pour ce faire la table de décryptage que l’on peut trouver dans la réédition de 2003 (Casterman, coll. «Classiques»).
  2. Jehanne, p.62.
  3. Le Roman de Renart, il n’est pas inutile de le rappeler à ceux comme moi qui n’ont pas fait leurs classes, est constitué de «récits en vers, appelés “branches” […] de longueur variable […], sans lien organique entre elles, apparaissant dans les recueils selon un ordre ni chronologique ni logique». Mais encore : «Certaines branches sont dépecées et réparties différemment, en sorte que l’œuvre apparaît mouvante, à jamais ouverte, et qu’il est impossible de découvrir un seul Roman de Renart». Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty (éd.), Dictionnaire des grandes œuvres de la littérature française, Larousse, 1997.
  4. Pour preuve dessinée, on lira l’irrévérencieuse adaptation de Renart (renommée la Loi de la forêt) par Jean-Louis Capron et Hugues Micol autrefois parue dans Ferraille, et dont on attend toujours une édition livresque ; que l’on comparera avec l’adaptation apparemment plus «fidèle» de Bruno Heitz chez Gallimard.
  5. Northrop Frye, Anatomy of Criticism, Princeton, p.231. Je traduis.
  6. Ibidem, p.311.
  7. Pascal Quignard, Rhétorique spéculative, Gallimard, coll. «Folio», p.176.
  8. Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, coll. « Points », p.558.
    Il va de soi que ce terme d’«hypertextualité» qui semblait sans doute approprié à Genette à la rédaction de son ouvrage, risque de provoquer la confusion dans un cadre, par exemple, de littérature interactive (ne serait-ce qu’un site web), où le concept d’hypertexte, on le sait, signifie tout autre chose. Mais peut-être (en guise d’ouverture vers une digression à venir) ces deux significations ne sont-elles pas si éloignées qu’on veut le croire…
  9. «Charlie Schlingo était-il poète ?», du9, mai 2009.
  10. Les niveaux second et moins un correspondent au moins partiellement, je le réalise aujourd’hui, aux modes lucide et ludique qu’avait dégagés Genette, op. cit., p.557.
  11. Et bien davantage parfois : voir Bouge tranquille ! (p.20) où deux brebis font allusion à certaine «conférence sur le calembour au trentième degré… — … Avec exemples !» (Ça laisse rêveur.
  12. Par exemple lorsque Tarrin et Yann promettent, pour leur Tombeau des Champignac, un véritable Spirou années 1950… Promesse
    on ne peut plus problématique, et qui ne sera remplie que très superficiellement.
  13. Jehanne, p.15.
  14. Jules Laforgue, Moralités légendaires, Gallimard, coll. «Folio», p.22.
  15. Bernard Dupriez, «Homéotéleute» dans Gradus, les procédés littéraire, Union générale d’éditions, coll. «10/18».
Dossier de en octobre 2010