Mathématique du dérisoire

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De quel genre de livre est De l’origine des mathématiques de Clémence Gandillot ? À partir du seul titre, on pense à un livre d’histoire, du genre : «Les mathématiques, de la préhistoire à nos jours».[1] Cet avis est mitigé si on connaît l’éditeur (MeMo), plutôt spécialisé en littérature jeunesse : on imaginerait alors une introduction à l’usage des écoliers, et le titre passerait pour une erreur de casting : un brin trop sérieux pour le rôle. On peut également ne pas se borner à lire histoire alors que le titre dit bel et bien origine, et s’attendre alors à un exposé philosophique visant à éclairer les prémisses de cette science exacte entre toutes. Le mieux est d’ouvrir le livre : à ce moment on voit qu’il s’agit d’une bande dessinée, donc de quelque chose — et ce sera le sujet de ce texte aux visées bien moins qu’exactes — quelque chose d’autrement plus dérisoire.

Le dérisoire est déjà naturellement associé au neuvième art. Le mot manga se traduit habituellement par «image dérisoire»[2] — et je ne vois aucune raison de ne pas en faire également la définition d’un terme aussi arbitraire que bande dessinée. Ce «dérisoire» mérite d’être développé. Voici ce qu’en dit tel spécialiste d’Hokusai, à qui on doit le mot manga  : «Le terme même de manga, désignant aujourd’hui les bandes dessinées japonaises, est difficile à traduire : l’idéogramme man, qui désigne une chose “sans suite”, “décousue”, “confuse” ou qui “manque de tenue”, renvoie ici à une idée de totale spontanéité, de foisonnement anarchique, qu’il convient de combiner avec le caractère ga ou “dessin”.»[3] Il est utile, je pense, de se rappeler des deux définitions à la fois, de conserver en même temps à l’esprit ces notions complémentaires de spontané et de dérisoire, ou plus exactement, ne pas oublier que derrière cet accablant dérisoire se cache un spontané secrètement glorieux.

Nos langues latines ne possèdent pas cette particularité qui permet à un mot de cacher en lui-même toutes sortes de significations subtiles. Derrière un seul idéogramme japonais se trouve, on le voit, une grappe entière de significations qu’un paragraphe français ne parvient pas à restituer complètement. Il n’empêche, on peut très bien creuser un mot français pour le faire fleurir à sa manière. Voyons donc ce dérisoire non comme une simple épithète — et damnante, qui plus est — mais comme un terrain à occuper, présentant ses propres enjeux, ses propres limites, à la rigueur empruntons pour son usage ce terme informatique tiré des jeux de l’enfance : sandbox (carré de sable), qui signifie tout espace où l’on teste des fonctionnalités nouvelles sans contraintes (notamment de sécurité). Je crois qu’il n’est pas abusif de prétendre qu’avec sa Manga, Hokusai proposait de faire de son papier ce carré de sable, rien de plus, mais rien de moins. Je crois aussi que la bande dessinée gagne à être ce carré de sable, cet espace de jeu aux potentialités infinies, apparemment «pas sérieux», réfractaire aux académismes : c’est en tout cas en ce sens que l’on peut comprendre la méfiance, toujours vivace aujourd’hui, des créateurs envers la critique et la théorie qui les concernent. Je ne sais pas si cette méfiance est justifiée mais en tout cas elle n’est pas infertile : comme dessinateur, il me sied de croire à la virginité de ma page, à la liberté d’inspiration, aux Muses ; comme critique, ça m’arrange d’arriver après la bataille, de ne jamais proposer rien qui ressemble à un programme, de laisser l’art se faire — c’est pourquoi entre autres il m’est plus simple d’écrire à propos d’œuvres déjà anciennes que de nouvelles. Bref le dérisoire est digne d’autant de respect que d’admiration, il est un espace d’une grande prégnance tant que se maintient son difficile équilibre : son aspect borné à défaut de balisé.

Ayant proposé cette réhabilitation du dérisoire (on pourrait faire de même de certains lieux communs de la critique : le bancal, le raté, etc.), je vois que bien des activités prennent place dans ce terrain de sable qui est aussi cet espace de potentialités cher à tant d’écrivains, tant de peintres, de musiciens déçus par l’académisme. Et ainsi de l’Origine des mathématiques, pour revenir à ce livre délicieux qui relève au fond de l’essai dessiné : la recherche s’y fait sans entraves mais sans visées précises : ce sont les termes du contrat et il serait malhonnête d’y contrevenir. Gandillot, dans son livre, rêve aux mathématiques, leur invente une irrésistible mythologie dont le seul usage est de pallier l’impossibilité d’une vérité scientifique de l’origine. On ne saurait expliquer la logique présidant à l’existence de l’Univers — cette question est pour toujours hors d’atteinte de la science –, mais on peut inventer des dieux qui à tout le moins constitueront une bonne histoire. L’erreur serait de croire que cette histoire est factuellement vraie ; son importance est autre, dans ce qu’elle suggère mais ne peut exprimer : sa morale, c’est la nécessité de l’Univers. Le lecteur s’y trouve enveloppé de cette émotion particulière faite d’incrédulité et de certitude. Il s’agit, en d’autres mots, de philosophie.

«Il y a assurément de l’inexprimable», écrivait Wittgenstein dans son Tractatus logico-philosophicus,[4] afin de signifier que certaines choses ne peuvent être écrites ni dites, seulement montrées. Le mot, la phrase, la proposition ne sont utiles qu’à décrire des phénomènes relevant des sciences naturelles : le mystère ne s’habille jamais de mots, on ne le devine qu’indirectement, à force de points de vue. Ce qu’affirme Wittgenstein, c’est que dès que l’on sort des sciences pures et dures, le langage ne saura jamais que suggérer, mais avec l’espoir de nous amener ailleurs. Le philosophe autrichien termine en outre son livre par cette phrase-clé paradoxale : «Mes propositions sont élucidantes à partir de ce fait que celui qui me comprend les reconnaît à la fin pour des non-sens, si, passant par elles, — sur elles — par-dessus elles, il est monté pour en sortir. Il faut qu’il surmonte ces propositions ; alors il acquiert une juste vision du monde.»[5] Par là il nous suggère que les propositions en question ne sont pas des lois mais plutôt des illustrations de quelque chose qui ne peut être directement codifié, que le lecteur doit investir afin de bâtir, presque à tâtons, autre chose là qui n’appartiendra qu’à soi car on ne pourra davantage le communiquer à autrui. Le problème est ancien : on le retrouve dans le premier chapitre du Tao-tö King, qui se traduit comme suit : «Le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ; le nom qu’on veut lui donner n’est pas son nom adéquat.»[6] Avec cette phrase (ici inaugurale), le Tao est donné d’emblée comme concept inexprimable ; au reste du livre d’en faire l’illustration. Cette phrase — variation retorse du paradoxe du Crétois — pose évidemment problème, elle est un peu analogue à cet avertissement qui dirait : Cette phrase est un mensonge. Mais en réalité, la phrase est en elle-même une illustration de sa propre inaptitude à être saisie directement. Même l’avertissement ne peut être pris, donc, au pied de la lettre.

Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein, c’est remarquable, a généré grosso modo deux écoles de pensée dans la philosophie occidentale : l’une, menée par Carnap et l’«école de Vienne», s’est affairée à expliciter le système logique de ses propositions, lançant du même coup les prémisses de l’épistémologie — c’est-à-dire la philosophie des sciences — tout en soulignant le danger d’une «mythologie de l’ineffable»[7] qui découlerait de l’existence de choses qui ne sauraient être exprimées. L’autre école, forcément plus discrète, a courageusement fait sienne la phrase finale du Tractatus  : «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire»,[8] écho là aussi — sans doute involontaire — du Tao-tö King : «Celui qui sait ne parle pas, celui qui parle ne sait pas».[9] C’est cette règle implicite, une fois partagée, qui conforte une certaine pensée postmoderne : «taire» un sujet revient alors à éviter de prétendre à l’objectivité. Plus rigoureusement, il s’agira de raturer ce sujet, de passer glorieusement à côté, le rendre plus difficile à atteindre ou, pour reprendre les mots du Tao : «obscurcir cette obscurité».[10]

On écrira non plus sur quelque chose mais autour. On osera des vues obliques ou transversales plutôt que synthétiques, bref on ne dira plus rien avec autorité, sauf ce qui se peut vérifier empiriquement. Par exemple, je peux écrire sans crainte : «Hergé n’a pas achevé l’Alph’Art», ce qui est rigoureusement vrai jusqu’à preuve du contraire. Mais s’il me prenait, par exemple, de considérer l’Alph’Art comme «intrinsèquement inachevable», j’inaugurerais alors une conjecture dont rien ne peut m’informer si elle est ou non avérée. À ce moment-là j’ai le choix de m’arrêter, ou bien de profiter de la liberté d’«écrire autour» et par là insinuer ma thèse de manière suffisamment détournée, laissant au lecteur le soin d’y croire — ou non. De cette thèse on n’apprendra peut-être rien de plus sur l’Alph’Art, on se trouvera peut-être en désaccord avec ce que j’en dirai mais on aura peut-être malgré tout cueilli une ou deux idées nouvelles sur «l’inachevable». L’essai devient un terreau, dans lequel le lecteur fait pousser son arbre qui est comme une incarnation de soi au sein du texte ; cet arbre donnera des fruits dans le meilleur des cas. Plus frontalement : on ne parle plus alors d’établir une connaissance vérifiable mais de provoquer quelque chose comme un défi d’écriture, analogue à ceux que s’infligent à eux-mêmes le poète ou le romancier. De la science, nous passons à la littérature.

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Cette liberté nouvelle court le risque de générer à son tour un malentendu. Je m’explique par un exemple simple. À la lecture d’une fiction (bande dessinée, roman, poésie, qu’importe), une connivence s’établit naturellement, sur laquelle auteur et lecteur peuvent s’appuyer : ce qu’on lit est une histoire inventée, tout le reste découle de ce statut imaginaire. Et vice versa pour une non-fiction. Mais il arrive que le statut d’un livre ne soit pas aussi clair : il peut s’agir d’un texte qui se dit véridique mais ne l’est pas — qui cache donc son état fictif (en bande dessinée, on pense au Blog de Frantico) — ou au contraire, d’une fausse fiction, par exemple tous ces livres dont on dirait qu’ils sont des autobiographies déguisées ; et il y a bien sûr des entre-deux, ce qui augmente encore leur ambiguïté. De ce statut incertain découle, cela va sans dire, un malentendu possible entre auteur et lecteur — et l’appréciation d’une œuvre peut changer du tout au tout selon le statut que le lecteur lui octroie dans l’ordre de la fiction. Le statut de l’essai qui se veut «littéraire» est pareillement glissant : car il n’est pas toujours facile de déterminer si on a entre les mains un texte aux visées savantes dont la langue aurait été travaillée avec un inhabituel soin de littérateur ; ou bien une pure exploration littéraire sans véritable assise empirique ; ou bien, pire encore, quelque chose entre les deux. Un auteur malhonnête peut trouver avantage à cet état de fait : à un lectorat convaincu, il acquiescera à tout ce qu’on lui trouvera de rigoureux et de scientifique ; mais une fois confronté à la frivolité de ses prétentions, l’auteur en question se rebiffera, dira qu’il ne s’agissait que d’un travail littéraire pur et qu’il ne faudrait quand même pas empêcher les gens d’écrire. Je caricature à peine — et il devient facile, après coup, de jeter l’opprobre sur toute une catégorie d’essayistes aux fins ambiguës, ainsi qu’à leurs lecteurs incapables de discerner le vérifiable de l’invérifiable.

Ce qui arrive, en fin de compte, c’est que certains auteurs d’essais n’admettent le caractère dérisoire de leur travail qu’en dernier recours. Je passe sur les cas où la chose est faite malhonnêtement : il s’agit alors de mystification pure et simple, d’usage de termes et d’objets (équations, tableaux, graphiques…) d’apparence scientifique dans un but détourné. Il reste tout de même une catégorie d’écrivains de bonne foi et plus souvent qu’autrement le problème c’est qu’ils sont mal lus. Il me semble que la solution de cette ambiguïté passe par le soulignement du caractère dérisoire de leur travail. Une stratégie efficace est le choix d’un titre manifestement contradictoire : ici se logent par exemple des livres comme le Roman du roman de Jacques Laurent — dont le statut d’essai n’est suggéré qu’ironiquement — ou bien On n’y voit rien de Daniel Arasse, livre qui semble promettre n’aller nulle part, promesse à laquelle il ne peut que contrevenir puisque ce livre parle de peinture : forcément, on y verra quelque chose. Mais ces titres sont des exceptions.

J’en reviens donc une nouvelle fois au livre de Clémence Gandillot qui se situe, on le voit bien, au confluent de deux dérisoires : texte et dessin. Le titre peut bien sembler annoncer ce qu’il veut : à la vue de ces figures qu’on dirait dépourvues de style, tordant à l’excès les symboles mathématiques comme pour en faire oublier l’usage normal, dévoyant abscisses et ordonnées, crochissant les droites, courbant le sens des flèches, nul doute que nous sommes dans un nouvel espace de potentialité, à l’abri de la vérification (scientifique ou autre) : un carré de sable «au carré». Et ce qui importe, c’est ce nul doute, cette certitude qui évacue la manipulation (du lecteur) et l’hypocrisie (de l’auteur). Ainsi peut-on véritablement s’immiscer dans le livre sans méfiance ni appréhension, ce qui n’empêche pas de conserver son esprit d’invention, de fouiller plus loin que les mots et les images.

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Ce dont nous parle De l’origine des mathématiques, c’est de l’évidence des opérations abstraites, de leur nécessité au sein du concret. Les mathématiques ne sont pas données toutes faites, elles ne constituent pas en elles-mêmes une Origine, elles procèdent fort pragmatiquement du joug de tous les jours. C’est au fond une démarche anti-platonicienne car ici les idées succèdent à la nature et non l’inverse. Nous avons donc des idées soi-disant nobles qui naissent de réalités soi-disant impures : renversement en accord avec la conception du monde selon le Tractatus  : «Le tableau est une transposition de la réalité.»[11]

Ce retour au Tractatus oriente ma réflexion vers deux routes distinctes. Le tableau, selon Wittgenstein, est la manière dont l’esprit s’empare des données perceptibles et imperceptibles. C’est un système de pensée et c’est à la fois une illustration. Contrairement à la réalité, qui (on le sait au moins depuis Hume) est instructurée et indifférente, le tableau a une logique interne : les objets qui y sont représentés peuvent entrer en relation avec d’autres objets du tableau, on peut mettre tout ça en ordre, en faire la narration qui s’accorde à notre vision personnelle. De là on trouve une nouvelle confirmation du pouvoir du dessin : par l’évocation, il touche au réel : à défaut de comprendre le monde il arrive à l’appréhender. Enlevons les dessins de l’Origine des mathématiques, le texte, trop léger, s’envole, part dans toutes les directions. Le dessin lui offre alors une nacelle confortable et bien lestée, d’où on peut observer le paysage sans trop se soucier des aléas du voyage dans les airs. Le dessin souligne l’inexactitude, souligne également que cette inexactitude est voulue, qu’elle est la seule manière de faire. Le dessin empêche de se perdre en chemin : on pourrait dire aussi qu’il constitue un chemin. Le dessin épargne les mots (au rythme de mille par image, dit-on) et de cette manière il protège le lecteur contre tout ce qui est glissant dans les mots. Il me semble que ce laconisme n’est pas seulement le résultat de la présence du dessin : le dessin est, comment dire, implicite dans une formule courte. Le Tao-tö King ne contient pas de dessins mais se lit comme si chaque phrase était liée à un dessin, sans doute très simple, peut-être même entièrement blanc. On pourrait de même imaginer une version dessinée du Tractatus qui ressemblerait sans doute pas mal à l’Origine des mathématiques. Ces livres sont, au fond, constitués entièrement d’instructions servant à faire ça : un dessin, ou une bande dessinée. En cela ils affirment leur nature dérisoire autant que leur profonde justesse.

La seconde route qui nous est offerte est celle, pentue et accidentée, que l’on appelle couramment spirituelle. Le mot est dangereux aujourd’hui, on n’est plus censé parler de ça. Mais c’est qu’il s’agit d’un genre spécial de spiritualité : celle qui se tait. Le dessin qui habite le tableau wittgensteinien est, on le devine, la représentation d’un univers incréé. Incréé, selon le Petit Robert, signifie : «Qui existe sans avoir été créé» — à ne pas confondre, donc, avec l’inexistant — et traditionnellement, c’est un vieux monsieur nommé Dieu que l’on dit incréé, alors que l’Univers serait précisément sa création. Cette conception ni réfutable ni vérifiable n’est d’aucune utilité dans l’appréhension du monde, elle est au mieux réconfortante pour certains (on ne s’étendra pas sur le sujet). L’univers incréé, quant à lui, s’accorde à une vue empirique du monde (le Big Bang n’est pas un acte de création, il n’explique rien ; le monde n’obéit à aucune Loi intrinsèque, c’est nous qui dérivons des «lois» de nos observations ; le savoir n’est pas absolu ; etc.), autant qu’à deux positions spirituelles importantes : l’agnostisme et le rejet du prosélytisme (c’est-à-dire le fait de n’imposer à personne sa croyance, de la garder pour soi). Wittgenstein, faisant échec à Platon, nous donne ainsi la clef d’un monde sans dieu qui ne soit pourtant pas sordide.[12] Dans ce monde, le dessin existe faute de dessein : il est une mise en scène continuelle — donc dérisoire — de cette pièce infiniment jouée, la création du monde. Ce dérisoire nous fait apprécier ainsi sa profondeur réelle : en jouant au dieu le dessinateur obscurcit ce dieu et de ce contre-jour il laisse examiner un ineffable. Cela, il faut le souligner, n’est pas le fait de tel dessin particulier mais du dessin en tant qu’acte, de la pensée même de dessin. C’est par le dessin que l’intelligence humaine capte le mystère, car lui seul peut montrer ce mystère en transit.[13]

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Je n’irai pas plus loin sur cette route à la signalétique hasardeuse. Terminons plutôt en soulignant une nouvelle fois ce qui fait la force du dessin : je pense à sa cohérence interne. Les mots se perdent facilement : celui qui les manie doit continuellement jeter des miettes de pain à l’intérieur de son texte, manière de conserver le fil de sa pensée. Le dessin peut être pareillement bavard mais il est toujours circonscrit dans un espace et son chemin se trace de lui-même. On a souvent besoin, en fin de compte, qu’on nous fasse un dessin. Le Petit Poucet n’aurait rien à craindre s’il était muni, par exemple, d’une carte, qui lui permettrait une vue d’ensemble difficilement atteignable à hauteur de trois pommes… Mais la carte ne sera jamais qu’une grossière approximation du réel : de là l’importance, justement, du texte, ce promeneur curieux qui ne répète pas le dessin mais l’accompagne : le commente, le complète, le contredit. De là, aussi, la totalité d’intelligence que constitue la bande dessinée comme forme de discours.

Constatant cette totalité d’intelligence, on en viendrait à penser que la bande dessinée n’est pas vraiment le neuvième art mais le premier, qui englobe tous les autres. Cette prétention serait bien inutile. Historiquement, on voit bien que la bande dessinée est venue après tous les arts majeurs. En réalité, si je vais au bout de ma réflexion, j’en viens à penser que la bande dessinée illustre, en quelque sorte, l’insondable dessein de l’art. La bande dessinée met en scène tout à la fois le temps et l’espace, la forme et le fond, la stase et le mouvement, la surface et la profondeur, le détail et l’ensemble, le bruit et l’harmonie, le précis et le vague, l’origine et la fin, toutes choses trouvées aux abords du sentier nommé dérisoire. Autant dire que du dérisoire provient l’intelligence : mais est-ce bien la peine d’appuyer sur cette idée, elle s’effriterait bien vite, comme le fera bientôt ce texte qui — n’est-ce pas maintenant évident ? — manque cruellement de dessins.

Notes

  1. Un tel livre existe. Il s’agit de l’Histoire universelle des chiffres de Georges Ifrah (2 tomes, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1994).
  2. Jessie Bi, «L’importance des images dérisoires», du9, janvier 1997.
  3. Jocelyn Bouquillard, «Hokusai et la Manga», in Hokusai, Manga, Bibliothèque nationale de France/Seuil, 2007, p.9.
  4. Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, coll. «Tel»,
    (§6.522).
  5. Ibidem, p.107 (§6.54).
  6. Lao-tseu, Tao-tö king, trad. Liou Kia-hway, Gallimard, coll. «Folio», 1967, p.11.
  7. Ludwig Wittgenstein, op. cit., p.106 (§6.522 note).
  8. Ibidem, p.107 (§ 7).
  9. Lao-tseu, op. cit., p.80 (§56).
  10. Ibidem, p.11 (§1).
  11. Ludwig Wittgenstein, op. cit., p.33 (§2.12).
  12. Dans les faits, Wittgenstein était chrétien ; mais sa philosophie n’expose — pas plus qu’elle n’impose — aucune croyance ou non-croyance particulière.
  13. Je suis surpris que le Petit Robert ne contienne pas l’excellent mot transience, qui en anglais signifie la caractéristique de ce qui est transient, c’est à dire, mais dans un sens plus abstrait, éphémère, transitoire. Quelque chose s’oppose-t-il à ce que ces deux mots fort utiles soient joints à la langue française ? — déjà qu’ils ont un air bien français si vous voulez mon avis…
Dossier de en octobre 2010