La Fin de la Bande Dessinée Adulte

de

Je le sais, nous le savons, vous le savez (A Suivre) (qui n’était déjà plus (A Suivre)) n’est plus à suivre.
Dix ans que l’hallali avait été prononcé. L’agonie du bel animal fût longue et douloureuse : multiples changements de formule, dossiers et couvertures aux compromissions d’esclaves, etc …
On lui aura quand même épargné le strip-tease de la copine et les ragots sur le cul et les gros seins siliconés du moment (ad hoc à la normalité esthétique du beauf).
Peut-être est-ce pour cela qu’il n’y eu aucun écho dans les savanes (qui ne sont en fait que de vastes pâturages) ?
Donc la fin d’une fin qui paraissait sans fin. Ouf ! On est soulagé (finalement) ! Mais soudain réalisation du manque, car qui à part rien remplace l’animal trop vieux et à bout de souffle ?

Il reste bien Fluide Glacial, mais en tant que quasi-institution il est à la fois présent et absent. Dérision tradition, ce mensuel est arrivé à cet état étrange où il est complètement politiquement correct en se revendiquant fièrement politiquement incorrect !

Golem ? Me faites pas rire, j’ai mal aux abdos de mon corps que je construis face au mystère de l’univers en expansion [1] . A part son format comix et sa prépublication de Preacher cette revue arrive au mieux au niveau du fleuf, mais ne peut se situer en remplaçant ou en continuateur amélioré d’un (A Suivre).
(Un télégramme de dernière minute me précise même que Golem vient de perdre dans son numéro de janvier son format comix au profit d’un A4 standard … Bof …)

Bo Doï ? Ha ! Ha ! Soyons sérieux, s’il vous plaît. Ce truc réunit à la fois les reproches que l’on faisait à (A Suivre) (catalogue de prépublication d’un éditeur) et à la lettre de Dargaud (lettre auto-apologétique d’un éditeur).
Bo Doï met simplement au pluriel le mot éditeur avec un souci de professionnalisme stérile et de courte vue car n’intéressant que le fan/collectionneur et le professionnel avide et déjà dans la place (entre l’auto-célébration et le faire son trou, si vous voulez). La couleur et le ton pseudo-jeune ne doivent pas nous leurrer. Bo Doï ne parle pas d’un langage et d’un art mais d’une industrie de plus en plus stérile et stérilisante.

Jade et Ferraille ? Ces deux revues n’existeraient pas dans les kiosques que ça serait la même chose. Elles ne touchent que les lecteurs d’indépendants qui seraient et sont capables de les trouver ailleurs que dans les kiosques.
Leur rythme de parution trimestriello-aléatoire ne peut les transformer en lieu de rendez-vous ouvert à tous et branché sur une (ou l’) actualité (car une revue, un magazine c’est aussi passer en revue ce qui est ou ce qui peut être nouveau). De plus le rédactionnel nombriliste genre « inrockuptible des souterrains » qu’il y a dans Jade commence à être lourdingue …

« Y’a sûrement des projets kiosquistes ? » me demande t’on pour résorber mon naturel mélancolique (plus « mélan » que « colique » je précise …).
Et bien oui y’en a ! Mais ils sont aussi écoeurants qu’un hypermarché un jour de promotion sur la viande.

Exemple 1 : Soleil qui veut lancer une revue autour de Lanfeust de Troy en février 98. Conclusion : tout tournera autour de l’heroic fantasy « entertainement ».
Exemple 2 : Casterman a lui aussi un projet visant le même public. Il devait s’appeler PittBull. Mais avec l’été 97 arrivé et la chronique défrayée (mais/car pas effrayée) par les faits classés dans le divers où ces animaux s’attaquaient aussi à des victimes innocentes et sans défense, le projet a été rapidement mis au chenil. Malheureusement cette sale bête ne sera pas piquée et elle risque de ressurgir à nouveau sous un autre nom [2] .

En fait tous ces magazines (à part deux exceptions) en projet ou non, ne montrent qu’une seule chose : la fin de la bande dessinée adulte au profit d’une bande dessinée adolescente dans le mauvais sens du terme, c’est-à-dire entre immaturité et infantilisme.

Je dit bien adulte et non pour adulte. Cette dernière se porte toujours aussi bien en chiffres de vente (cf. Selen par ex). Artistiquement, bien sûr, c’est la cata … que des poncifs réifiés jusqu’à la gerbe.
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Pour savoir ce qu’est une bande dessinée adulte, il suffit de lire dans le tout premier (A Suivre), l’édito de Jean-Paul Mougin (rédacteur en chef de ce magazine jusqu’au dernier numéro).

Cet édito a marqué l’histoire de la bande dessinée grâce à une phrase qui était une promesse : « (A Suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature ». La promesse fut tenue avec plus ou moins de bonheur pendant au moins une dizaine d’années. Ce qui sur 20 d’existence est plus qu’honorable.

Mais il ne faut pas s’imaginer non plus que Casterman était à l’époque un éditeur entièrement philanthrope, un mécène ami du 9e art.
Bruno Lecigne dans son livre Avanies et mascarades, l’évolution de la bande dessinée en France dans les années 70 (édité par Futuropolis en 1981) montre clairement qu’(A Suivre) est un projet commercial, mercatiquement et froidement mené, dont le but était de permettre à l’éditeur de Tintin de se construire un secteur éditorial s’adressant aux adultes.
Cette bande dessinée adulte faisait couler beaucoup d’encre depuis le début des années 70. Elle semblait découler et prolonger les événements de mai 68, tout en explorant son histoire et ses possibilités. Les revues, les auteurs, se multipliaient et se trouvaient fortement médiatisés pour l’époque.
A tel point que Le Monde daté du 1er novembre 1974 put publier un article important de Jacques Goimard intitulé « La bande dessinée : une littérature pour demain », une sorte de bilan et de prospective lucide sur toute cette mouvance.

Il est donc clair que Casterman a saisi le train en marche, 4 ans plus tard. Mais l’éditeur belge a su réunir (ou débaucher ?) une telle brochette de talents (Robial, Tardi, Forest, Auclair, Comes, Pratt, etc …) que cet aspect a été rapidement gommé. Casterman s’est ainsi vu depuis, souvent qualifié de « Gallimard de la bande dessinée » [3] .
Ajoutons aussi que ces études marketing de la fin des 70’s nous apparaissent aujourd’hui comme une sorte d’artisanat dont on a du mal à croire qu’elles aient eu une réelle efficacité.

On notera également qu’aujourd’hui un édito du type de celui de Mougin par ses revendications littéraires et historiques serait sempiternellement qualifié de « masturbation intellectuelle ». Si Mougin arrivait, il ne pourrait faire son édito que dans des revues du type Lapin, OuBaPo ou Cheval sans tête.
La différence majeure est que (A Suivre) c’était 85,000 exemplaires en moyenne chaque mois jusqu’au début des 90’s.

Alors ?
Alors, la situation devient plus claire, comme l’eau des lacs eutrophisés. Les pollutions (diurnes et nocturnes …) sont là. L’écosystème bédéphilique perd chaque année de sa diversité génétique. La belle forêt naturelle et sauvage se couvre de sentiers rectilignes, les brûlis font place aux brûlures qui laissent pour cicatrices des pâturages (prélude au désert) pour l’élevage ovin, bovin et porcin (ces trois mots se prononcent : (fan) ou [kösómatR]).

Tout a commencé a merdé au début des 80’s, qui se qualifiaient volontiers de « golden » mais, sous la feuille d’or plaquée, la pourriture était bel et bien là, verte comme les dollars. Entre bande dessinée et adulte, le « pour » commençait à s’immiscer.

En 81, Charlie mensuel fait faillite, il est racheté par Dargaud qui en fait un monument factice (revival en plus). Alors cul et aventure. Recette facile puisque la censure est écartée (en tout cas elle ne pouvait plus être étatique puisque l’État était socialiste et que Lang était à la culture à l’époque) [4]) . Le titre sera surtout transformé par Filippacchi (prononcer (Filippachier)) avec le rachat de l’Écho des savanes en 84.
En 85, réaction au vue des membres se gangrenant, un manifeste est signé et publié dans Le Monde par quatre dessinatrices [5] .
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« Généreux mais utopistes, soyons réalistes ! » tel fut la réponse non dite, classique aujourd’hui mais très néo à l’époque et déjà libérale, hélas.

Alors, le massacre continua, Pilote tomba il n’avait plus rien à piloter. Métal Hurlant devenant aphone, partit en silence, son passé flamboyant dépecé par les Humanoïdes Associés soudainement devenus ferrailleurs (mais toujours pas redevenu éditeur (d’) aujourd’hui) [6] .
Personne a trop réagi à l’époque. Les albums étaient là, c’est tout ce qui comptait dorénavant. C’est tout ce qui compte encore aujourd’hui. Un peu comme un gavage euphorisant en quelque sorte.

Résultats des courses :
Petit à petit la prépublication n’est plus devenue nécessaire et ne s’impose même plus à l’esprit de quiconque. L’éditeur y gagne : pas de journalistes à payer, des auteurs de bandes dessinées deux fois moins payés, et si l’album ne marche pas on n’hésite pas à le solder.
L’éditeur s’y retrouvera de toute façon, puis qu’il ne prend plus de risques. Il marche uniquement aux instruments statistiques, à la boussole (déboussolante) représentée par un service marketing grassement payé, ne parlant plus de livre mais de produit.
Les projets de revue ne doivent pas tromper non plus. Ils ne se pensent qu’en termes d’image de marque et de communication (publicitaire), ou pire dans une volonté nostalgique de reproduire un âge d’or (en chiffre de vente of course).

Les jeunes auteurs ont appris à travailler à côté pour survivre. Job à mi-temps. Artistes à mi-temps. La plupart espèrent (ou ne peuvent qu’espérer ?) faire aussi bien que Van Hamme. Une espérance basée uniquement sur le succès et les dollars qui l’accompagnent. (On va vers la bande dessinée comme on va vers le rock, le rap ou la techno. L’absence de réelle formation renforce cette illusion.)
Si par hasard un jeune auteur a un peu de sensibilité artistique et qu’il veut éviter ce nouveau ghetto aussi porteur de sens qu’un parc de loisir, il doit s’associer et/ou être indépendant.
Mais, là encore, le danger est aussi un ghetto. Celui d’une tribu autour du livre de 3000 ex. qui ne vaut guère mieux, ayant en plus tendance à se prendre pour une élite d’un art populaire !

Le lecteur quant à lui est en voie de disparition, au profit du consommateur. Ce dernier est fan et/ou collectionneur. Le sens critique il le met au placard comme les publicitaires lui ont appris à le faire ; sa phrase type quand il s’adresse à un libraire étant : « Keskevousavez comme bédé qui ressemble à XIII ou Largo Winch ? »
Les autres consommateurs, plus occasionnels, n’achètent que le énième classique (ex : le nouveau Lucky Luke, le nouveau Astérix, etc … car pour eux la bédé c’est forcément les « classiques ») ou que de la bédé qui fait rire car pour eux la bédé c’est forcément fait pour rire [7] . La phrase type quand ils s’adressent au libraire étant alors : « Est-ce que vous avez une bédé drôle sur les 40 ans ? ».
Bien entendu vous pouvez remplacez « 40 » par « 30 », ou par « 20 », ou par « la retraite », par « le mariage », par « les défauts des mecs », par « automobilistes », par « motards », par « moutards », par « flemme », par « ce qui fait râler les nanas », par « infirmières », par « ménopause », par « érection matinale », etc …

Y’a t’il un espoir ?
Oui. Si des auteurs et des éditeurs arrivent à voir dans la bande dessinée autre chose qu’une « pompe à phynance ».
Oui. Si les lecteurs voient dans la bande dessinée autre chose qu’un simple divertissement oscillant entre la satisfaction des libidos solitaires et l’entretien des infantilismes décérébrés.
(A Suivre) a été la preuve que l’on peut lier succès populaire et oeuvres de grande qualité. Sa fin montre simplement les écueils à éviter : amnésie et courte vue. La bande dessinée c’est une histoire et un langage, y mettre du sens devient urgent.

Notes

  1. Non-célèbre réplique imaginaire d’un Monsieur Univers face à ses juges. in Le monde de Sophie au gymnase club : votre nouveau soap opéra. Bientôt !
  2. N’hésitez pas à envoyer vos propositions de petits noms à Casterman. Personnellement, je leur en ai proposé trois : Médor, Cador ou Rex-vaincra. Ils en ont pas voulu ! J’ai pourtant essayé de coller à l’esprit de cette future « revue », non ?
  3. Et de me souvenir aussi que dans Sauve qui peut la vie, fameux film de Godard, je fus surpris de voir un des personnage lire un (A Suivre), le n°15 pour être précis. Mais attention pas par dérision, mais justement à cause de la dimension littéraire et avant-gardiste (dans un média populaire, qui vient de la rue) de la revue !
  4. On est passé d’une censure étatique à une autocensure et/ou une censure du marché (it’s a bird it’s plane no it’s the market’s invisible hand !
  5. Le Monde du 27-28 janvier 1985, n°12441. Texte manifeste intitulé « Navrant », reproduit ici dans son intégralité :

    « Navrante cette soi-disant nouvelle presse percluse des plus vieux et des plus crasseux fantasmes machos.
    Navrant de voir la plupart des journaux de bandes dessinées emboîter le pas, prendre le chemin réducteur de l’accroche-cul et de l’attrape-con. De la « porno à quatre mains », au « strip-tease des copines », en passant par « l’étude comparative des lolitas », « le roi de la tripe », « les nouveaux esclaves », les « mange-merde », j’en passe, les talents se déploient, virils. Ils nous proposent d’accompagner « le grand capitaine Rommel » dans le souffle nouveau de l’aventure.
    Rétro, humour fin de race, potins mondains-branchés, nostalgie coloniale, violence gratuite, poujadisme, sexe-con, fétichisme, sexisme et infantilisme sont à l’ordre du jour.

    Parce que nous aimons certaines bandes dessinées, parce que nous souhaitons que les journaux soient au service des créateurs et pas des seuls marchands, parce que ces derniers réduisent chaque jours davantage la place accordée à la création au profit de l’uniformisation, nous avons voulu réagir, en souhaitant que cette lettre trouve un écho auprès des auteurs comme des lecteurs. »

    Manifeste signé par : Nicole Claveloux, Florence Cestac, Chantale Montellier, et Jeanne Puchol. Soutenues (entre autres) par Arnaud de la Croix, Franck, Thierry Groensteen, Bruno Lecigne, et Pierre Sterckx.

    Bruno Lecigne dans ce même numéro du Monde publia un article intitulé « Pour tous, mais pour qui ? » développant et expliquant clairement ces débuts de dérive des magazines de bande dessinées en ces mid’80’s.
    J’ajoute que Bruno Lecigne est, avec Benoît Peeters un des meilleurs critiques de bande dessinée qu’il soit donné de lire. Dommage qu’aujourd’hui il se taise.

  6. Circus aussi a disparu à la même époque, mais ce magazine n’a jamais été un magazine. Plutôt une tentative marketing mensuelle multi-format et multi-formule. Quant à Vécu cette revue ne cesse de disparaître et de réapparaître pour mieux montrer qu’elle a vécue (car son vécu n’est jamais du vécu, ne l’oublions pas).
  7. Pleurer ? Réfléchir ? Apprendre ? Houla ! pas possible ! Surtout avec une « bédé » ! Ce ne serait que « Masturbation intellectuelle ! »
Dossier de en janvier 1998