Mahler – Dissection du mythe super-héroïque

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Si l’on observe un intérêt marqué pour la culture populaire dans le corpus de l’auteur autrichien Nicolas Mahler, sa fascination pour l’univers des super-héros y occupe une place de choix. Bien plus qu’en simple plaisantin, c’est par le biais d’une lunette anthropologique que l’auteur scrute le genre. La lecture de ses bandes n’en est ainsi que plus jouissive.

Une brève histoire du genre

Genre guerrier, voire vindicatif, apparu dans la presse américaine à l’orée de la Seconde Guerre mondiale avec pour seul but de raffermir le patriotisme du peuple américain, le super-héros peine à ce jour à se doter d’une légitimité auprès de l’intelligentsia du neuvième art. Outre quelques cas d’exceptions, ces justiciers de justaucorps vêtus font généralement les frais de railleries. Conséquemment, les créateurs étrangers abordent presque exclusivement cette mythologie sous le spectre de l’humour. Cela s’explique non seulement par un écart culturel, mais aussi par l’architecture enfantine du genre, propice aux cabotinages de tout acabit.

C’est le mensuel américain MAD qui initie le mouvement parodique dès ses débuts dans les années 50. Les deux grands éditeurs responsables de la prolifération du genre, Marvel et DC, explorent sporadiquement le genre à partir du début des années 70. Malgré leur indéniable drôlerie, les Howard The Duck de Gerber (1973), The Sensational She-Hulk de John Byrne (1989), What If, Justice League de Giffen/DeMatteis/Maguire[1] peinent à trouver un lectorat conséquent.

En Europe, Gotlib marque les esprits dès 1972 dans les pages de Pilote en créant avec Jacques Lob Superdupont. Quelques années plus tard, l’illustre créateur, alors à la tête de Fluide Glacial, réussit même à faire dessiner un court épisode du surhomme français par la américain vedette Neal Adams, connu pour ses mythiques récits de Batman et Green Lantern/Green Arrow. S’ensuit une kyrielle d’explorations parodiques du genre dans la bande dessinée occidentale, dont les notoires Capitaine Kébec du Québécois Pierre Fournier, Gutsman du Néerlandais Erik Kriek, Captain Biceps de Zep et Tebo, Le Rayon de la mort de l’Américain Daniel Clowes. Quant à lui, Nicolas Mahler, par le biais de ses albums Secret Identities et Engelmann, réussit un double exploit : repousser les limites formelles et structurales de l’exploration parodique du genre super-héroïque.

Secret Identities

Les éditions de La Pastèque, qui ont publié certains des meilleurs albums de l’artiste autrichien (Désir, Bad Job, Shitty Art Book, Le Labyrinthe de Kratochvil, Le Parc, Poèmes, et plus récemment Bagatelles) lancent en 2009 Secret Identities, un audacieux livre-jeu invitant le lecteur à y reconnaître les 43 super-héros représentés. À raison d’une illustration par page, Mahler réinterprète dans leur plus simple expression les Batman, Superman et autres mutants iconiques, utilisant la couleur en guise d’indice. À titre d’exemple, Hawkman est croqué en masse ovale jaune moutarde, avec en guise d’excroissances le bec et les pattes. Seules ces dernières sont rouges, rappelant les bottillons du héros ailé apparu dans le premier numéro de Flash Comics en janvier 1940.

C’est par le biais de la déduction que le lecteur tente de percer le secret. Une table des identités en fin d’ouvrage confirme ou infirme les hypothèses avancées. D’une finesse farcesque, Mahler réfère à cette idée saugrenue que les simples mortels côtoyant ces êtres extraordinaires au quotidien sont incapables de deviner le surhomme qui se cache derrière de simples lentilles oculaires. Alors que les lecteurs sont de mèches avec ces héros par le biais d’une narration au « je », l’artiste s’amuse à les placer à leur tour dans la position de ces personnages bêtas, les invitant à faire l’effort de percer un mystère d’ordinaire évident.

Comme décrit sur le quatrième de couverture, Secret Identities est indéniablement « un livre d’art à l’intention des amateurs de super-héros », pour peu qu’ils fassent preuve d’ouverture d’esprit et d’une certaine sensibilité artistique afin d’en apprécier pleinement chaque pièce. Cette première incursion conséquente dans l’univers des super-héros a sans l’ombre d’un doute préparé le terrain pour son formidable traité anthropologique Engelmann, pièce maîtresse du genre parodique.

Engelmann

L’année suivante, Mahler publie à L’Association Engelmann. L’œuvre parodie cette fois-ci deux champs d’instincts : le médium et son milieu. D’entrée de jeu, l’auteur donne le ton avec la page titre, où le sous-titre se voit amputé de la terminologie « bande dessinée » pour être remplacé par « roman graphique ». Il se permet même d’annoncer une copieuse annotation de bas de page, soit une variation d’une pratique courante de notes de bas de cases rédigées par les éditeurs. Ces vignettes contenant diverses informations référant à de précédentes aventures. Cette pratique, qui eut lieu jusqu’au milieu des années 80, avait pour but de baliser les lecteurs adolescents — donc inexpérimentés — dans la continuité du feuilleton.

Divisé en quatre chapitres (Naissance, L’Ange sanguinaire, Psychose, Les Problèmes juridiques) et bonifié de couvertures inédites et d’un guide tarifaire, Engelmann met en scène les déboires d’un héros ailé en crise identitaire, qui, sous la forme de courtes vignettes, en découd tant avec son double maléfique que ses éditeurs, ses lecteurs et l’industrie.

Genèse galère

Dès la première page, Engelmann se plaint à un collègue du ridicule de son costume et de la manière dont il est dessiné. Évidemment, si les héros de Marvel et DC étaient dotés d’une pareille conscience — tout comme les générations de lecteurs se succédant depuis plus de 70 ans — le genre aurait depuis longtemps disparu.

À la seconde page, il fait la rencontre des éditeurs, qui lui octroient l’émotivité, l’ambivalence et l’écoute comme super-pouvoirs, et l’intolérance en guise de faille. Mahler, supra-auteur de cette mise en abyme douce-amère, le dote d’ailes. Loin d’être anodin, ce choix place Engelmann aux côtés des impopulaires héros Hawkman (DC) et Angel (Marvel), à l’apparence grotesque d’ovipares. Le cinéaste Alejandro González Iñárritu fait le même choix dans Birdman, film racontant les déboires d’une ex-vedette de cinéma ayant personnifié un super-héros ailé et qui tente de revenir au métier par le biais d’une création théâtrale.

Quant aux origines d’Engelmann racontées à la troisième page, elles le prédestinent à un inexorable misérabilisme. Vraisemblablement antiscientifique, la genèse du héros semble infantile, mais est pourtant calquée sur le modèle qui prévaut à ce jour dans le genre.

Crise identitaire

Si Engelmann est voué à un destin jalonné d’obstacles, le plus terrible d’entre tous est sans l’ombre d’un doute la double crise identitaire dont il fait les frais. Ses éditeurs, souhaitant capitaliser sur le dos de leur nouvelle création, optent pour une exploration de son côté féminin. Ils en font conséquemment un androgyne. Cette décision scénaristique de Mahler n’est certainement pas uniquement due à de simples considérations parodiques de premier degré. Les éditeurs Marvel et DC tentent en vain de réinventer le genre depuis les années 80. Hormis la création des quelques personnages phares, les deux entités éditoriales peinent à se renouveler. Elles recyclent perpétuellement sans gêne un répertoire fourbu, n’hésitant pas à user d’absurdes arabesques cosmétiques pour donner l’impression d’un renouvellement auprès de leur lectorat. Ainsi, ces dernières années, plusieurs personnages masculins des plus virils sont devenus des femmes. Si cette stratégie peine à séduire un lectorat plus jeune — comme en font foi les bandes d’Engelmann se déroulant dans la cour d’école — celui qui vieillit avec le genre ne s’y intéresse guère, sauf à des fins spéculatives.

Dans sa vie civile, Engelmann travaille comme journaliste pour un magazine féminin. Cachant maladroitement ses ailes sont un pull rose, il dupe inexplicablement son entourage, à l’instar de Clark Kent mettant ses lunettes. Quant à sa vie amoureuse, le lecteur est convié à une unique scène conjugale psychotique où Engelmann partage la vie de son double civil. Et, comble de malheur, l’ennemi juré d’Engelmann est Gender Bender, double maléfique dont l’ultime pouvoir est la capacité à changer de sexe son ennemi. Bref, cette crise existentielle dont Engelmann est victime fait non seulement rire, mais fait aussi écho à une industrie éhontément cupide.

Si les deux compagnies américaines pensent trouver ces dernières années leur salut dans les adaptations cinématographiques souvent convenues, elles ne font qu’accélérer la déchéance du genre littéraire. Avis que partage Mahler, qui consacre quelques hilarantes et cinglantes pages à ce sujet.

Au final, Engelmann est un album qui se lit agréablement au premier degré, mais qui gagne en hilarité dans ses strates successives. Mahler y aborde les codes du genre par le biais d’une redoutable économie, tant sur plan scénaristique que pictural, s’inscrivant en complète opposition à la surenchère qui caractérise les comic books. D’un genre risible, il fait une parodie à peine appuyée. Si Thierry Groensteen affirme dans son ouvrage Parodies, la bande dessinée au second degré que la bande dessinée parodique « […] n’a pas vu émerger récemment d’auteur aussi emblématique que F’Murrr ou Goossens — sinon peut-être, et de manière inattendue, Moebius… [et] Lewis Trondheim », le nom de Nicolas Mahler devra dorénavant figurer au panthéon des illustres parodistes.

Notes

  1. Soit la refonte de la série lancée en 1987 (n°1-24), suivie de la minisérie de six numéros Formely Know as the Justice League en 2003 et de l’arc narratif I Can’t Belive it’s not the Justice League des n°5 à 9 de JLA Classified en 2005. La même équipe s’attaque l’année suivante au titre Defenders avec la minisérie de cinq numéros d’Indefensible.
Dossier de en janvier 2017