Figures du loser chez Nicolas Mahler

de

Dans l'œuvre riche et variée de Mahler, les losers se suivent et ne se ressemblent pas. Petit tour d'horizon.

Gloires déchues et parodies

Le premier livre traduit de Nicolas Mahler est Lone Racer (1999), envoyé à l’Association et rapidement publié. Ce petit album de trente pages met en scène un ancien pilote de course vedette qui n’a pas raccroché. Les raisons sont multiples : besoin d’argent, envie de retrouver le frisson de la victoire, refus de terminer sur une note négative. Il étire donc une fin de carrière minable, qui efface ses succès passés et voit ses économies fondre, ses sponsors l’abandonner, en même temps que sa femme, au rythme des verres vidés. Une histoire pathétique comme seul Mahler, grand auteur comique mais aussi habile conteur de la nostalgie, sait les faire.

Les gloires aux ailes brûlées sont des visages que l’on retrouve chez lui. L’Association a publié deux courts titres dans la collection « Pattes de mouche », Emmanuelle Last Flight et Lame Ryder, qui en sont d’autres exemples et ont sans doute été publié la même année (2001) pour se répondre. Emmanuelle est une actrice pornographique qui a été une égérie et a vieilli. Le livre nous déroule le long monologue de son producteur lui expliquant — en l’assurant de son amour — qu’elle est finie pour ce cinéma et qu’il est temps de raccrocher. Assise à ses côtés dans un avion, muette, elle revisite ses rôles passés, dans une vague nostalgique la ramenant toujours à son rôle iconique de femme fatale, sur son fauteuil en rotin. Image la reliant évidemment à Sylvia Kristel, enfermée à jamais dans un rôle qu’elle n’a jamais pu dépasser.

Lame Ryder, lui, est moins « flottant » mais exploite la même trame que ses prédécesseurs, cette fois avec un cow-boy qui porte l’échec dans son nom — textuellement « cavalier minable ». Amoureux d’une prostituée qui aimerait quitter son bar miteux, il rêve de changer le monde mais reste inexorablement au comptoir. Avec le cow-boy, au-delà du cas précis de Lame, c’est aussi une imagerie qui est détournée, un jeu que très présent dans l’œuvre de l’Autrichien.

Ainsi en est-il des super-héros et, derrière le « fantasme de l’uniforme », il met à jour des visages pathétiques qui sont autant de critiques du système des comics que des portraits de paumés. La chute toujours plus longue d’Engelman (L’Association, 2011), ponctuée des moqueries de ses collègues ou des commentaires sarcastiques des lecteurs déconstruisent la figure héroïque et sa toute puissance, qui n’est bien que de papier.

Ces losers-là ne sont que plus attendrissants parce qu’ils ont raté leurs cibles, contrairement aux précédents ils n’ont même pas eu la gloire qu’ils auraient dû connaître : ils sont en échec juste à côté de la lumière. Le pas vers le cinéma bis était donc logique. Dans plusieurs récits courts, Mahler s’est plu à convoquer diverses figures de l’imaginaire horrifique. Mais rien n’y fait, les momies et vampires sont tout sauf horrifiants. Vieillis, abîmés, sur le retour, ils n’apparaissent que comme un pâle reflet de ce qu’ils devraient être. On ne s’étonne donc pas que ces quelques récits aient été réunis sous le titre de Série Z (L’Association, 2004), rappelant le cinéma bis bricolé souvent plus émouvant qu’horrifique de Jean Rollin ou Jess Franco.

Même quand il consacre un livre au fameux monstre de Marie Shelley, Mahler signe Les Souffrances du jeune Frankenstein (L’Ampoule, 2003). Avec ses pieds démesurés et ses tourments, la créature, peinant à parler aux filles, paraît être un enfant désœuvré gêné par son physique, par définition monstrueux. Celui qui était créé de toute pièce, empli d’une force incontrôlable, est soudain utilisé comme parabole de l’adolescence, âge ingrat parmi tous, et rabaissé à vivre le quotidien de tous ses petits camarades, bien loin de sa puissance sauvage.

Les losers quotidiens

La recherche d’un passé plus doré et la parodie sont des outils dont la prégnance dans l’œuvre de Mahler est notable, mais ils sont relativement classiques. En croquant la vie quotidienne d’un homme sandwich livreur de prospectus (Bad Job, La Pastèque, 2004), il va plus loin, en prenant un personnage qui n’a jamais eu – ni même semblé rêvé – de gloire. Suivant un personnage au métier qui n’a jamais été valorisant, il ne verse pourtant ni dans la moquerie, ni dans la satire sociétale : il décrit simplement avec quelques traits d’humour le quotidien de ceux qui tentent de trouver une place au sein d’une société qui les désigne comme des losers.

Ce loser quotidien, qui fait son métro-boulot-dodo sans joie mais qui ne voudrait surtout pas le perdre est au cœur de Kratochvil (L’Association, 2002). Ce personnage d’employé de bureau se réveillant dans une nature hostile pourrait laisser la porte ouverte à un récit d’apprentissage. Mais on est loin d’Into the Wild : dans ce recueil de strips — qui reste une des plus belles réussites de l’auteur — on voit cet anti-héros avancer sans jamais chercher autre chose que de pouvoir retourner pointer dans son univers bien balisé. Il interagit bien avec son environnement, mais contraint et forcé. Il n’est pas pour autant hystérique ou paniqué mais subit, impassible, les événements, en attendant le retour à la normale. Ce retour à l’ordre, il le sait, ne peut qu’arriver. Le livre se clôt, sans suspense, dans un retour vers sa Terre Promise : une obscure usine.

Plus tard, il connaît deux autres « aventures », toujours courtes et sur le même principe. Planète Kratochvil (L’Association, 2003) le lance dans l’espace, dans une terre aussi peu accueillante et où il s’ennuie autant — la formule ne se renouvelle d’ailleurs pas énormément et a un intérêt limité — Le Labyrinthe de Kratochvil (La Pastèque, 2002), lui, pousse encore plus loin cette vie désespérante d’ennui : durant 24 pages Kratochvil tourne sur lui-même dans un « labyrinthe » qui n’est qu’un mur en cercle, évoquant une cheminée d’usine, sans la moindre séparation intérieure. Un labyrinthe sans issue, certes, mais mur internes, sans le moindre doute, qui apparaît comme la métaphore de la vie morne de cet homme tournant en rond avec son travail sans intérêt comme occupation centrale. Étrange ouvrage, frustrant, qui se lit en moins d’une minute, n’a pas d’intérêt propre mais qui, mis aux côté des autres, les complète. Parfait symbole de la vacuité d’une vie, Kratochvil apparaît alors comme une des rares séries de la bibliographie de Mahler[1] : presque une saga de vacuité.

Le loser absolu

Mahler lui-même se peint parfois, dans sa trilogie autobiographique, comme une sorte d’imposture. Même s’il critique plus la perception de son travail que son travail lui-même, il conteste être un artiste, trouve l’étude de son œuvre peu intéressante et borne ses travaux à un artisanat ennuyeux dont la genèse est sans intérêt… il montre d’ailleurs une admiration certaine pour ceux qui réussissent à ne pas s’enferrer dans l’idée d’une quelconque productivité, que ce soit des auteurs de films d’animation en gravure qui n’ont matériellement pas la possibilité de créer des fresques géantes ou son collègue Neuwinger, décrit comme un pervers alcoolique toutefois sympathique. Mahler, qui procrastine à l’excès, n’ose pas, par gêne ou convention sociale, laisser tout en plan. Neuwinger, lui, s’en fiche et se complaît dans la médiocrité, sous l’œil presque admiratif de son camarade. Il incarne ainsi l’esquisse du plus grand loser de l’œuvre mahlerienne, celle de Flaschko, le loser total.

Flaschko n’a jamais eu de passé notable et clame de son canapé un « No future » qui est loin de l’hymne punk. Car si Flaschko est clairement en dehors de tout vague critère social imposé par la norme de la vie en communauté, il n’est pas non plus libertaire. Non, Flaschko est un homme vivant chez sa mère enroulé dans une couverture chauffante et regardant la télé. Rien de plus, et ce programme fait lieu d’une série de strips couvrant deux tomes (L’Association, 2003 & 2007) et d’une série animée de six épisodes de dix minutes chacun (2002). Interagissant le moins possible avec le monde, il s’affirme en parasite abusant des largesses maternelles et s’y complaît. Même pas sympathique, il n’a pas d’alter ego, n’affronte pas un monde hostile et se construit seul, en loser non pas magnifique, figure que l’on croise régulièrement dans la littérature, mais simplement absolu, élevé à un rang à ce jour inusité.

Nous sommes donc face à une œuvre profondément irriguée de ces personnages paumés, décrépis, qui forment pour l’élite officielle la lie de la société. Contrairement à un usage assez généralisé quand on parle de marginaux, Mahler ne cherche pas une seconde à les revaloriser par un quelconque côté bohème ou une morale bien-pensante du type « finalement, la vérité est là ». Le loser est aussi bien celui qui refuse la société que ces stars déchues ou ceux qui font tout pour y être les mieux admis, et invisibles. Dans cette vision globale Mahler affiche une certaine tendresse pour ceux qui ne réussissent pas à atteindre la banalité voulue, mais ne glorifie personne : il n’affirme rien, si ce n’est une absence totale de foi en l’humanité. Mais il n’en fait même pas un pamphlet nihiliste, il est simplement un portraitiste touché d’une misanthropie douce qui garde en tête l’adage de son grand-père servant d’introduction à Pornographie & Suicide : « Niki ! J’en ai vécu des choses, dans ma vie ! Mais je n’en ai tiré aucune leçon. »

[Initialement publié dans Gorgonzola n°21 (janvier 2016)]

Notes

  1. Ses tomes, contrairement à Flaschko, ne sont pas numérotés et les titres sont tous de formats différents, se partageant même deux éditeurs.
Dossier de en janvier 2017