Comment j'ai écrit certains de mes livres

de

Après la publication de Une brève et longue histoire du monde, je me demandais quel parti narratif on aurait pu tirer, cette fois-ci en l’anticipant, de la dislocation d’un livre en différentes séries plastiques ; sans doute y avait-il du sens à chercher une justification poétique ou même structurelle — littéralement une configuration — à l’expansion des moyens plastiques et techniques mis en œuvre pour le réaliser ? Il suffirait pour ça de composer une histoire dont ce soit à la fois l’objet et le principe de développement. Pourquoi ? Tout simplement pour soutenir l’intuition selon laquelle ces moyens qu’on dit techniques sont des modes de la connaissance, des apprentissages du monde autant que des conditions de sa réinvention permanente ; à ce titre, ils peuvent concourir à l’établissement du concept sous une forme différente de l’énoncé, comme à la narration sous une forme différente du récit.

Partant de cette considération sur les modalités de son apparition, la solution narrative du livre était induite par le tour même donné à la question : Hors sujet serait un livre policier, mais un livre policier au sens où le Cosmos de Gombrowicz en est un, c’est-à dire un espace pris dans la furie interprétative, un espace dans lequel rien n’échappe au devenir signe d’une intrigue qui épouse la totalité du monde (ce qui veut dire, sans doute, que la forme policier est la forme initiale de tout roman) ; un monde crépitant de signes au point que dans ce vacarme tout est à tout moment exténué par la possibilité toute proche de sa contradiction. La richesse d’un tel procédé d’écriture — dont on peu imaginer toute la fécondité dans un monde d’images tissé de leur polysémie constitutive — c’est que l’usage abusif des effets de sens affole les lectures imaginatives, enclenche la machine imaginaire et fait de la lecture une extraordinaire machine à inventer.

Ceci pourrait devenir vrai par le jeu même des trajets plastiques : masses contre fils, pâtes contre dilutions, arêtes contre bavures, coloriages contre couleurs, comme autant de parois — de doubles pages qui sont de nouveaux espaces de définitions, on pourrait dire : de nouvelles formulations de la même question — contre lesquelles rebondit une intrigue insaisissable par nature. De cette manière, Hors-sujet conjoint dans un même mécanisme spéculatif la pluralité des cadres narratifs — personnages, lieux, perceptions singulières de l’objet du récit — et celle des cadres techniques — acrylique, sanguines, encres colorées, crayons de couleur, aquarelle, palette graphique, collage etc.

Hors-sujet est donc un livre qui repousse son objet à mesure qu’il avance hors de toute définition satisfaisante, de toute conception achevée ; indéfinissable, cet objet l’est parce que la série des approches voit toujours repoussé le dernier chapitre, le dernier point de vue, le dernier angle d’observation vers le suivant. Un espace de plus. Des corps de plus. Une vision de plus. Un cadre plastique de plus. Qu’est-ce qui pourrait l’interrompre vraiment, sinon, à un certain moment, peut-être, le risque d’atténuer la joie à dessiner ? Et Hors sujet est très visiblement, j’espère, un plaisir de dessinateur, une espèce de ligne d’indécision entre la litanie des gammes — dans lesquelles il est si bon de se perdre — et le plaisir de traquer les zones d’inconfort, pour les résoudre ou s’y planter (il y a des enlisements criants dans Hors sujet, qui ont désormais une précieuse valeur de seuil pour moi).

Dossier de en juillet 2016