«Je» est un autre

de

L’autobiographie avait été (et reste, dans une moindre mesure aujourd’hui) le fer de lance de la bande dessinée indépendante, lui permettant de s’affirmer en genre majeur (adulte) en s’ancrant dans une réalité. Depuis cette explosion d’Approximativement, de Journal et autres Peepshow, les auteurs ont pris leurs distances, et se sont tournés vers des projets plus libres, parlant d’eux tout en parlant d’autre chose.[1]
Juste retour de balancier, voici donc que débarquent, Larcenet en tête, des auteurs qui décident de parler d’autre chose tout en parlant d’eux — adoptant une forme étrange d’autobiographie fictionnelle.

– Le Manu de l’album, c’est moi vu par Ferri mais dessiné par moi ! … sauf que, quand Manu dessine, je change de style pour pas qu’on voie qu’il dessine comme moi …
– Qui ?
– Manu.
– Mais alors, toi, t’es qui ?
(«L’explication», in Le retour à la terre vol. 2)

C’est (en substance) la question qu’on peut se poser à la lecture du Retour à la terre, sorte de contrepoint léger au magistral Combat ordinaire. Qui, au juste, est Manu Larcenet ?
On connaissait le spécialiste de «l’Umour» qui égrainait les aventures de Bill Baroud dans les pages de Fluide Glacial. En marge, on avait découvert un artiste torturé au détour de deux albums insoutenables de noirceur, Presque et Dallas Cowboy [2] .
Aujourd’hui, cette dualité semble moins marquée, et même s’il continue à donner à lire deux facettes de lui-même (grave et léger, drôle et sombre), on y retrouve une certaine cohérence, une unité qui ne fait plus douter qu’il n’y ait, derrière tout cela, qu’un seul auteur.


Ceci dit, Manu Larcenet sème le trouble. Si Marco Louis est photographe (et non pas dessinateur de bandes dessinées), il partage quand même les mêmes initiales, les mêmes crises d’angoisse. Même si Manu Larssinet est une version «pour rire» de l’auteur, il est à la recherche d’un psy.
Et, comme thème unificateur de ces deux séries, le départ d’un citadin pour la province, loin du stress des grandes villes. Coïncidence pour le moins étrange ( ?), Manu Larcenet s’est installé depuis trois ans dans le Beaujolais.
On pourrait continuer à lister les similitudes, les points de rencontres entre les deux séries (le chat, l’installation avec son amie, les projets d’enfants …) — mais le lecteur est déjà convaincu, pas de doute, il s’agit là d’un projet autobio, un projet en facettes, multiforme et éclaté, mais autobio quand même.

Oui, mais. «La plupart des gens pensent qu’il s’agit d’une autobiographie, alors que ce n’est pas du tout mon propos. […] Le Combat Ordinaire est d’abord une expérience de narration, un bon moyen d’explorer des thèmes qui me sont chers, comme le doute, la difficulté d’aimer vraiment les autres, de pardonner, de comprendre» [3] .
Alors on peut se sentir floué, se sentir trompé. On avait cru souffrir avec (sympathie) Manu Larcenet, on s’était laissé toucher par ces moments si justes, si douloureux qu’ils ne pouvaient qu’être vrais — emporté par l’illusion de l’œuvre autobiographique, cette illusion que l’on peut communier avec un auteur au travers de ses histoires.


On pourrait rapprocher cette «autobiographie romancée» du travail de Frédéric Boilet, en particulier dans L’épinard de Yukiko. Basant sa création graphique sur des photos à l’origine, Boilet s’est désormais tourné vers la vidéo. Et le voici alors scénarisant une histoire fictive dont il est (physiquement et nommément) le héros — histoire qu’il se retrouve à jouer devant la caméra, pour ensuite la restituer sur le papier. Etrange processus d’«autobiographie fictive» qui finit alors par devenir une réalité vécue pour son auteur …
Autre «trompeur» de talent, Seth, qui met en scène dans It’s a good life if you don’t weaken un «Seth-personnage» partant sur les traces d’un cartoonist des années 50. On y trouve tous les accents d’une autobiographie, finalement moins intéressée par les comic-strips de Kalo que par la quête de soi-même — étayée par des «guest stars» (dont Chester Brown, que l’on sait ami de l’auteur), et qui va même jusqu’à se conclure avec la présentation des fruits de cette recherche en pièces à conviction … mais qui (on l’apprendra plus tard) n’a rien de réel.

Faut-il en vouloir à ces auteurs qui, sous des dehors de confession, nous mènent finalement en bateau ? Faut-il remettre en question ces émotions qu’ils nous transmettent, alors qu’ils ne les ont pas vraiment ressenties ?
La représentation de soi, cette «mise en scène» de l’auteur qui s’opère dans la bande dessinée relève de l’autofiction [4] — très à la mode en littérature ces dernières années, mais qui (à ce qu’on nous en dit) marque le pas tout en restant encore présente dans cette rentrée littéraire (Sous réserve d’Hélène Frappat, ou encore Moody Blues de Rick Moody).
Mais la bande dessinée donne à voir, expose en quelque sorte. Il y a bien quelques cinéastes (Woody Allen, Nanni Moretti) qui se représentent à la première personne — mais l’on sait bien que le film reste un espace d’illusion, forcément léché, travaillé, digéré et repensé, ce qui lui ôte toute potentialité d’immédiateté. En comparaison, la bande dessinée est une œuvre personnelle, fruit du travail de deux ou quatre mains, rarement plus.
Alors, quand un auteur pourrait dessiner n’importe quoi sur la page, dinosaure ou vaisseau spatial, et qu’il décide de s’y représenter, lui, cela veut bien dire quelque chose. Si, quand il pourrait se lancer dans une saga épique avec des dragons ou des planètes inexplorées, il préfère s’intéresser au quotidien qu’il connaît, c’est sûr, c’est un signe. Pourquoi délaisser toutes ces potentialités, si ce n’est pour parler de ce qui tient le plus à cœur à l’auteur, à savoir — lui-même ? [5]

A moins que (hypothèse retenue) l’on ne préfère y trouver la consécration d’un neuvième art enfin capable de faire vibrer avec ses histoires, «comme si c’était vrai».

Notes

  1. Cf. le très bon Appui-Tête d’Appollo sur le sujet, Le Masque et la Plume. A ce sujet, il est d’ailleurs étonnant de voir resurgir, quelques années après la Première tentative de journal direct de Fabrice Neaud dans les pages d’Ego Comme X, la recherche d’une autobiographie encore moins policée, plus vraie car plus immédiate, au travers des carnets des auteurs — entre autres, Lewis Trondheim (Carnets de Bord), Joann Sfar (Parapluie, Piano et autres instruments) ou Craig Thompson (Carnet de Voyage).
  2. Ainsi que L’Artiste de la Famille et On fera avec — tous auto-édités chez Les rêveurs.
  3. in «La guerre d’un juste», chronique du Combat ordinaire vol. 2, Les Inrockuptibles n°444, 2 Juin 2004.
  4. «Un récit dont auteur, narrateur et protagoniste partagent la même identité nominale et dont l’intitulé générique indique qu’il s’agit d’un roman.», définition donnée par Philippe Lejeune dans son Pacte Autobiographique. Le néologisme est introduit par Serge Doubrovsky dans son roman Fils en 1977.
  5. Hergé ne déclarait-il pas «Tintin, c’est moi» ?
Site officiel de Frédéric Boilet
Site officiel de Manu Larcenet*
Dossier de en janvier 2005