Le présent en séries

de

Certains personnages de séries de bande dessinée ont été qualifiés «d’éternellement jeunes», d’inaltérables, semblant toujours inchangés dans le présent, ignorant le temps et l’âge, à la différence de leurs lecteurs ou de leurs créateurs. La neuvième chose en séries se distinguerait ainsi de celles de la télé où les acteurs vieillissent quoiqu’ils fassent, ou de celles en dessins animés où les voix des personnages ne sont pas éternelles non plus[1].

Cette perception varierait principalement en fonction de l’apport de cinq paramètres :

– Le premier serait une inscription dans le contemporain de création et de lecture. Il est plus difficile de parler d’éternelle jeunesse pour des héros inscrits dans une époque donnée (historique ou futuriste) ou un contexte géographique autonome, marginal, voire anhistorique. Ils ne partagent plus le même temps présent, le même quotidien, ils peuvent être perçus comme étant dans un autre registre de cohérence spatio-temporelle.

– Le deuxième serait le degré de réalisme de la série et son genre. Un dessin relativement détaillé, non à charge, et des genres plus orientés vers la comédie-dramatique ou l’aventure que l’humour, susciteront plus facilement la remarque d’inaltérabilité des personnages.

– Le troisième serait la durée de publication de la série. Certaines peuvent l’avoir été pendant plusieurs décennies. Plus la production de la série s’étale dans le temps avec régularité, plus ses personnages donneront l’illusion d’immuabilité à leurs lecteurs qui eux vieillissent, ou pour le moins changent physiquement.

– Le quatrième point serait le contexte éditorial, qui peut être celui de la presse ou celui de l’édition sous forme d’album. La presse quotidienne ou hebdomadaire s’accorde par définition au présent, à l’actualité. Un numéro remplace l’autre, le fait oublier, le présent s’y renouvelle en actes. Celui-ci se retrouve par contre remis en cause par l’album[2], qui, inversement et comme son nom le définit, est un recueil d’images, fait mémoire et peut montrer le temps qui passe. Celui-ci dévoilera alors son cours à travers, par exemple, l’évolution du mode de vie. Cela se matérialisera par des changements dans les vêtements, les coiffures, les expressions langagières, les allusions à certains événements politiques, culturels ou sportifs, ou bien par l’évolution de l’environnement technologique. Dans les albums de Tintin, les moyens de transports sont, par exemple, des marqueurs très importants. On passe de voitures des années 30 à celles des années 70, ou du paquebot transatlantique à l’avion à réaction long courrier. Des écarts techniques considérables, qui pour nous peuvent plus facilement se comprendre en comparant les micro-ordinateurs des années 80 avec ceux d’aujourd’hui, ou bien par le passage à un monde où l’usage des téléphones mobiles et de l’accès à l’Internet se sont généralisés.
Notons aussi que l’édition en album révèle l’évolution stylistique du ou des créateurs, évolution qui peut alors s’affirmer comme un autre marqueur temporel. Cela peut être l’auteur qui mûrit dans sa manière de dessiner ; cela peut être aussi les différences entre dessinateurs chargés de reprendre la série d’aventures d’un ou de personnages. Cela peut donc dévoiler des périodes de création mais aussi des corrélations plus ou moins affirmées avec des courants ou école stylistiques plus large, propre à l’air du temps ou plus simplement liées à l’évolution de la neuvième chose elle-même.

– Enfin, le cinquième point est l’âge des personnages. Moins ils sont âgés, moins ils sont éloignés de l’enfance, moins ils sont inscrits dans l’adultat, et plus ils se verront facilement qualifier «d’éternellement jeunes», plus ils apparaîtront inaltérables. Les autres personnages des albums d’Hergé ne changent ni plus ni moins que Tintin, mais celui-ci est le seul à avoir semblé ne pas changer aux yeux de beaucoup.

Ce que l’on peut constater avec cette brève analyse est qu’il sera dorénavant plus difficile de parler de «héros éternellement jeune» à propos de la bande dessinée. La production principalement en album ne permet plus une proximité quotidienne avec les lecteurs. Elle institue un décalage temporel[3] et une nécessité plus ou moins consciente de créer des univers à divers degrés d’autonomie. Ajoutons aussi à cela celle des auteurs et celle d’une neuvième chose qui se connaît et se diversifie chaque jour davantage, fait que l’expression qui nous a servit de point de départ semble plus révéler une époque et une perception dépassée de la bande dessinée.
Certes, aujourd’hui on trouve toujours, par exemple, des aventures de Guy Lefranc ou de Blake et Mortimer, mais elles sont pour la plupart inscrites dans une époque donnée, oscillant entre les années 40 et 50[4]. Leur statut est celui de mythe ou de marques. On peut soit les poursuivre, soit les réactualiser ou bien les réinterpréter.
La bande dessinée en série semble ne plus pouvoir (ou ne plus donner l’illusion de) s’accorder au présent aussi directement et régulièrement que sous ses formes premières liées à la presse. On pourrait alors mieux comprendre, l’émergence aujourd’hui au sein de la neuvième chose, de tendances et de formes nouvelles s’intéressant de plus en plus au quotidien de l’intime (l’autobiographie) où à des faits d’actualité (le reportage).

Notes

  1. Cela changera peut-être avec les progrès en simulation informatique, la synthèse vocale, etc.
  2. Ou en comics : les premiers fascicules dans ce format ont été des recueils de daily strips.
  3. Environ un an pour réaliser un album aux standards franco-belges classique.
  4. Les adaptations de Tintin en dessins animés et au cinéma vont dans le même sens.
Dossier de en novembre 2013