Le rêveur et la princesse

de

Salammbô dans La Comète de Carthage: essai d’interprétation d’un songe de Freddy Lombard

Paru en 1986, La Comète de Carthage est à la fois l’album[1] de bande dessinée le plus fameux et le plus fascinant de son auteur, Yves Chaland (1958-1990). De par son ambition même, cette œuvre complexe et radicale, peut sembler, encore aujourd’hui, déroutante pour nombre de lecteurs.

Parmi toutes les magnifiques étrangetés narratives et formelles que recèle cette œuvre, retenons-en une en particulier et tâchons de l’éclairer, d’en explorer les multiples facettes : c’est une discontinuité dans le récit, une « mise en abyme » qui consiste dans l’insertion d’un épisode du roman de Flaubert Salammbô au sein même d’un songe[2] de Freddy Lombard, l’un des principaux protagonistes de l’histoire.

Ce passage se situe précisément aux planches 30 et 31 de l’album. Rappelons-en au préalable le contexte : nous sommes au mois de mai 1956[3], Freddy et ses amis Dina et Sweep, séjournent à Cassis. Ils ont établi leur campement dans une grotte des calanques où ils s’adonnent à l’archéologie sous-marine. Un jour, Freddy sauve de la noyade Alaïa, une jeune tunisienne en fuite : elle tentait d’échapper au sculpteur Carrier-Deleuze[4] qui occupe une villa sur les hauteurs de Cassis et dont elle est le modèle. C’est qu’elle croit le sculpteur coupable du meurtre d’Ava — une tunisienne elle aussi — qui est peut-être sa propre sœur[5]. Par la suite, Freddy tout à la fois s’éprend d’Alaïa, et se lie d’amitié avec Carrier-Deleuze. Après une nouvelle tentative de fuite, Alaïa trouve encore refuge dans le repaire du trio. À ce moment Freddy, craignant qu’Alaïa n’ait tué le sculpteur, se rend dans la villa. Voici où nous en sommes, quand s’amorce notre épisode.

Au bas de la planche 30, Freddy la nuit, muni de sa lampe-tempête[6], explore la villa de Carrier-Deleuze ; croyant le trouver dans sa chambre[7], il découvre dans son lit à la place un fugitif : il s’agit du professeur Picard[8] endormi ; celui-ci se réveille alors en sursaut.

La case suivante, en haut de la planche 31 est dépourvue d’indication temporelle ou spatiale ; elle montre une comète verdâtre filant dans la nuit et qui semble comme fuser sur la Terre. C’est la première apparition visuelle du bolide dans le récit[9]. Cette image opère la transition avec la double case suivante qui complète la même bande : dans la faible lueur du crépuscule une terrasse surmonte un palais. Des parfums brûlent dans des cassolettes ; éventée par une esclave, une femme se tient debout entre les colonnes de l’édifice, on la voit de dos : le lecteur averti, devinera que c’est Salammbô[10], la fille d’Hamilcar[11] héroïne du roman de Flaubert. Un homme dans une posture hiératique se tient à ses côtés ; on reconnaît Schahabarim, le grand prêtre eunuque de Tanit, son précepteur. Depuis ce poste surélevé, tous deux assistent aux sacrifices consacrés à Moloch[12] qui se déroulent en contrebas. Aux pieds du palais s’érige gigantesque, l’effigie de la divinité puis, derrière, s’élèvent les remparts de la cité qui la ceignent, et enfin au-delà, scintillent des points lumineux : les feux du campement des mercenaires qui font le siège de Carthage.

Sur la bande suivante, la première case montre la foule des Carthaginois qui assiste au sacrifice. Figuré par une quinzaine de visages caractérisés avec netteté, ce public est dépeint dans la variété des réactions que suscite le spectacle qui s’offre à lui (terreur, colère, affliction et même, joie). À la case suivante apparaît en gros plan l’effigie géante du dieu Moloch, la gueule béante et rougeoyante, engloutissant un holocauste. La troisième et dernière case de la bande montre au premier plan Salammbô de face, dont le luxe de la tenue est figuré avec minutie[13] ; derrière elle, le grand prêtre l’adjure d’intervenir personnellement afin de, dit-il, « sauver la ville de la destruction »[14]. La princesse (dont on constate qu’elle a les traits d’Alaïa) accepte : elle ira donc voir le roi des mercenaires.

Brusque changement de point de vue narratif à la case d’après : l’action se porte alors derrière les remparts de Carthage au campement des mercenaires, montrant Freddy, Dina et Sweep sous les traits de soldats jouant aux dés[15]. L’illustration proprement dite de Salammbô s’interrompt ici et à présent, tous les indices concourent à considérer qu’il s’agit-là d’un songe et que Freddy Lombard en est l’auteur. On peut le déduire quelque cases plus loin, quand on le voit s’extraire du groupe de ses amis et passer à l’action. Il entend quelque chose puis s’exclame : « C’est elle, Salammbô ! Elle est en danger ! » puis se porte à son secours. La narration se focalise sur lui et délaisse définitivement ses compagnons[16] confirmant par-là que le rêve reflète le point de vue de Freddy. S’ensuit la scène de la mort de la princesse, puis celle de l’aveu d’échec de Freddy auprès d’un éléphant de combat agonisant.

À la dernière bande de la planche 33, retour dans la sphère de la conscience : Freddy se trouve dans la grotte, Alaïa le réveille interrompant soudainement son rêve[17]. Sweep, qui s’apprête à alimenter le foyer, surprend alors une conversation[18] des amants[19], dont il révèle la teneur à Dina : « Ils mijotent quelque chose tous les deux et c’est pour la nuit prochaine ». Dina quant à elle ne semble pas prêter attention à cette remarque et, en guise de réponse commente, pointant de son index la comète qui passe dans le ciel nocturne : « … Dans deux mille ans elle reviendra vérifier si nous sommes bien tous morts. » Ce retour visuel de la comète clôt ainsi la séquence au bas de la planche 33[20], de la même manière qu’elle avait commencé.

On ne saura pas comment Freddy s’est transporté de la villa à la grotte ; c’est une des radicalités assumées qui caractérisent cette œuvre.

Une séquence onirique

En parcourant les pages de cet épisode onirique et carthaginois, on remarque tout du long un ciel rouge marbré du noir des fumignons qui s’élèvent dans l’air lourd. Par ce code visuel, les auteurs donnent la clé au lecteur pour l’identification de la séquence en indiquant par-là l’unité d’action, de temps et de lieu. Celle-ci ne s’achève donc qu’au deuxième tiers de la planche 33, quand Freddy est tiré de son cauchemar[21].

Sans devoir nécessairement remonter au Little Nemo[22] de Winsor McCay, on peut signaler que l’insertion de scènes oniriques est dans la bande dessinée dite « classique », un procédé récurrent, particulièrement à l’œuvre chez Hergé[23]. Aussi, ce morceau résonne-t-il comme un écho à cette bande dessinée qui constitue l’un des référents des aventures de Freddy Lombard[24] ; il nous place en terrain connu (l’auteur comptant que le lecteur est familier de la lecture des aventures Tintin). Mais la séquence se démarque de ses modèles de par sa longueur — ici trois pages, quand cela ne représente guère plus qu’une suite de trois cases chez Hergé — et de par sa référence à une œuvre littéraire[25], qui place le discours au-delà du champ habituel de la bande dessinée[26].

Il est important de noter que le personnage principal, sous le règne du songe, ne sélectionne pas n’importe quel moment du roman de Flaubert : il convoque significativement une scène de crise qui précède le dénouement, et où l’on voit Carthage brûler ses enfants.

Cette référence à Salammbô dans l’album la Comète de Carthage, n’intervient pas ex abrupto  ; elle est plutôt le point culminant de tout un réseau de références complexe et tissé dès le début du récit[27] qui converge ici dans ces pages. Or, à certains égards, le roman de Flaubert peut apparaître comme le prisme au travers duquel quelques-uns des personnages principaux de la Comète de Carthage, entrevoient le drame qui se joue : Freddy et Dina qui se sont aimés sur les ruines de Carthage[28], Carrier-Deleuze qui sculpte l’effigie supposée de Salammbô et Alaïa son modèle, qui est tunisienne (ajoutons que dans son délire planche 9, elle a prononcé le nom de Carthage). Parmi les autres personnages principaux, seuls demeurent étrangers à ce réseau : Sweep à cause de son prosaïsme de béotien, et Picard à cause de la rationalité de son esprit scientifique[29] et de l’obsession qu’il nourrit pour son bathyscaphe.

Sur l’origine de l’intérêt que portait Chaland à Salammbô en particulier, et pour Flaubert en général, nous ne disposons pour l’heure d’aucun élément précis, l’auteur n’y ayant à notre connaissance, pas fait explicitement allusion à l’occasion des différentes déclarations sur son travail qui nous sont parvenues[30]. Ce que nous pouvons constater en revanche, c’est que pour la seconde fois au moins, il se fait l’illustrateur de Flaubert, cinq ans après qu’il eût résumé dans une intention parodique Madame Bovary en une unique planche de bande dessinée[31].

Ici, dans cette transposition visuelle de Salammbô sous la forme de ces quatre premières cases, un détail cependant retient notre attention : cette injonction du grand prêtre assistant aux sacrifices de Moloch présente une distorsion avec la chronologie du roman. C’est à peine perceptible tant, dans ce court passage, sont condensés deux grands moments du roman de Flaubert, qui s’articulent ici avec fluidité. Il convient donc de revenir au modèle, à l’original, à la source.

Pour cela, empruntons à Zola son résumé[32] : l’on pourra ainsi s’assurer d’abord que « Salammbô, poussée par Schahabarim, le grand prêtre eunuque de Tanit, [va] se livrer à Mâtho sous sa tente », puis que « Spendius met encore Carthage à deux doigts de sa perte, en coupant l’aqueduc et en privant la ville d’eau. Il y a là un épisode superbe, le sacrifice humain à Moloch pour apaiser le dieu ». C’est alors que survient la pluie qui délivre Carthage : on peut se demander, quel effet — sinon quel sens — produit dans l’album cette liberté avec l’ordre du texte original[33].

Salammbô revisité

Concentrer deux moments éloignés dans le récit de Flaubert et les intervertir (le moment fameux de l’holocauste et la décision de l’entremise de Salammbô auprès du roi des mercenaires) dans une même unité de lieu, de temps et d’action, voilà qui n’a rien d’anodin. Il convient de s’y attarder.

La représentation en dessin de la « grillade des moutards » (pour reprendre les propres termes provocateurs employés par Flaubert dans sa correspondance[34] ) est propice à donner la coloration horrifique qu’appelle l’évocation d’une telle œuvre[35]. Emblématique du roman, cette scène permet au lecteur informé de situer d’emblée la référence littéraire[36], elle est en outre visuellement saisissante et s’avère pour les auteurs[37] comme « une scène à faire » ; par surcroît elle recèle un écho à une bande dessinée de l’âge classique, le Tombeau étrusque de Jacques Martin, qui évoque le culte de Baal-Moloch[38] et dont les auteurs peuvent supposer que lecteur a connaissance[39].

Quant à cette représentation d’un acte de cruauté extrême — le sacrifice ritualisé d’êtres humains — même distanciée comme c’est le cas ici, elle n’est pas vraiment étonnante : on sait qu’elle procède d’une fascination singulière de Chaland pour le crime sadique et plus généralement le sang, qui traverse toute son œuvre[40], nous n’y reviendrons pas. Mais pour ce qui regarde précisément le thème des sacrifices humains, une bande dessinée de jeunesse datée de 1977 (soit plus de huit ans avant la Comète de Carthage) témoigne de l’ancienneté chez lui de cet intérêt ; les réminiscences de Salammbô qu’on y a relevées ne sont pas douteuses[41].

Une autre distorsion à signaler : dans le roman les sacrifices s’avèrent bénéfiques, alors que dans le rêve de Freddy, cette « barbarie »[42] demeure inopérante, ce qui conduit à la requête de Schahabarim. On pourra considérer que cette interversion de l’épisode où Salammbô se résout à intercéder auprès du roi des mercenaires, confère ici un tour rétrospectivement plus noble à sa démarche qui la place au rang d’une Judith de l’Ancien Testament[43], comme si elle incarnait l’ultime recours face à une calamité insurmontable[44], alors que dans le roman sa rencontre avec Mâtho l’a définitivement souillée et rabaissée aux yeux des siens, au rang d’une prostituée[45].

Au point de vue de la dynamique narrative, on constate que cette modification est bénéfique en ce qu’elle crée les conditions de l’agression de Salammbô hors les murs et permet ainsi de faire de Freddy le spectateur impuissant de son assassinat.

Si cette suite de quatre cases n’est donc plus tout à fait Salammbô, c’est tout de même encore Salammbô, « digéré » par Freddy qui le réinterprète en songe, cependant que son subconscient est agité par sa relation tumultueuse avec Alaïa[46]. Ainsi, quand nous lisons la Comète de Carthage — l’œuvre même où s’inscrit le rêve de Freddy Lombard — plus qu’à un récit dans le récit, ce à quoi nous sommes conviés, c’est au spectacle de la psyché d’un personnage qui rejoue en songe un roman célèbre intitulé Salammbô, mais dont la trame est progressivement réaménagée par le rêveur.

Tâchons à présent de déceler les enjeux de cette séquence onirique.

« Carthage mon amour »

On sait par notre lecture de l’album que Freddy s’est piqué d’identifier Alaïa à Salammbô dès leur première rencontre, alors qu’il se livrait à la pêche au crabe[47] : sitôt qu’il la voit, Freddy l’assimile à une princesse. Après qu’il l’a sauvée de la noyade[48], Freddy la désigne plus spécifiquement comme une « princesse phénicienne » (planche 9), parallélisme que recoupe la phrase d’Alaïa prononcée dans son délire « Carthage mon amour[49], attends-moi, je viens. » En haut de la planche 11, quand Alaïa est partie, Freddy précise à l’attention de Dina sa théorie[50]. Enfin, la sculpture à laquelle travaille Carrier-Deleuze évoque évidemment (quoique ce ne soit pas dit explicitement), la figure de Salammbô.

C’est bien au-delà d’une simple fantaisie. Car plus loin, le long monologue intérieur de Dina[51] nous avait appris les conditions dans lesquelles Freddy lui avait déclaré son amour un an auparavant, sur les ruines de Carthage. Carthage est donc autant un lieu historique[52] (dont les ruines sont encore visibles aux environs de Tunis) qu’un moment intime du vécu sentimental de Freddy. Si Alaïa succède dans son cœur à Dina, Carthage, symbole de l’amour, en assure la continuité. Il n’est alors pas surprenant que cette identification se traduise en songe au moment où, dans l’album, le drame s’intensifie (Alaïa court un danger, Carrier-Deleuze a disparu) et où l’on voit Freddy tenu en échec dans ses tentatives pour porter secours à son aimée.

Si Carthage représente l’amour pour Freddy, c’est un amour mortifère, empreint de culpabilité[53] et d’appréhension quant au sort qui attend Alaïa[54]. Le destin de Salammbô n’est-il pas de mourir tragiquement ? Toutefois dans l’œuvre originale, celle-ci revient à Carthage après avoir rapporté le zaïmph[55] repris à Mâtho[56] et n’expire qu’à la toute fin du roman[57] au moment de ses noces avec le prince numide Nar’Havas. Dans la version onirique de Freddy, Salammbô est tuée par des soldats en se rendant auprès du roi des Mercenaires : on remarquera que la scène est jouée en ombres chinoises, dans un souci de distanciation[58] qui dédramatise en quelque sorte, l’acte meurtrier et ajoute un caractère indécidable quant à la nature des protagonistes[59]. Quand Freddy arrive sur les lieux du drame, les soldats s’enfuient déjà au loin, abandonnant le corps[60] aux pieds des crucifiés qui usent de leurs dernières forces pour proclamer avec dérision la perte de Carthage et railler Feddy : « Tu arrives trop tard ! Elle est morte ! », leurs rires résonnent, assourdissants, au point que Freddy s’en bouche les oreilles. L’intervention de Freddy se solde donc par un échec, qu’il tente par la suite de relativiser[61].

Aussi, le sentiment dominant exprimé par le songe de Freddy est son impuissance à sauver Salammbô/Alaïa, et la culpabilité qui en résulte. Cette impuissance est symbolisée par l’épée rouillée qu’il ne parvient pas à sortir de son fourreau[62], puis par la violence dont il fait montre à l’encontre de l’éléphant[63] agonisant, somptueux dans son caparaçon d’or et lamentable dans son avachissement, témoin muet de la folie meurtrière des hommes.

Un rêve révélateur et catalyseur

Plus encore que dans la réalité du monde conscient, le rêve révèle à Freddy comment Salammbô/Alaïa appartient à un monde culturellement et physiquement distinct de celui dans lequel il évolue, lui et ses amis. Enfermée dans ses murs, Carthage la barbare et ses mystères sophistiqués d’une part, et d’autre part un monde de mercenaires « mutli-ethniques » mais latinisés[64] (et donc peu ou prou civilisés) qui l’assiège pour la détruire : l’incursion de la princesse dans cet autre monde cause immédiatement sa perte.

Les deux univers sont décidément inconciliables quoiqu’ils aient en commun leur marginalité[65] : dans la réalité vécue, Freddy et ses amis à la fois rebuts de la société et bassement matérialistes dans leur entreprise de pillage des richesses archéologiques contenues dans les fonds marins, ne sont-ils pas finalement les avatars modernes de ces mercenaires antiques ? Tandis que Carrier-Deleuze et Alaïa évoluent dans un univers passéiste[66] et raffiné en quête d’un impossible absolu[67]. Freddy, de par son peu d’implication dans les recherches sous-marines de ses amis, mais aussi par sa culture livresque qu’il partage avec le sculpteur, est à mi-chemin de ces deux univers et donc, en proie à une conflit intérieur entre fidélité aux siens, et aspiration à des relations humaines de nature plus élevée.

Remarquons que le rêve ici, contrairement au poncif habituel, n’est pas véritablement prémonitoire au sens où Freddy n’a pas la révélation anticipée de faits non encore survenus — en l’occurrence l’assassinat d’Alaïa (dont la suite de l’histoire nous apprend qu’il n’aura pas lieu). Non, le songe de Freddy est davantage une transposition symbolique de la relation qui l’unit à Alaïa, une relation marquée d’un idéal chevaleresque et romantique, mais vouée à l’échec pour la raison qu’on a évoquée plus haut. Ce nouveau cadre lui permet cependant d’entrevoir — au moyen d’une fiction romanesque réinventée — les enjeux à l’œuvre dans le drame personnel qui touche Alaïa, et qui réclament semble-t-il, une fuite imminente.

Ainsi, la nature des évènements fictifs qui se sont déroulés dans son rêve puis l’interprétation qu’il s’en donne, vont conditionner son passage à l’action dans la réalité, et le pousser à conjurer la fatalité : on s’expliquera mieux ainsi le commentaire de Sweep à Dina « c’est pour la nuit prochaine » nous révélant que Freddy et Alaïa vont s’enfuir. Le héros se porte au secours de la princesse pour la faire échapper à son sort tragique, une décision qui succède immédiatement à la sortie de son rêve.

La remarque de Dina[68] devant le spectacle de la comète traduit un nouvel effet de distanciation, relativisant l’enjeu dramatique de la fuite des amants, la rapportant à l’insignifiance des destinées humaines dans la marche de l’univers : « dans deux mille ans elle reviendra… », c’est à quelques deux-cents ans près, la distance qui sépare l’action de Salammbô de celle des protagonistes de la Comète de Carthage. « Elle reviendra ». Mais peut-être s’agit-il d’Alaïa, insaisissable figure, récursive et filante ?

Plus loin, dans la partie du rêve située dans le camp des mercenaires, on a vu comment Freddy découvrait le corps de Salammbô/Alaïa, et l’amplification du drame causé par les sarcasmes cruels des crucifiés. Or cette image reviendra hanter Freddy quelques pages plus loin sous forme de répétition cependant qu’il fuit en compagnie d’Alaïa ; à la planche 40, Freddy voit au loin, en ombre chinoise la silhouette menaçante de Phidias se saisissant d’Alaïa sous un rocher. Par la vision de cette lointaine pantomime, le souvenir du rêve est convoqué : le ciel s’empourpre (rappel visuel au lecteur attentif, de la séquence onirique[69] ), et les crucifiés apparaissent alors dans le ciel, leurs rires résonnent de nouveau, et Freddy de répéter ce geste de se boucher les oreilles. Sa mauvaise conscience, le souvenir de son échec sont réactivés, et c’est à ce moment précis qu’il passe à l’action : il s’empare d’une grosse pierre[70] et parvient à sauver Alaïa de l’étreinte du sculpteur. Mais à ce moment, était-elle réellement mortellement menacée ? Et quand la jeune femme reproche à son sauveur : « vous l’avez tué ! », Freddy manifeste une clairvoyance étonnante : « mais non, on ne meurt pas comme ça. Venez maintenant Alaïa ! », renvoyant ainsi le poncif romanesque au principe de réalité.

En dépit de la détermination de Freddy à surmonter la fatalité, ses efforts demeureront vains : les derniers mots d’Alaïa à Freddy sont que « rien ne peut détourner le cours du destin. Ainsi, même Carthage, ce colosse invincible, fut anéantie un jour, et les pierres de ses murailles dispersées dans le désert ».

Tel qu’il est évoqué au travers de la Comète de Carthage, le roman de Flaubert (narration d’un amour tragique) apparaît bel et bien comme un théâtre où la psyché[71] de Freddy, nourrie de culture classique[72] offre une représentation sublimée des événements du présent trivial. La mort en songe de Salammbô/Alaïa est peut-être la préfigure symbolique de l’acceptation, aux yeux de Freddy, de l’irréalité de sa chère princesse. L’épisode du rêve cristallise les interférences entre Salammbô, l’œuvre de fiction dont nous partageons avec Freddy l’expérience de la lecture, et le cours des événements qui se jouent dans l’œuvre même que nous lisons et qui la structure. Ainsi Alaïa une fois sauvée, disparaîtra dans les profondeurs marines à bord d’un engin (le bathyscaphe invention réelle de Picard, mais qui en convoque inévitablement un autre, plus encore que celle du Professeur Tournesol[73], le nautilus de Nemo[74] ) pour rejoindre cette Carthage de fiction, d’où possiblement, elle est venue[75].

D’une manière plus générale aussi, ce qui frappe au fil des pages de l’album, c’est comment Freddy s’y révèle un personnage archétypal soudainement taraudé d’un irrépressible désir d’exister pour lui-même, de ressentir comme un personnage réaliste. Ainsi, après la disparition d’Alaïa, le voit-on sombrer dans la catatonie, et n’en sortir qu’une fois qu’il se trouve confronté à un défi surhumain (et donc, à sa mesure) représenté par la menace d’un kraken qui surgit dans la grotte inondée par le raz-de-marée occasionné par la collision de la comète avec la Terre, et qu’il extermine ridiculement à coup de fourchette ( !), retrouvant par-là sa signification profonde : il est un héros de bande dessinée populaire, et agit comme tel, mu par un positivisme systématique conforme au stéréotype qu’il incarne. L’amour pour Alaïa l’avait passagèrement détourné de sa vocation, vocation qu’il retrouve une fois qu’elle a enfin disparue.

Ainsi, l’on pourrait dire que la comète de Carthage du titre, témoigne d’un moment de l’histoire de la bande dessinée (nous sommes au mitan des années 80, heure des bilans du champ ouvert par la décennie précédente), opérant une collision métaphorique, rencontre préméditée dans un album de bande dessinée, d’un monument des lettres françaises avec une déconstruction des stéréotypes de la fiction populaire. Deux médiums différents (l’un reconnu et l’autre en quête de reconnaissance) mais non sans liens[76], interagissent dans un effort pour produire une œuvre consciente d’elle-même, de ses potentialités techniques et artistiques, mais de son histoire aussi.

Bien conscient des excès dangereux de toute sur-interprétation (saurons-nous jamais où s’arrête l’intention des auteurs et où commence l’investissement du commentateur ?), nous espérons toutefois que ces quelques tentatives de réflexion sur la signification de cette œuvre intemporelle constitueront une invitation suffisante pour en découvrir ou redécouvrir la richesse et la beauté.

Notes

  1. Coécrit avec le scénariste Yann Le Pennetier.
  2. On sait la place qu’occupent les séquences oniriques dans l’œuvre d’Yves Chaland, le soin qu’il leur a consacré, et leur valeur dans le récit au sein duquel elles trouvent place.
  3. Soit trente ans avant la parution de l’album. La date de 1956 peut se déterminer par plusieurs indices, nous n’en retiendrons qu’un : le journal que lit un voyageur de l’autocar, qui titre sur les émeutes en Tunisie qui débouchèrent sur son indépendance et la fin d’un empire colonial. La référence n’est pas indifférente quand on sait l’intérêt que revêt la mythologie coloniale dans l’œuvre de Chaland.
  4. Ce nom de Carrier-Deleuze fait écho à celui du sculpteur Carrier-Belleuse dont Rodin fut l’élève. Dans le corpus de son œuvre, nous n’avons pas identifié de Salammbô. Le nom de Deleuze est bien évidemment une référence au phiposophe Gilles Deleuze, auteur avec Felix Gattari, de l’anti-Œdipe.
  5. C’est une supposition. Cela n’est pas dit.
  6. Un personnage avançant dans la nuit équipé d’une lampe est un motif récurrent chez Chaland. Il se raccorde au thème de l’explorateur et de l’exploration de l’inconnu qui habite son œuvre ; La comète de Carthage en offre différentes variations (voir les planches 21, 23, 27, 28, 35).
  7. « Phidias ! Dieu soit loué ! » (Freddy surnomme Carrier-Deleuze du nom de Phidias, le célèbre sculpteur antique des frises du Parthénon) : c’est peut-être la seule véritable bulle de pensée — une convention narrative où le phylactère apparaît dépourvu de queue à laquelle sont substituées de petites bulles blanches — qui figure dans l’album. Les trois ou quatre autres qui y figurent s’apparentent quant à elles à des adresses ou des monologues intérieurs. On notera enfin que Phidias est aussi le surnom du sculpteur suisse James Pradier qui fût un familier du jeune Flaubert, et dont les frasques de l’épouse ont inspirées en partie le personnage de Madame Bovary.
  8. Recherché par la police pour vol, ce personnage a pour modèle Auguste Picard, inventeur du bathyscaphe et modèle avéré d’Hergé pour son célèbre Professeur Tournesol.
  9. On en comptera six en tout. Quant à sa première mention, elle est verbale (cf. planche 4 : « il s’agit bien de crabes quand une comète va nous tomber sur le coin de l’occiput »).
  10. Publié en 1862, Salammbô est le deuxième roman de Gustave Flaubert. Il a obtenu un succès considérable dès sa parution, occasionnant une véritable « Salammbô-mania » (Cf. Pierre-Marc de Biasi, Gustave Flaubert, une manière spéciale de vivre, Paris, 2009).
  11. Personnage historique, Hamilcar est un chef de guerre carthaginois. Vainqueur en Sicile durant la première guerre punique, à son retour il réprima la révolte des mercenaires engagés par Carthage contre Rome. Flaubert en fait l’un des personnages principaux de son roman, Salammbô.
  12. Moloch est une divinité maléfique évoquée dans l’Ancien Testament à laquelle sacrifiait la tribu des Ammonites, lui offrant dit-on ses nouveau-nés qu’elle jetait dans un brasier. Dans le roman de Flaubert, Moloch désigne en réalité Ba’al Hammon, divinité tutélaire de Carthage (avec la déesse Tanit). Flaubert ne fait que reproduire une confusion d’interprétation qui a pour origine la désignation des sacrifices à Ba’al Hammon sous le nom de molk, et le fait que la tradition antique rapporte l’existence de sacrifices humains à Carthage (Cf. Diodore de Sicile et Plutarque).
  13. Elle porte une tunique bleu ciel, des bijoux nombreux (pendants d’oreille, bracelets, colliers, bagues en or sertis de pierres précieuses), elle est coiffée à l’égyptienne d’un voile blanc tenu par un serre-tête d’or surmonté d’une manière d’uræus où le cobra est remplacé par un faucon. Le costume de Salammbô dans cette séquence est similaire — sinon identique — à celui de la sculpture à laquelle travaille Carrier-Deleuze et que Freddy a pu admirer aux planches 12, 17 et (dans une moindre mesure) 29.
  14. Nous donnons ci-après le dialogue intégral. Le grand prêtre : « Ces simagrées sont barbares. Moloch se désintéresse du sort de Carthage. Demain, à l’aube, les mercenaires donneront l’ultime assaut. Toi seule, Salammbô, grande prêtresse de Tanit, tu peux sauver la ville de la destruction ». Salammbô : « J’irai voir le roi des mercenaires, cette nuit. » Notons — et ce n’est pas indifférent — que c’est là le seul et unique moment du récit où apparaît explicitement le nom même de Salammbô, par la bouche du grand prêtre.
  15. Ils sont désignés respectivement sous les patronymes parodiques de Freddus, Dinae et Sweepion. Freddus paraît en veine, une veine que Sweepion attribue à l’ « étoile », autrement dit, la comète dont on a vu qu’elle traversait le ciel au début de la séquence.
  16. À souligner dans ce passage, la notation réaliste qui vient compléter d’une sensation olfactive, la représentation d’une scène de carnage quand Freddy/Freddus jonche les corps des soldats morts sur le champ de bataille et déclare : « Maudits cadavres ! Ils empestent ! »
  17. Freddy lui-même avait interrompu le songe éthylique (un flacon d’alcool vide le suggère) de Picard (dont on peut deviner la teneur à l’aune de cette exclamation : « fermez les écoutilles ! Paré à plonger ! » faisant ainsi allusion au véhicule qui servira à la fuite d’Alaïa pour Carthage à la fin de l’album), il se trouve à présent rêveur réveillé par l’objet même de son rêve : Alaïa/Salammbô.
  18. Le moment de cette conversation fait l’objet d’une ellipse. Suggéré, il n’apparaît donc ni textuellement ni visuellement.
  19. Telle qu’elle est retranscrite dans l’album, la relation qui les unit, n’est pas tout à fait claire : Freddy est-il son amant ou bien un chaste sauveur ?
  20. Quand on tourne la page, la première case offre à nouveau une séquence de mise en abyme (certes plus courte), située également dans un contexte antique mais latin cette fois, se matérialisant en noir et blanc par le truchement d’un poste récepteur de télévision qui diffuse un film : il s’agit d’une scène sentimentale (« rien ne peut s’opposer à la force de notre amour »).

    On peut interpréter cette intéressante transition comme pouvant signifier — au-delà de l’intemporalité du motif amoureux — la substitution de la culture romaine à la culture carthaginoise après la chute de celle-ci. La médiation du canal télévisuel accuse le contraste entre l’imprégnation de la culture classique dans la société et l’incursion des innovations technologiques survenues au XXe siècle.

  21. Cette ambiance rougeâtre succède à celle nimbée du jaune de la lampe tempête de Freddy qui brille dans les ténèbre, et elle cède la place à une ambiance similaire éclairée à la bougie : la grotte où se réveille Freddy.
  22. Au sujet duquel Chaland a glissé une référence au détour de son album le Cimetière des éléphants.
  23. Des albums tels que Les sept boules de cristal, Tintin au Tibet ou les Bijoux de la Castafiore en offrent de beaux exemples.
  24. Le personnage du professeur Picard est affilié au professeur Tournesol, quand l’ambiance de fin du monde évoque bien entendu le début de l’Étoile mystérieuse où la Terre est menacée de collision avec un bolide.
  25. Rappelons que l’auteur de bande dessinée Philippe Druillet avait librement adapté Salammbô en trois volumes publiés entre 1980 et 1986.
  26. Jusqu’ici réservée largement à un public enfantin ou adolescent.
  27. La première référence explicite à Salammbô est introduite à la planche 9.
  28. Un long monologue de Dina nous l’apprend aux planches 16 et 17. Voir aussi plus loin la note 47.
  29. Il n’en est pas moins superstitieux : ainsi possède-t-il une patte de lapin porte-bonheur, qu’il chérit.
  30. A cet égard, tout élément porté à notre connaissance serait le bienvenu.
  31. In Métal Hurlant, n°49 bis, 1980 sous le titre « Madame Bovary ou la fureur de vivre ». Il s’agissait de railler le didactisme simplificateur des journaux pour la jeunesse des années cinquante. Le tour de force est cependant admirable et un blasphème amusant contre le génie de Flaubert.
  32. Emile Zola, in Le Messager de l’Europe, 1875, cité dans Le Dictionnaire Flaubert, CNRS Editions, 2010.
  33. Arguons par principe qu’il ne puisse s’agir-là d’une étourderie des auteurs.
  34. Lettre à Jules Duplan, datée du 25 septembre 1861.
  35. En voici un extrait : « Enfin, un homme qui chancelait, un homme pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de la mort et les renaissances de l’éternité.

    Ils montaient lentement, et, comme la fumée en s’envolant faisait de hauts tourbillons, ils semblaient de loin disparaître dans un nuage. Pas un ne bougeait. Ils étaient liés aux poignets et aux chevilles, et la sombre draperie les empêchait de rien voir et d’être reconnus. […] Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Moloch étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes du peuple, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait : « Des bœufs ! des bœufs ! » Les dévots criaient : « Seigneur ! mange ! » et les prêtres de Proserpine, se conformant par la terreur au besoin de Carthage, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse la pluie ! enfante ! » Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate. » Salammbô, chapitre XIII « Moloch ».

  36. Littéraire, voire simplement culturelle : pour parler en termes triviaux, on est ici dans une forme de péplum, et ses avatars visuels sont partie intégrante de la culture populaire.
  37. Le pluriel s’impose car nous tâchons de ne pas oublier que Yann Le Pennetier est le co-scénariste de l’album.
  38. L’album a été publié par Casterman en 1968.
  39. Peut-être même s’agit-il là d’une source pour Yves Chaland et Yann Le Pennetier ? Notons qu’ils étaient âgés chacun d’un peu plus d’une dizaine d’années au moment de la parution de cet album. La piste n’est pas à négliger.
  40. L’album lui-même, La Comète de Carthage, en témoigne largement.
  41. Histoire sans titre, 7 planches muettes parues dans Métal Hurlant n° 29, en mai 1978. Sans s’appesantir sur la signification de cette œuvre hermétique (dont le caractère excessif confine au ridicule), notons que l’on y voit procéder, dans un univers de science-fiction qui emprunte son esthétique aux civilisations antiques et précolombiennes, à des sacrifices humains où des jeunes filles sont mises à mort afin — du moins croit-on le comprendre — de faire tomber la pluie. Un grand prêtre officie, une divinité un peu hindoue, est invoquée devant une foule de fidèles recueillis. La pluie finit par tomber : comme dans Salammbô.
  42. À travers les mots de Schahabarim, c’est plutôt nous semble-t-il, la sensibilité moderne de notre rêveur Freddy, qui exprime son dégoût devant ces sacrifices.
  43. Voir le sort qu’elle réserve à Holopherne dans des circonstances similaires (cf. l’épisode raconté dans Le livre de Judith).
  44. Ce qui n’est pas le cas dans le roman, où elle doit réparer une faute, qui est de n’avoir pas su empêcher le vol du zaïmph.
  45. « Par une contradiction inconcevable, il ne pardonnait pas à la jeune fille d’avoir suivi ses ordres ; Schahabarim avait tout deviné — et l’obsession de cette idée avivait les jalousies de son impuissance ». Salammbô, chapitre XIII « sous la tente ».
  46. Eprouvent-ils l’un pour l’autre une passion dévorante ou bien Freddy n’est-il finalement pour Alaïa qu’un auxiliaire ? Le baiser passionné qu’ils échangent planche 21 et les différentes décisions de Freddy et d’Alaïa dans les pages qui suivent, répondent en partie à ces interrogations.
  47. Le crabe représente le signe zodiacal du cancer. L’astrologie passionne Chaland qui en a parsemé de référence tout son album et plus généralement son œuvre. Cet intérêt trouve sa source, non pas dans un goût pour l’ésotérisme, mais plus certainement dans la faculté de ce système à produire des archétypes psychologiques commodes, que Chaland peut mettre en situation, les faisant interagir selon un certain déterminisme. Ainsi le cancer est le signe du personnage du chauffeur de car de la compagnie Comète ainsi qu’on l’apprend à la planche 6. De même, Freddy, Dina et Sweep sont tous trois du signe bélier (cf. plus loin, la note 71) qu’Yves Chaland définit dans une entrevue comme « fonceur » par nature, c’est frappant et cela conduit à penser qu’il a voulu qu’ils incarnent chacun, de part leurs origines sociales ou leur genre, une facette d’un même archétype. Notons enfin que le crabe qui a commencé de ronger le corps de la défunte Ava, peut être envisagé comme le symbole pathologique de l’amour qui, tel un cancer, détruit en les rongeant et les chairs et l’esprit de ceux qui en sont touchés.
  48. Acte de bravoure proprement héroïque qui cadre parfaitement avec la personnalité chevaleresque de Freddy.
  49. Il y a là visiblement une allusion au Hiroshima mon amour de Margueritte Duras et Alain Resnais, qui se relie au thème de la destruction (une œuvre de Duras ne s’intitule-t-elle pas Détruire dit-elle  ?).
  50. « L’homme à l’imper gris n’est pas son père, Dina. Alaïa, petite fille d’Amilcar, est une princesse. Son cœur est de pierre car elle aimait un jeune guerrier barbare qui fût crucifié pour avoir osé la toucher. Elle a fui Carthage. Subjugué par sa beauté païenne l’homme à l’imper gris l’a enlevée et la séquestre. Chaque jour il la bat, chaque jour elle se refuse à l’aimer ».
  51. Plutôt une adresse à Freddy (qu’elle identifie ici clairement à Mâtho le mercenaire), ce monologue est un détournement de plusieurs morceaux de Salammbô dont on a identifié les différentes sources : ils ont été sélectionnés au tout début et à la fin du premier chapitre du roman intitulé « le Festin ».
  52. Et pas des moindres. Par exemple, c’est à Tunis au mois d’août 1270, non loin de Carthage que Louis IX dit Saint Louis, a trouvé la mort, sur le chemin de la 8e croisade. Or, on sait l’importance que revêt le monde médiéval, son idéal chevaleresque et les croisades chez Chaland (un exemple : le Testament de Godefroid de Bouillon).
  53. Culpabilité quant à sa rupture avec Dina.
  54. Rappelons qu’à ce moment du récit, Carrier-Deleuze est encore le meurtrier possible d’Ava.
  55. Le zaïmph est le manteau sacré de la déesse carthaginoise Tanit. Il s’agit d’un néologisme construit par Flaubert à partir de l’Hébreu. Dans son long monologue intérieur, Dina fait mention du zaïmph.
  56. Cf. Salammbô, chapitre XIII, « Sous la tente ».
  57. « Salammbô se leva comme son époux, avec une coupe à la main, afin de boire aussi. Elle retomba, la tête en arrière, par-dessus le dossier du trône, blême, raidie, les lèvres ouvertes, et ses cheveux dénoués pendaient jusqu’à terre. Ainsi mourut la fille d’Hamilcar pour avoir touché au manteau de Tanit. » Salammbô, chapitre XV, « Mâtho ».
  58. La distanciation est d’abord un terme de dramaturgie moderne (cf. B. Brecht, Petit Organon pour le théâtre, 1948).
  59. Est-ce bien Salammbô qui a été tuée ?
  60. Dont on ne voit pas le visage.
  61. « Ce n’était qu’une carthaginoise… Je n’y pouvais rien », confie-t-il à l’éléphant.
  62. Les connotations sexuelles que peuvent receler un tel symbolisme nous paraissent suffisamment limpides pour qu’on s’exonère d’un déchiffrage approfondi.
  63. Déjà au cœur du récit précédent des aventures de Freddy Lombard, le Cimetière des éléphants, les pachydermes y étaient dépeints en butte à l’hostilité obstinée des hommes. Rappelons que la figure de l’éléphant est indissociable de l’imaginaire collectif projeté sur Carthage : songeons seulement aux éléphants d’Annibal franchissant les Alpes et à la place que Flaubert leur a fait dans son roman…
  64. La transposition en rêve des patronymes de nos trois personnages, est un condensé de cette idée.
  65. Voir le jugement — dans tous les sens du terme — que réserve à chacun la communauté des villageois de Cassis.
  66. On soulignera le caractère passablement classique, voire inactuel, de l’œuvre sculpté de Carrier-Deleuze tel qu’il transparaît au travers des pages de l’album.
  67. Voir la citation placée là à dessein, planche 18 du poème de Baudelaire : la mort des artistes sur l’impuissance créatrice. Mais c’est davantage le souci de Carrier-Deleuze que celui d’Alaïa. Leur relation est de nature duale et conflictuelle : il est vieux elle est jeune, il est laid elle est belle, il est Français elle est Tunisienne, il est l’artiste elle le modèle, il l’aime elle le hait… A la fin, Alaïa confessera cependant à Freddy l’amour ambigu qu’elle portait au sculpteur : « J’aime Carrier-Deleuze, Freddy, mais nous nous sommes détruits ».
  68. Qui fut rappelons-le, la compagne de Freddy et paraît souffrir — quoique silencieusement — d’un profond sentiment d’abandon.
  69. À la planche 38, quand Alaïa reçoit la révélation que Carrier-Deleuze n’est pas le meurtrier, l’arrière-plan prend une coloration rouge sang accompagnée de traits ondulants signifiant plutôt une matière liquide : le sang du meurtre. La couleur et la signification en sont d’une autre nature que celle de la scène du rêve.
  70. Freddy réitérant par-là — dans une moindre mesure — le stratagème mis en œuvre par Carrier-Deleuze (l’éboulement) quelque temps auparavant pour les sauver, Alaïa et lui, d’un lynchage par des villageois déchaînés.
  71. Sans s’aventurer dans une lecture psychanalytique qui est hors de notre compétence, on notera que dans son autoportrait dessiné en 1990 intitulé « Chaland explorateur », Yves Chaland donc, a fait figurer en bas à gauche de l’image, les topiques de la psychanalyse au dos de trois volumes empilés les uns sur les autres, où l’on peut lire nettement de haut en bas : « moi », « surmoi », « ça » (dans un ordre qui n’est peut-être pas tout à fait conforme au classement canonique freudien).
  72. À cet égard, dans un supplément à une réédition de l’album le Testament de Godefroid de Bouillon — édité à tirage limité — Chaland révèle que Freddy Lombard est titulaire d’un baccalauréat classique mention très bien, ainsi que la date de naissance des membres du trio et le lien conjugal qui a uni Dina et Freddy.
  73. Cf. Le trésor de Rackam le rouge.
  74. Nemo qui signifie « personne » en latin.
  75. Par son évasion, Alaïa s’affranchit de l’influence de ses « maîtres » (Carrier-Deleuze mais aussi Freddy, car c’est ainsi que son ami Sweep le caractérise planche 29), tandis qu’au même moment son pays natal, la Tunisie, prend son indépendance (cf. la note n°3).
  76. Ce que la bande dessinée doit à la fois à la littérature et aux arts visuels n’est pas sans expliquer les difficultés liées à cette reconnaissance.
Dossier de en avril 2017