Les couvertures hermétiques du Garage

de

Passages : du Major Fatal à L’homme du Ciguri

Il faut reconnaître que les couvertures de bande dessinée ne retiennent que peu souvent l’attention des critiques… alors qu’elles constituent pourtant l’image la plus visible des albums qu’elles illustrent. Nous proposons ici un retour sur les couvertures d’une œuvre majeure de la bande dessinée française, Le garage hermétique, édité par les Humanoïdes Associés.

Au commencement, il y a Le Major Fatal, titre sous lequel est parue en 1979 cette histoire que nous connaissons désormais sous le titre du Garage hermétique[1].
On voit sur la couverture de l’album un homme en habit colonial (le Major) passer à travers une fenêtre percée dans un mur, avec un ample sac marron posé sur le sol. Les vêtements du personnage sont d’une couleur rose inhabituelle, et ses yeux brillent. Le mur en question est bleu/violet et imposant (il occupe les 9/10 de la page). Ses briques sont massives, et bien découpées même si des petits trous çà et là trahissent le jeu de l’érosion. A ces briques, font échos les dalles du sol, elles aussi bien découpées mais non abîmées.
Si nous devions retenir une idée, ce serait celle du passage. Le Major passe d’un lieu caché par ce mur, à un espace plus proche du lecteur mais tout aussi invisible, car hors-champ.

Mais, comme toujours chez Mœbius, les choses sont plus complexes qu’elles n’y paraissent au premier coup d’œil. D’abord, les couleurs de cette couverture sont pour le moins étranges : le rose plus ou moins fluo des vêtements du Major est éclairci sur les bords, ce qui donne au personnage une fine auréole. A cela s’ajoute l’étrange brillance de ses yeux[2]. Il semble un corps étranger, peut-être extra-terrestre, débarquant d’un autre monde dans le nôtre (ou du moins dans celui délimité par ce mur).
Ensuite, ce que l’on aperçoit depuis la fenêtre qu’il traverse est troublant : derrière le mur, il fait nuit et on peut voir des nuages sombres et des étoiles. Les points de ces étoiles sont par ailleurs repris par des petits trous sur le mur, sortes de motifs qui continuent de manière étrange le décor extérieur. La limite des nuages (derrière le mur) et la ligne de séparation des briques se rejoignent pour mieux isoler ces étoiles et points, comme si l’on assistait à une perméabilité du décor sur le mur (voir illustration). Mais le plus étrange vient probablement de ces nuages : ils suggèrent que ce paysage est en altitude. D’où les questions de savoir d’une part d’où vient le Major (d’un appareil volant ? d’une échelle ?…) et d’autre part à quelle altitude se situe ce mur ? Mais peut-être la question de ce qu’il y a derrière le mur n’est-elle pas pertinente : en effet, alors que les briques qui le composent sont massives, la fenêtre par laquelle passe le Major semble en réalité une ouverture sur une autre dimension. Outre ce décor inattendu, la fenêtre en question n’a pas d’épaisseur et est juste délimitée par un rebord turquoise — ce qui peut paraître paradoxal par rapport à la taille des briques, qui laissent présager un mur pour le moins épais.

D’où l’hypothèse que le Major ne vient pas de derrière le mur… mais bien d’un autre endroit, probablement d’un autre monde ou d’un autre niveau du Garage. Ce qui justifierait son caractère étranger, souligné par sa couleur rose et ses yeux fluorescents. Et cette fenêtre vers une autre dimension ne pourra qu’évoquer la case de bande dessinée. Ainsi, le Major, à cheval entre deux univers, sort de la bande dessinée pour pénétrer le monde du lecteur.

Le garage hermétique

En 1988, les Humanoïdes Associés choisissent de rééditer les aventures du Major, cette fois sous le titre du Garage hermétique et avec une couverture différente. Pourquoi ce changement ? Au-delà des considérations commerciales, on pourra avancer que l’illustration de la première édition n’allait pas forcément avec le côté «hermétique» du garage. Le Major passe d’un univers à l’autre à travers cette fenêtre/case, et les univers ne sont pas tout à fait étanches comme le prouve le prolongement des étoiles du fond sous forme de petits trous sur le mur. Reste que cette image sera redessinée et reprise pour la sortie du volume 2 de la série, L’homme du Ciguri (cet homme du Ciguri en question n’étant autre que le Major Fatal), en 1995. Probablement s’agit-il d’un clin d’œil de l’auteur, qui reprend l’idée de cycle que l’on retrouve dans le ruban de Moëbius. Cette couverture évoque la scène finale du Garage, dans laquelle le Major s’échappe d’un univers à travers une porte dérobée, débouchant sur ce qui semble être une station de métro parisien.

On retrouve enfin cette fenêtre en couverture de l’un des carnets de Mœbius, Major, paru en 2011 chez Mœbius Productions et dédié — comme son titre l’indique — à Grubert. Un personnage, probablement le héros éponyme, se tient devant la fenêtre d’un probable train, avec derrière un paysage désertique de far-west[3]. On aperçoit sur la quatrième de couverture le Major dans son train, depuis le désert. L’auteur poursuit son jeu de dedans/dehors, avec les fenêtres, probable allusion aux cases de bandes dessinées et de l’accès vers d’autres mondes qu’elles représentent.

La couverture de l’édition de 1988 du Garage hermétique représente cette fois le Major Grubert assis sur une chaise rustique, avec un curieux gilet orange, un fusil posé sur ses genoux et une boite de conserve à ses pieds. Sa moustache cache sa bouche, la visière de son casque ne permet pas de voir ses yeux et le reste de sa figure ne trahit aucune ride. Tout sur l’image semble statique et rien ne permet d’identifier une quelconque émotion de la part du Major. Le sol est constitué d’une herbe rouge. Derrière lui se tient d’abord une créature probablement extra-terrestre, puis une imposante paroi, au relief qui évoque possiblement une sculpture (dont il est difficile de deviner le sujet — même si l’on devine deux formes ovales de chaque côté du Major, qui pourraient évoquer deux yeux — laissant supposer une possible tête géante). En haut à droite, la paroi est percée et une substance rouge coule doucement du trou.
Ce dessin ne fait référence à aucune scène de l’album. Mœbius laisse le lecteur formuler des hypothèses pour expliquer cette couverture. Le Major pose peut-être pour une photo : si l’on ne voit pas ses yeux, il est face au lecteur et ne semble se livrer à aucune activité. La chaise pourrait avoir été posée exprès pour que le Major s’assoie : c’est une banale chaise en bois. Enfin, le canon du fusil du Major se tient juste en dessous du trou dans le mur. Est-ce le fusil qui a percé ce trou ? Le liquide qui en sort est-il du sang ? Si tel est le cas, on pourrait supposer que le Major se fait prendre en photo, après une partie de chasse et devant son gibier. Ses habits coloniaux évoquent un safari — et son gilet orange une sorte de brassard qui permettrait à ses camarades de l’identifier au loin. Enfin, l’être étrange qui se tient derrière le Major pourrait être un boy, qui se cache derrière le chasseur, apeuré par l’idée d’être pris en photographie. Mœbius ferait référence ici aux images coloniales : le blanc digne et fier face à l’indigène courbé, dissimulé et ignoré de la technologie de l’appareil photo.
La couverture pourrait donc être une photo des vacances de Grubert — elle a d’ailleurs récemment été reprise comme couverture cette fois d’une autre histoire, Les vacances du Major[4] ?

Mœbius nous a appris à nous méfier des conclusions hâtives. Encore une fois, la nature de l’arrière-plan est incertaine : l’objet est visiblement en pierres, et fissuré de toutes parts. Est- il possible qu’il s’agisse d’un animal de pierre ? Si tel est le cas, pourquoi est-il fissuré ? Enfin, comment expliquer la boite de conserve aux pieds du Major ? Allusion aux conserves de tomates Campbell peintes par Andy Warhol ? Et finalement, le Major n’est-il pas en train de monter la garde devant une enceinte — enceinte que le lecteur est appelé à contourner en ouvrant l’album, afin de découvrir un trésor, à savoir l’histoire-même du Garage hermétique ?

Et l’histoire des couvertures du Garage ne s’arrête pas là. Celle de 1979 sera reprise dans une nouvelle édition du Garage hermétique, en 2000 (après donc la parution de L’homme du Ciguri – quitte à créer une confusion chez le lecteur). Six ans plus tard, une autre édition reprendra la couverture de 1988… avant que l’album ne reparaisse en 2011 avec l’illustration de 1979 (mais sans le mur, remplacé par du blanc… donnant l’impression que le Major pénètre dans un vide presque inquiétant…). Enfin, en 2012 sortiront deux éditions une en couleurs, inspirée de la version américaine (avec une couverture différente) et une en noir et blanc, parue… avec la couverture de 1986. Un tel va-et-vient nous laisse présager qu’en 2017-2018, paraîtra une nouvelle version avec l’illustration de 1979… perpétuant peut-être alors l’incarnation étrange (et péritextuelle) de la nature particulière du Major, voyageur d’entre les mondes.

Notes

  1. On pourra, pour se replonger dans l’état d’esprit de Mœbius de l’époque, lire ou relire son édito paru dans Métal Hurlant en 1975 et disponible ici.
  2. Mœbius jouerait-il ici sur l’opposition bleu/rose, souvent utilisée pour identifier le masculin/féminin ? Une façon de se moquer de la prétendue virilité du héros qu’est censé incarné le Major, tout en soulignant sa fragilité par rapport au mur ?
  3. Rappelons que le désert est un thème récurrent de l’œuvre de Jean Giraud/Mœbius (voir Blueberry, 40 days dans le désert B ou encore Inside Mœbius).
  4. Rappelons que le thème des safaris a déjà été utilisé dans un récit de Mœbius. Il s’agissait de dénoncer les parties de chasses de Valérie Giscard d’Estaing chez Bokassa. L’éléphant chassé a alors été transformé par une autre bête fantastique, le Cthulhu (Ktulu, qui donne son titre à l’histoire) de Lovecraft (récit repris dans La Citadelle aveugle, 1989, Humanoïdes Associés). Autre élément à noter, l’importance des vacances dans les débuts de Mœbius : le pseudonyme apparaît a l’occasion de La Déviation, récit d’un départ chahuté en vacances de Jean Giraud. Quant au Major, l’une de ses premières apparitions se fait au court d’une histoire intitulée les Vacances du Major.
Dossier de en septembre 2014