En attente d’une théorie, mirages

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Observons un moment ce schéma. Scott McCloud adore les schémas. L’art invisible fourmille de schémas. De variations sur un même schéma. Ils instruisent à leur manière le procès des autres images, décidément trop significativement improductives. C’est beau, un schéma, c’est le jardin à la française devant le bordel grouillant du monde. Plus rien d’inutile, d’ambigu, pense-t-on. C’est sérieux, ça démontre. Forcément, puisque c’est un schéma.
C’est devant l’espèce de tour de passe-passe ci-dessus que nous voyons McCloud conduit par sa propre obstination à considérer images et textes comme modalités d’une même famille codant de la signification, et tôt ou tard, à faire l’aveu que sa fin, que la fin de toute image, est de plier tôt ou tard à l’efficacité d’une communication réussie. Momentanément, elle aura joué aux glissements diffus des masques, mais sa véritable raison d’être était donc d’être démasquée… Pour Scott McCloud, le poétique est un jeu de pistes de scouts. Il y a au fond de tout poème, essentiellement, une allégorie en attente de rétablissement.
Dans ce cadre de pensée rien ne justifie qu’il existe simplement une image. Une image n’est qu’en attente d’être enfin sauvée par la signification, c’est-à-dire moins encore que le langage : par le code.

Il y a toujours un abaissement possible de l’image, par un abaissement de ses fins, par exemple. On peut toujours l’entraîner un peu plus bas, encore un peu au-dessous du kantisme, au-dessous de son rôle de tunnel décoratif vers l’idea. Car l’idea, eh bien, c’était encore un monde. On peut être plus modeste, viser plus douillet que le monde. On peut en faire une balise.
Pour ça, il faudra tailler et encore retailler, redéfinir jusqu’à en donner le vertige le jeu des relations. Des relations des images au monde, bien sûr, mais des images entre elles, des images au langage ; il faudra forcer certains passages pour opérer un étrange double mouvement de l’esprit, qui consistera dans un premier temps à lier ce qui semblait délié pour mieux hiérarchiser dans un second temps, il faudra tirer parties de relations avérées — oui, le travail de l’image et le langage ont quelque chose à faire ensemble, ressortissent par bien des points à des domaines communs de l’expérience du monde — pour faire passer en force des relations irrecevables — ils entretiennent entre eux un rapport de causalité historique.
Pour illustrer ces dérives paralogiques, on se souviendra par exemple du tour platonicien par lequel la couleur fut frappée d’impureté : pharmakon — poison rhétorique — insatisfaisant le projet théorique de sa mimesis, elle fut baladée par lui au cours d’un syllogisme dévastateur qui allait en faire signe, puis trait : «Le double paradigme de l’écriture et du portrait, du portrait comme écriture et de l’écriture comme portrait, en établissant une analogie entre les lettres, les lignes et les couleurs, permettra de restaurer au profit de la mimesis l’homogénéité entre les divers éléments du tableau.» (J. Lichtenstein, La couleur éloquente.) Tour de passe-passe par lequel en déplaçant une relation, on espère non pas modifier les rapports de force entre les termes ou la qualité de ces rapports, mais la nature même de ces termes pour en réduire artificiellement la profonde disparité : «En définissant la couleur comme signe, le signe comme image, l’image comme inscription, l’inscription comme portrait, Platon parvient à ce tour de force de définir la couleur comme dessin» (ibidem).

Regardons à nouveau ce schéma : que dire de la supercherie qui consiste moins à compter sur la force de conviction d’une comparaison que sur la furtivité de la relation tirée entre ses deux termes, pourtant éloignés par un gouffre ? McCloud compte uniquement sur notre empressement pour convaincre, sur notre rapidité à sauter du regard par-dessus le signe égal et sa puissance magique auto réalisatrice.
Mais au même titre que ce n’est pas avec des mots que l’on parle, mais avec des phrases, ce n’est pas l’anatomie qui régule la composition des corps dessinés, mais l’économie du dessin de chaque dessinateur. Là encore, ce ne sont pas des degrés d’iconicité qui séparent ces champs, mais des mondes en devenir permanent, des flux propres, des modes de subjectivations.
Considérer l’esquisse furtive d’une tête comme un glyphe, voilà une régression bien en deçà de Saussure, dans une partie codée où, comme je l’ai déjà dit, aucune conceptualisation (qui garantit l’ouverture du monde donné au monde possible) n’est venue articuler signifiant et signifié[1].

L’autre superstition sous-jacente à ce jeu des équivalences, est la supposition d’un zéro rhétorique qui — par naïveté ou par prévarication, rendant imperceptible le jeu des différences remarquables, les supposant inexistantes ou bruyantes — établit l’existence d’un authentique smiley sans auteur en puissance au cœur de toute bande dessinée. Obstination à plier au même paradigme langage et dessin jusqu’à s’aveugler sur le hiatus qui n’est pas formel, pourtant, mais ontologique.

La force de frappe la plus hostile à l’intelligence est toujours le bon sens, qui n’a pas d’autre raison d’être que de faire taire toute interrogation devant la puissance écrasante du consensus social.
C’est au bon sens, au mode analogique et au raccourci permanent que McCloud confie son fil méthodique, d’autant plus hypnotique sans doute que ses lecteurs ont reçu avec émotion un livre qu’ils appelaient de tous leurs vœux, quittes à laisser de côté tous les points par lesquels ce livre trahissait cette attente messianique…

Il écrit, page 49 : «plus les images s’écartent de la réalité, plus elles nécessitent un niveau élevé de perception, et se rapprochent alors des mots. Plus les mots sont hardis, directs, plus ils nécessitent un niveau faible de perception, sont reçus rapidement, et se rapprochent alors des images ».

De quoi accompagne-t-il cette déclaration ?
Il faut avouer qu’on n’est jamais déçu par ce qui se trame sur les pages de McCloud. C’est toujours au minimum déconcertant…
Le schéma par lequel il s’applique à mettre en lumière sa conception de la complexité (on ne sait jamais trop s’il parle de difficulté, d’indéchiffrabilité, d’inintelligibilité, d’obscurité), dévoile l‘étonnante richesse des moyens qu’il se donne pour une démonstration : ce sont des lettres anglaises — ces enfantillages décoratifs d’une autre ère, ces mignardises qui permettent aux charcutiers de donner un petit cachet du passé authentique à l’emballage de leurs jambons — qui viennent l’aider à signifier le plus haut degré de perception. Ces boucles sages enrobant un bout de texte, c’est ça qui nous assure que la littérature est bien dans les parages.
Mais quelle étrange idée de l’écriture peut diable conduire à ce genre de bouffonnerie ?
Il n’y a aucune phrase, vaguement exemplaire de quelque chose, qui aurait pu étayer son hypothèse ? C’est que, pour cela, il aurait fallu sans doute que l’entité fluide phrase masquât un instant l’impure subjectivation qui la sillonne, il aurait fallu débusquer quelque chose comme du discours sans cause humaine…
Que décorent-elles, ces lettres anglaises ? Qu’est-ce qu’elles emberlificotent ? Il n’y a rien d’étonnant à ce qu’à l’enfantillage se superpose naturellement la ritournelle : McCloud annone un vers du Sonnet II de Shakespeare, «Thy youth’s proud livery, so gaz’d on now»[2], comme son double français se serait arrimé, sans doute, à «Mignonne, allons voir si la rose»… Une façon comme une autre de réserver au lieu commun le soin de ne rien dire. C’est donc Shakespeare à l’école qui escamote la bande dessinée dans une démonstration qui tente de s’approcher, lit-on, d’un niveau élevé de perception, des mots : on croit galoper vers plus de littérature, mais on court surtout vers moins de bande dessinée.
Ce sont les étagères qui convoquent les bibelots.

Des lettres anglaises… Bon sang… N’y avait-il rien qui pût inscrire ce mouvement désiré «vers les mots» — pour peu que ça veuille dire quelque chose — dans la bande dessinée, par exemple ? Il aurait pu s’agir, je ne sais pas, de l’effet du texte en expansion (celui, par exemple, de l’emphase maladive saturant les pages de Masse ou celui du sérieux autolégitimant de Jacobs), celui de la référence (la tutelle historique de Barbier prise chez Burroughs ou les effets d’appartenance à la sphère romanesque de Nylso), mais non ; Scott McCloud a choisi un étrange recours enfantin, quitte à anéantir proprement au passage sa démonstration (ce qui s’apparente par ailleurs au mouvement qu’il opère un peu plus tard en restreignant la question picturale à la vague chétivité du diagramme) : il n’affirme pas un système en l’entraînant vers un plus de textualité illusoire (parce qu’il y aurait beaucoup à redire sur l’efficience des catégories présentées au-dessus, sur ce que pourrait signifier un plus de textualité), il l’alourdit d’un signe graphique supplémentaire, d’un signe extra linguistique, il le leste de ce mode du graphisme qui trahit le typographe débutant ou la connotation appuyée, celui qui tient tant à nous dire que le dessin de la lettre est historiquement passé un jour par la main.
Mais comment s’enlise-t-il dans toutes ces approximations ? Que signifie cette espèce de délitement du dessin ingrat de McCloud qui va s’échouer dans une lettre anglaise ? Je dis bien du dessin de McCloud, évidemment, parce que, précisément, sa démonstration l’accule à écarter un instant les tentatives systémiques ; en plaçant côté à côté un dessin de Poïvet et un dessin de Jaime Hernandez, même en truquant les cartes et en resserrant sur une bout de narine pour ne pas se poser la question du dessin comme monde, eh bien on ne pourrait que voir combien ce qui se joue entre les deux est tout autre chose qu’un petit problème de réduction iconique…
Alors McCloud nous aligne studieusement toute la chaîne de ses wagonnets démonstratifs et les emplafonne dans un mur de lettres anglaises. Le choc ne devrait pas être trop rude : il semble — lit-on — que la matière en soit la plus écartée possible de la réalité…
Poursuivons sur ce schéma, qui prendra une place cruciale dans la démonstration de McCloud ; il sera décliné à plusieurs reprises, entièrement ou partiellement.
En voici par exemple la version de la page 202.

On notera au passage un usage assez inconséquent du terme «hyperréalisme» pour caractériser une tentative maladroite de dessin académique. Scott McCloud manie toujours avec un peu de difficulté les comparaisons entre les périodes ou mouvements picturaux et la bande dessinée ; il confondra assez systématiquement un dessin minimaliste avec un dessin chétif ou indigent.

Sa conception linéaire d’une sorte de course totalisable de la représentation lui fait supposer un passage de simplification des visages «réalistes»[3] jusqu’au dessin «humoristique» (le trait jeté) qui en serait donc une conséquence possible sur un axe linéaire, imperturbable, auquel ressortirait toutes les possibilités du dessin.
Ce que servent ces dessins et la nature discursive de cette adéquation ou de cette contradiction est laissé à l’abandon des questions secondaires ; ou, pour rendre justice à la méthode de McCloud, des questions d’un autre champ.
Parce qu’il sonde un instant la bande dessinée comme si elle ressortissait subitement au seul mode du dessin (pour mieux le réduire au signe à tout moment), voilà à quelle aporie il nous conduit : par cette lecture, Superman devient plus réaliste que Les frustrés… Que pourrions-nous bien faire d’un diagramme qui nous conduit à ces culs-de-sac ?

Mais Scott McCloud est un théoricien généreux et nous offre une deuxième couche d’absurdité : un masque Bayanzi n’est pas plus une simplification d’un bronze d’Ifé qu’une peinture pariétale de Lascaux n’a été précédée de sa version détaillée dans la grotte voisine ou que la peinture de Giotto n’a entraîné dans son sillage une peinture simplifiée. Le dessin charpenté, appuyé, foisonnant, de Crivelli n’est ni la cause ni la conséquence de celui épuré et aéré de Piero della Francesca : il en est simplement un des contemporains dans l’infinie variété des possibles. Et ce qui n’est pas vrai à l’échelle sociale ni historique, ne l’est pas plus à l’échelle des vies singulières : pas plus que le joint n’a pour conséquence le crack ni le lait l’alcool, la pratique du dessin réaliste n’a pour conséquence le dessin minimaliste. Et si ça ne se réalise ni dans le corps des sociétés, ni dans le corps des hommes, dans quel corps exactement se réalise cette métamorphose ? Dans le corps théorique de Scott McCloud. La ligne qui tient ensemble tous ces modes du dessin est la cordelette truquée d’une médiocre tour de magie ; un regard plus appuyé pour en suivre le cours et elle retrouve sa mollesse d’origine avant de disparaître.

Que sous-tend-elle encore, cette étrange conversion graphique ? Qu’abstraction et simplification sont une seule et même chose, dont le caractère saillant est l’épure. Qu’une abstraction puisse être considérée comme une simplification étonnerait plus d’un théologien ou d’un philosophe… On verra un peu plus bas d’où il tire ce parallèle hasardeux (une certaine idée de la peinture).
Il règne chez lui une certaine confusion dès qu’il évoque un langage simple ou un langage complexe (langage signifiant dans ce cas précis mode de travail d’un auteur en particulier), qu’il superpose à un degré d’abstraction. Retournons un instant ces réductions hasardeuses contre elles en déplaçant le simple, par exemple, dans les récits d’Alix ou de Thorgal, et le complexe du côté de Feiffer ou de Yokoyama. Voyons ce que nous avons fait : nous avons rendu au simple la voie de l’évidence, au complexe celle de la polysémie. Dans ces exemples, il est intéressant de noter que cette obstruction est à la fois vraie pour le mode du dessin (Alix est d’une désespérante limpidité plastique) et celui de la narration qu’il sert (les tiroirs imbriqués de Thorgal sont destinés à des mains de singe). De leur artisanat inutilement compliqué ne se dégage aucune complexité. Il n’y a aucune évidence analogique à ces distributions des formes et des situations de récits.
Où se niche le «simple» du discours ? Dans quel mode de restriction ? Dans quel lieu de l’épure ? C’est parce qu’il n’est vraiment pas question de langage, que les typologies de McCloud, langage simple ou langage complexe, sont si branlantes et si inutilisables. Nietzsche, dont l’écriture est si frontale, est-il moins complexe qu’un Heidegger atterri de son vol poésard[4] ? Flaubert est-il simple et Barbey d’Aurevilly si compliqué au compte-tour des tournures et du lexique ? Tout ça n’a aucun sens pour l’écriture de fiction ou d’essai. Il n’y a que l’empressement de clore une théorie bancale pour laisser croire que ça en a pour la bande dessinée.

McCloud tient absolument à voir dans le dessin humoristique un chemin vers une signification essentielle. Mais quelles seraient ces significations essentielles ? Est-ce, par exemple, qu’un visage dessiné signifie un visage ? Non. Un visage dessiné ne signifie pas un visage, il le représente. Et que signifie un visage ? Comment en signifierait-on une essence ?
Ce qui lui fera dire un peu plus loin : «si un dessinateur veut rendre la beauté et la complexité du monde tel que nous le percevons, il lui faudra introduire une part de réalisme».
D’une part, ce nous est grossier et offensant : en ne questionnant jamais la perception comme mouvement de l’intellect, il abdique par la même toute théorie associant l’expérience sensible à la connaissance depuis Alazhen, c’est-à dire grosso modo depuis le XIe siècle.
D’autre part, on ne saurait introduire DANS du dessin une part de quoi que ce soit. Mais McCloud ayant ouvert son livre par ça :

… on ne s’étonnera plus de concevoir avec lui un rapport du dessin à sa présence qui se justifie sans durée (le dessin est donc la formalisation d’un projet de dessin, une formalité précédée d’une esquisse), sans accident (le dessin visant une quantité communiquée est donc possiblement vrai ou faux devant sa mission, raté ou réussi devant son devenir signe), sans propriété discursive propre ou poétique (le dessin contient des parcelles de sens ordonnées selon le champ des significations, qui sont extérieures à son mouvement propre d’advention), sans invention (le dessin hérite de codes, au mieux il est la garantie du style, seule forme de singularisation compréhensible par McCloud).
La déclaration «si un dessinateur veut rendre la beauté et la complexité du monde tel que nous le percevons, il lui faudra introduire une part de réalisme» ne tient pourtant pas plus de dix minutes : un Deep de Pollock ou n’importe quelle estampe de Dao Ji atteignent à ce rendement, à rendre cette présence, par des procédés complètement déréalisants ; la dernière chose que soient les dessins de Mattt Konture est bien réalistes, et pourtant c’est sans doute la première fois, dans une de ses bandes dessinées, que s’est vue réalisée l’ambition de tant de dessinateurs et de peintres, de fixer un jour les fugaces papillonnements des phosphènes et d’en instancier l’expérience puissante, réputée insaisissable.
Scott McCloud nous joue une fois encore le contenu et le contenant comme opérateur de distinction, cette fois-ci avec l’expérience sensible d’un côté telle qu’elle serait annexée (donc disjointe de lui) par le monde des idées. Cette distinction est inopérante pour un être humain : l’œil n’est pas l’organe de la vue, mais l’organe du regard.

Notes

  1. Où conduit un tel raccourci entre eux ? Faye l’illustra en son temps — dans Le récit hunique — en évoquant l’hémiplégie linguistique d’un Sartre : «Oui, pour moi le signifié c’est l’objet. Je définis mon langage qui n’est pas nécessairement celui des linguistes : cette chaise, c’est l’objet, donc c’est le signifié.» Ainsi l’on a du côté le mot chaise, de l’autre la chaise elle-même, en bois. Rien dans l’entre-deux ? Souhaitons donc que la chaise soit toujours là quand Sartre prononce ce mot, sinon personne ne le comprendra jamais.
  2. « La fière livrée de ta jeunesse, si admirée maintenant ». Traduction de Victor Hugo.
  3. Il n’est pas inintéressant de noter que pour McCloud le réalisme — illusionnisme narratif socialisant un discours fictionnel — se superpose l’académisme, tout comme, un peu plus haut, l’hyperréalisme ; on doit en conclure que ces notions nous invitent indifféremment à lorgner du côté de l’artisanat photo réaliste, et vers aucune lecture de l’histoire complexe des mimesis, aucune pensée de l’image en particulier.
  4. «Das Vaterland ist das Sein selbst» (la Patrie est l’Être même), est une des formes possibles de l’atterrissage métaphysique – Leçons sur Nietzsche – Gesamtausgabe – 1941.
Dossier de en janvier 2013