Insufferable et le numérique

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Au premier abord, Insufferable est une bande dessinée de super-héros comme il en pleut chaque semaine sur les États-Unis. Deux justiciers masqués, père et fils, luttent pour faire respecter la loi et l’ordre. Jadis coéquipiers, ils font bande à part depuis la mort de la mère. La réception d’un message mystérieux doublée du retour synchronisé de plusieurs criminels excentriques les conduit toutefois à collaborer à nouveau.

Malgré une histoire de fond qui – comme on peut le constater – ne brille pas par son originalité, Insufferable retient l’attention pour deux raisons conjointes : l’utilisation des nouvelles technologies numériques à l’intérieur comme à l’extérieur de la diégèse. À l’extérieur de la diégèse, d’abord, parce qu’Insufferable est une bande dessinée numérique, publiée de façon sérielle sur le portail en ligne Thrillbent, et qu’elle tire profit, dans sa diffusion comme dans sa construction, de possibilités propres à l’environnement digital. À l’intérieur de la diégèse, ensuite, puisque les nouvelles technologies numériques sont également à l’avant-plan dans l’histoire où elles servent à la fois de moteur à l’action et de révélateur de la fracture générationnelle entre le père et le fils, entre le justicier traditionnel et le justicier connecté. Ces deux particularités sont intéressantes indépendamment l’une de l’autre mais elles le sont encore plus lorsque considérées ensemble puisqu’elles témoignent d’un véritable souci, dans le fond comme dans la forme, d’être en phase avec les technologies contemporaines – technologies qui révolutionnent à toute vitesse notre rapport au contenu culturel et à l’information.

Les nouvelles technologies derrière Insufferable

Lancée le 1er mai 2012, la bande dessinée de Mark Waid compte d’entrée de jeu sur sa visibilité à travers les réseaux sociaux pour se faire connaître rapidement. Toute l’équipe de Thrillbent assure d’ailleurs une présence en ligne, via le site et leurs blogs personnels, pour communiquer avec les internautes et les encourager à répandre la nouvelle du lancement. Plus surprenant : dès la quatrième livraison hebdomadaire, des versions .PDF et .CBZ sont mises à disposition des visiteurs pour faciliter la libre circulation du contenu en dehors du site de Thrillbent. En effet, à l’heure où tout le monde cherche le moyen le plus sûr d’empêcher son contenu culturel numérique d’être copié illégalement, Waid l’offre sur un plateau d’argent à qui veut bien le prendre. À première vue, le geste paraît insensé. C’est le galion espagnol qui va à la rencontre du bateau pirate pour lui remettre en main propre l’or des Amériques. Or, Mark Waid – c’est un point qui mériterait d’être approfondi ailleurs – voit dans la dissémination massive et incontrôlée de sa bande dessinée sur Internet un outil promotionnel davantage qu’une menace. Les «pirates informatiques» apparaissent, selon sa logique, comme des alliés : des rabatteurs qui, en augmentant la visibilité de l’œuvre sur Internet, contribuent également à augmenter son bassin de lecteurs fidèles (ou followers). Et en effet, comme le contenu est de toute façon gratuit et qu’il est publié en primeur chaque semaine sur le site officiel (avant d’être exporté par ces pirates devenus matelots), beaucoup de lecteurs qui découvrent Insuferrable sur des sites tiers remontent naturellement vers la source.

La bande dessinée tire également pleinement profit des possibilités de l’environnement numérique dans sa construction. Très réfléchie d’un point de vue technique, Insufferable est parfaitement adaptée à  la lecture en ligne. Une interface discrète et des pages en format paysage, pensées pour épouser l’horizontalité de nos écrans, permettent de consulter l’œuvre sans avoir recours au défilement (scrolling). La page s’adapte à la surface de visionnement et peut ainsi toujours être vue en entier, qu’on la consulte sur ordinateur ou sur tablette. Un simple clic de souris ou les flèches du clavier permettent de circuler aisément à travers l’œuvre. Des paramètres pareillement intelligents, qui misent sur l’adéquation entre le contenu et son support de diffusion, tendront sans doute à se généraliser dans les prochaines années. À l’heure actuelle, toutefois, ils font encore défaut à grand nombre de publications en ligne.

L’innovation technique la plus remarquable d’Insufferable demeure sans doute, cependant, ce qu’on pourrait appeler un système de dévoilement dynamique. Les pages, en effet, ne conservent pas des constructions figées comme dans la bande dessinée papier mais se composent et se recomposent devant le lecteur – invitant celui-ci à sans cesse revisiter le nouvel ensemble panoptique qu’elles forment après chaque transformation. Loin du simple «effet visuel», ce procédé de dévoilement et de transformation progressive – s’appuyant sur Balak et son Turbomedia – est extrêmement riche d’un point de vue narratif. Il permet de ménager des effets de suspens et de surprise en ne dévoilant les cases qu’une à la suite de l’autre ou au contraire de jouer sur la vitesse et l’intensité du récit en révélant plusieurs cases simultanément.

Le fait que les images ne soient plus seulement juxtaposées, comme dans les œuvres traditionnelles, mais également parfois superposées ouvre de nouveaux horizons au langage de la bande dessinée. Cela permet, entre autres, une gamme d’effets cinétiques (par la superposition rapide de deux images statiques) mais aussi cinématographiques (par le chevauchement et le recadrage de cases qui se voilent et se dévoilent de façon progressive et coordonnée).
La même image peut être reproduite plusieurs fois sans sembler redondante, ce qui permet conséquemment d’aérer la mise en page.  Les morceaux de texte substantiels peuvent être segmentés en plusieurs bulles ou récitatifs plus discrets qui se relaient et s’effacent pour laisser place au contenu graphique. Finies donc, avec la bande dessinée à dévoilement dynamique, ces pages encombrées de dialogues, ces phylactères énormes qui obstruent l’image, se pressent contre les contours de la case ou pèsent sur les épaules des personnages, voire menacent d’avaler la tête de ceux qui les prononcent.

Mais ceci n’est qu’un aperçu. Les nouvelles possibilités sont nombreuses et plusieurs restent encore à découvrir et à exploiter.  Ceci dit, on sent, dans Insufferable, une volonté voire un plaisir de la part de vétérans du comic-book comme Mark Waid et Peter Krause à explorer le nouveau terrain d’innovations formelles et narratives que représente le numérique. Il y a une phrase qui revient d’ailleurs souvent dans les notes de blog et les discours de Mark Waid : «take advantage of what the digital can do». En ce sens, Insufferable peut être considéré comme un manifeste, une démonstration pratique du potentiel de la bande dessinée sur support numérique.
Ce qui est, disons, doublement intéressant, c’est que cette fascination de Waid pour le numérique qui est à la source du projet Thrillbent trouve son écho à l’intérieur même du récit d’Insufferable. Constamment à l’avant-plan, l’environnement numérique offre en effet ses moyens à l’action et devient révélateur des tensions entre les personnages principaux, Galahad et Nocturnus.

Les nouvelles technologies dans Insufferable

Dès les premières pages d’Insufferable (qui apparaissent du point de vue subjectif d’une webcam), un criminel emploie une méthode résolument inhabituelle – mais surtout résolument contemporaine – pour collecter la rançon d’un enlèvement : le financement collectif (ou crowdfunding). Ce n’est en effet pas le traditionnel «père et riche homme d’affaire» que le kidnappeur cherche à faire payer mais la masse anonyme des internautes qui assistent au crime depuis leur poste informatique. Ce n’est donc pas tant l’enlèvement qui est original, ici, mais plutôt les moyens qu’il emprunte. On assiste, en quelque sorte, à l’actualisation radicale par les nouvelles technologies d’un schéma ancien et relativement convenu.

Cette utilisation audacieuse des nouvelles technologies et surtout des nouveaux médias sociaux se confirme tout au long de l’œuvre. Dans Insufferable, exit le vieux truc de la une de journal (tournoyante au cinéma) pour donner le pouls de l’actualité et relancer l’action : on donne plutôt à voir la prolifération des tweets et le ruissellement de photos ou de vidéos dans l’environnement numérique. Dans la livraison 15 par exemple, alors que Galahad est engagé dans une poursuite automobile, les tweets se multiplient sur l’image, livrant en temps réel les réactions du public sur l’évènement. Cette prolifération textuelle qui apparaît en surimpression sur les images conduit le lecteur à découvrir de façon simultanée l’action et son commentaire et, ce faisant, témoigne éloquemment de l’instantanéité avec laquelle circule l’information à l’ère du numérique.
En remplaçant la lettre de rançon barbouillée de sang par la page de financement collectif, l’appareil photo par le téléphone intelligent, la une de journal par la chorale de tweets (ses chœurs et ses canons), il ne s’agit pas simplement pour Waid de changer les anciennes technologies pour les nouvelles mais de réfléchir les implications et conséquences de ce changement. Le conflit central du récit, qui oppose Nocturnus le père à Galahad son fils, peut en ce sens être lu, dans une perspective plus vaste, comme le conflit de deux générations que sépare la révolution numérique.

Waid oppose en effet, dans Insufferable, deux figures contrastées du justicier : le justicier traditionnel et le justicier connecté.
Nocturnus s’inscrit dans la lignée du justicier traditionnel dont il reproduit plusieurs tropes. Il porte le masque, utilise des gadgets, circule via des souterrains secrets, a des informateurs dans les forces de l’ordre (qu’il rencontre sur des toits d’immeubles !). Dévoué à sa cause, prudent et réfléchi, il résout les énigmes laissées par ses adversaires à force de ruse et de détermination. S’il peut avoir accès à des technologies de pointe, son outillage et sa présence numérique se réduisent malgré tout au minimum : ordinateur et imprimante vétustes, routeur, boîte courriel. Par son souci du privé, Nocturnus rejoint une tradition de (super) héros qui font de la préservation de leur identité secrète (réelle et ici également numérique) un enjeu majeur. On peut penser, en premier lieu, à Superman, Batman et Spiderman. Il y en a d’autres.
Face à lui, on retrouve Galahad, son fils et son élève : le justicier connecté. Galahad incarne une relève plus techno-compétente et plus techno-centrée (je me retiens d’utiliser des néologismes comme technombriliste ou technobsédée). À l’abnégation et à la discrétion du père s’oppose le désir de reconnaissance du fils et, si l’un cherche à rester dans l’ombre, l’autre s’expose volontairement aux feux des médias. Branché dans tous les sens du terme, Galahad mise sur la collaboration active, via les médias sociaux, de toute une communauté d’utilisateurs en ligne pour le supporter dans son combat contre le crime. Il est hyper-conscient et hyper-soucieux de son identité numérique. Il paye une agence de presse pour la polir et l’entretient également lui-même, sur son propre site internet, en retransmettant les vidéos capturées par une nano caméra intégrée à même son masque de justicier. Il gère les commentaires, surveille les forums, ajoute du contenu, se fait lui-même commentateur principal et privilégié de son combat. Jouant sur les codes de l’identité numérique, il s’auto-congratule aussi (et prend sa propre défense) sous le couvert du pseudonyme un doigt prétentieux de Galahadfan1. S’il peut rappeler Ironman et son fameux «coming-out» médiatique, Galahad fait avant tout penser aux héros citoyens (real life superheros) et autres Phoenix Jones qu’on a vus se multiplier dans les dernières années, avec le retour en force de productions super-héroiques sur nos écrans.

On le constate, Nocturnus et Galahad sont les représentants héroïques de classes plus grandes. La confrontation qui les oppose peut être exportée, à l’échelle sociale, à la confrontation actuelle entre le monde pré-numérique et le monde numérique. L’idée n’est d’ailleurs pas complètement inédite. Insufferable s’inscrit en droite ligne de films récents comme Live Free or Die Hard ou Skyfall dans lesquels un héros traditionnel (John McClane, James Bond) est appelé à collaborer avec une jeune recrue techno-compétente (Matt Farrell, Q) pour faire face à des cybercriminels.
Ceci dit aucun de ces deux films, où la recrue sert avant tout à remettre en question la place du héros «fier-à-bras» dans un monde confronté à la révolution numérique, ne donnent aussi nettement l’avantage à la vieille garde qu’Insufferable. Et en effet, si Bond et McClane ont tous deux la chance de prouver la valeur des «bonnes vieilles méthodes» avant l’arrivée du générique, ni l’un ni l’autre ne connaissent un triomphe aussi total que celui de Nocturnus.
Dans Insufferable, en effet, les nouvelles technologies mentent, déçoivent  corrompent, déshumanisent voire mettent en danger (épisode de Malvolia à l’aquarium). À l’inverse, le piège artisanal s’avère toujours efficace, les méthodes d’information traditionnelles valent largement les nouvelles, la littérature classique livre des indices que le réseau ignore.

Galahad, qui représente le justicier moderne connecté, apparaît quant à lui comme un personnage critiqué et résolument antipathique, présenté dès le seuil de l’œuvre comme un «arrogant, ungrateful douchebag». Il présente tous les symptômes – observés ou pressentis – de la révolution numérique. Habitué aux textes courts et à l’instantanéité du réseau, Galahad est incapable de lecture dense et demeure rébarbatif aux problèmes complexes qui exigent temps et réflexion. Qui plus est, l’importance qu’il accorde au virtuel s’accompagne d’un détachement du monde réel. Odieux dans ses rapports sociaux, il cherche néanmoins à briller en ligne et n’a de cesse de contempler le reflet numérique que lui renvoient les écrans de ses postes informatiques. Il est irascible avec tous ceux qu’il voit au quotidien et, paradoxalement, courtise des internautes qu’il ne voit jamais qu’à travers leurs avatars numériques. Un exemple évident est fourni dans la livraison 24 quand Galahad ignore une admiratrice qui se tient devant lui pour se concentrer sur l’évolution d’un feed sur son téléphone intelligent. Le glissement de son attention du monde matériel au monde numérique est alors souligné par un effacement progressif du décor. Un procédé similaire est utilisé dès la livraison suivante, alors que des tweets en surimpression viennent enterrer la voix de son père.

C’est par le personnage critiqué de Galahad, justicier qui semble chercher l’attention plus que la justice, qu’Insuferrable rejoint des bandes dessinées comme Watchmen, Kickass, Less than heroes, The Death Ray ou encore des films comme Super ou même Chronicle qui questionnent le caractère moral et éthique du justicier[1].
Cette critique en règle du justicier connecté porte une réflexion sur les possibles revers de l’environnement numérique. Réflexion d’autant plus étonnante qu’elle semble favoriser une approche traditionnelle (via le père qui domine constamment le fils) alors que tout dans la bande dessinée, de sa publication sur Internet à son souci d’intégrer les nouvelles technologies à la narration, tend à valoriser l’apport du numérique.
Doit-on pour autant conclure à une posture contradictoire de l’auteur ? Seulement si on confond le numérique comme espace de renouveau culturel (que Waid prône pour la bande dessinée) et le numérique comme risque d’aliénation sociale (que Waid condamne à travers Galahad). Je serais en effet incliné à voir, chez Waid, non pas deux positions contradictoires face au numérique mais plutôt une constatation cohérente et nuancée de la nature paradoxale de l’environnement Web ; environnement qui rapproche autant qu’il éloigne, qui nous réunit virtuellement en même temps qu’il nous isole socialement.

Ce qui fait d’Insufferable une œuvre techniquement et idéologiquement marquante, ultimement, c’est cette réflexion sur le numérique qui se poursuit de l’extérieur jusqu’à l’intérieur de la diégèse ; qui n’est ni idéaliste ni alarmiste mais qui appréhende, au contraire, le numérique dans sa dualité ; une réflexion qui, d’une part, célèbre ses opportunités et, d’autre part, prévient contre ses éventuelles dérives.
On a souvent encensé Scott McCloud, depuis la publication d’Understanding Comics en 1993, pour avoir livré un essai sur la bande dessinée qui prenait lui-même la forme d’une bande dessinée. En ce sens, je crois que Mark Waid mérite également qu’on le salue pour avoir offert, avec Insufferable, une réflexion sur le numérique qui prend elle-même la forme d’une œuvre numérique réfléchie.

Notes

  1. Voir, à ce propos, le très pertinent dossier de Pop-en-stock : «Le crépuscule des super-héros».
Dossier de en avril 2013