L’ Œil Amoureux

de

En tant que critique (ou me prétendant tel), j'ai eu jusqu'à maintenant pour politique de ne jamais parler des livres des amis. Question d'éthique, en gros, ou de diplomatie élémentaire, façon d'éviter les problèmes donc. Suivant cette règle somme toute assez simple, je ne devrais donc pas vous parler ici du travail récent de Jimmy Beaulieu.

Pourtant, une chose me fait prendre le clavier : c’est qu’il n’est pas fréquent qu’un livre m’empêche de dormir, comme ce fut le cas avec Comédie sentimentale pornographique. De plus, j’ai peur que ce livre soit apprécié trop superficiellement de certains de ses lecteurs, autrement dit mal compris, et il me semble impératif de proposer ici quelques pistes de lecture pour ce qui m’apparaît, à chaud, comme l’une des œuvres les plus singulières qu’ait vu passer la bande dessinée francophone des (mettons) dix dernières années.

Et puisqu’il faut bien commencer quelque part, nous parlerons ici d’un livre bâti sur une prémisse invraisemblable : un cinéaste du nom de Louis Dubois a réalisé un film éhontément «commercial» (au titre très drôle : Parjure en justice), un navet assumé qui a obtenu le succès désiré auprès des foules et une petite fortune à son auteur. Celui-ci s’apprête donc à déloger sa personne, quitter la ville, s’installer en Côte-Nord, autrement dit loin de tout, où il a fait l’acquisition d’un impossible hôtel à l’abandon sis littéralement au bout de la toute dernière route. Ce qu’il compte faire là-bas ? De la bande dessinée.

Or, c’est ce prétexte apparemment grossier qui lance tout le livre, autant le prendre à bras-le-corps. En y réfléchissant, je trouve à cette prémisse une étrange parenté avec les épisodes de science-fiction qui ouvrent le cycle des Locas : tout aussi difficiles à avaler, tout aussi difficiles à ignorer puisque l’auteur s’obstinera, lorsque le récit bifurquera durablement vers de tout autres zones narratives, à revenir périodiquement à ce socle bancal.

Vous devinez que je ne rapproche pas sans raison cette Comédie sentimentale pornographique avec l’œuvre de Jaime Hernandez : c’est que les deux auteurs, aux prénoms presque homophones, ont une approche assez similaire de ce qu’il convient (je pense) d’appeler l’écriture du fantasme. Ici il faudrait inaugurer toute une digression où l’on étofferait cette question, où l’on verrait éventuellement que la bande dessinée, peut-être seule entre tous les arts (à l’exception possible du dessin animé et du jeu vidéo), est le terreau par excellence du fantasme, le conduit naturel par où chaque image trouve la possibilité de s’incarner, et où seul le plus petit nombre de filtres parviendra à en atténuer la potence. C’est-à-dire : sans affirmer qu’un art puisse jamais incarner parfaitement une idée mentale dans sa plus parfaite nudité, disons que des travaux comme ceux de Beaulieu ou d’Hernandez me laissent croire que cette nudité, pour autant qu’elle fût désirable (je soupçonne qu’elle l’est), peut être approchée, en fin de compte, d’assez près.

Mais comme il est question de fantasme… Et avec un titre pareil, on s’en doute… Jimmy Beaulieu eût-il publié dans les années 1970, on ne se serait pas étonné de le trouver dans Charlie (Mensuel, évidemment) aux côtés des Buzzelli, Crépax et Pichard (non plus qu’à côté d’un Forest, par exemple). Ces points de référence ont l’avantage d’offrir un début de contexte quant à la manière dessinée de Beaulieu, son trait rapide mais appliqué, qui fait la part belle à toutes les mollesses de la chair (féminine). Mais ils nous ramènent aussi à une certaine manière d’apprêter le réalisme, de lui donner en quelques coups de crayon la couleur du songe. Regardons maintenant chez nos contemporains et on ne trouve plus sur ce terrain, peut-être, que le premier Sfar, pour une certaine liberté de ton et de forme qu’on ne perdra pas son temps à chercher chez ses bien sages émules.

En d’autres mots : dans le contexte éditorial actuel, cette Comédie sentimentale pornographique, ainsi que le livre À la faveur de la nuit qui paraissait presque au même moment (ce dernier aux Impressions nouvelles), pourraient prêter au malentendu. Que ces deux volumes intéressent d’abord les érotomanes, c’est de bonne guerre : mais il ne faudrait pas pour autant les mettre au compte de cette présumée mode «porno chic» qui paraît-il enflamme certains directeurs éditoriaux. Simplement parce que la «pornographie» de Jimmy Beaulieu reflète quelque chose d’un peu trop brut, d’un peu trop sombre. Mais comme on le voit, tout ça est compliqué alors je vais d’abord tenter de remettre certaines choses en ordre.

* * *

Nous sommes en 2007 et Jimmy, presque en panne, fatigué (faible mot) de son propre travail d’éditeur (chez Mécanique générale, longue histoire qu’il faudra bien raconter une autre fois), décide d’auto-publier un petit livre tout en couleurs qui s’appelle Appalaches et qu’il présente comme une «crème de carnets», autrement dit une sélection hautement subjective de dessins griffonés çà et là. Je m’en souviens, j’étais là : et la première fois qu’il m’a parlé du projet, j’avoue avoir été plutôt circonspect : certes j’aime beaucoup les dessins de Jimmy, mais de là à en faire un livre… Or, il m’en montra enfin les épreuves et je dus constater qu’à travers ce petit ouvrage aussi décousu que possible se tissait tout de même un fil ; que ces dessins, aussi hors-sujet qu’ils se présentaient isolément, affichaient une fois rassemblés une force obsessive, comme l’expression d’une rhétorique qui ne saurait se dire que sous la forme du fragment. Quelque chose peut-être comme la Beauté de Blutch, mais dans un style moins précieux, moins faussement sauvage, plus réellement sauvage.

Jimmy fit quatre autres livres comme ça,[1] tous dans la Nouvelle Collection Colosse que nous dirigions plus ou moins ensemble, et plus ça allait et plus ces fragments s’étoffaient : de moins en moins de dessins isolés, de plus en plus de segments narratifs, rien de véritablement achevé toutefois, toujours cette impression qu’il manque quelque chose, un avant, un après, un pendant. Mais la construction tranquille d’un monde, un morceau par-ci, un morceau par-là. Et quelque chose, patiemment, voulait émerger de cet empilement de petits récits, n’attendait plus que… quoi ?

Il faudrait parler de l’assiduité de Jimmy Beaulieu quand il doit respecter une échéance, à plus forte raison deux. Tout au long de 2010, on ne l’a pas vu. Il restait cloîtré chez lui. C’est que deux éditeurs lui avaient proposé de publier une sorte de spicilège (oui oui pardon, un «best of») de ses «crèmes de carnets», et bien sûr au départ il n’était question que de mettre tout ça pêle-mêle mais non, il a fallu que Jimmy retourne à sa table à dessin, qu’il colmate les trous jusqu’à ce que ces deux livres, construits à partir de fragments, ne forment chacun qu’un seul récit achevé. Il a eu pour ce double travail une stratégie ma foi assez brillante : dans À la faveur de la nuit il a rassemblé toutes sortes d’histoires dissemblables, et pour fil principal il n’offre que le dialogue de deux filles qui se racontent des histoires (pour passer le temps entre deux caresses). Des Mille et une nuits érotiques : concept tout simple qui permet d’apprêter sans heurt les fragments de récits accumulés par l’auteur au cours des dernières années.. Le résultat est d’une facture qui mêle, mettons, l’onirique au ludique. On ne peut trop oublier l’origine bigarrée de ce livre et l’auteur a eu raison de le conclure par une postface qui en raconte la genèse, c’est-à-dire plus ou moins ce que je viens de vous raconter moi-même.

Aucun texte liminaire pour Comédie sentimentale pornographique cependant, et pour cause : l’enchaînement ici ne nécessite aucune explication a posteriori, on ne voit plus la couture (même lorsque, comme moi, on a déjà lu plusieurs de ces pages ailleurs, moins que l’on aurait cru par contre). Et surtout, un contenu plus dense, une tonalité plus dramatique. Le récit qui se faisait attendre apparaît enfin. Dans cette répartition des récits en deux livres point certainement le souvenir de Jimmy Beaulieu le musicien : d’un côté l’album concept, de l’autres les pistes échappées. Et il est peut-être malheureux que les nécessités éditoriales aient vu paraître les outtakes en premier.

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Mais puisque maintenant le livre est fait… Il faudrait déjà en démanteler le titre, qui est presque entièrement un mensonge. Car il ne s’agit pas d’une comédie : le récit est trop foncièrement pessimiste pour être véritablement comique. La fin n’est pas tant heureuse ou triste qu’aigre-douce, en ce qu’elle met le lecteur en face d’un soudain «retour à la réalité», manière de contrecarrer d’un coup la patiente mise en scène du fantasme. Or, à vrai dire, ce conflit entre fantasme et réalité informe l’œuvre dans son ensemble, particulièrement dans ce fil narratif où l’on suit le personnage de Martin Gariépy, jeune écrivain à l’affût de récits érotiques dont il constate bien vite qu’il n’en sera jamais le participant ; ou bien dans le fait que les quatre protagonistes se retrouvant enfin seuls dans l’hôtel au bout de la Route 138 doivent justement cette douce liberté à leur isolement… et à une saison diablement propice (il faut que l’été soit particulièrement clément, sous ces latitudes nordiques, pour que l’on consente ainsi à se promener tout nu ou à plonger tête première dans le fleuve…).

Comédie, plus ou moins, donc. Mais sentimentale ? Certes, il arrive qu’il soit question de sentiments dans ce livre, surtout (encore là) quand il est question de Gariépy ressassant ses anciennes flammes, mais il est peut-être surtout question de ce en quoi ces sentiments nous gênent, ce en quoi ils bloquent les pulsions les plus douces et les plus bénignes. Les grands sentimentaux, chez Beaulieu, sont aussi les plus vulnérables à la substance noire du réel. Et Louis, notre cinéaste opportuniste, est le contrepoids désigné de cette tare : il s’avère, finalement, un vrai nihiliste, un flegmatique à la détestation cordiale, tout sauf un sentimental. Et c’est bien sur ses épaules à lui que repose la charpente, la rhétorique principale du récit.

Reste la pornographie. Il s’avère que ce livre met volontiers en scène des corps amoureux dans des positions on ne peut plus explicites. On l’a dit, tout ce travail se veut l’expression de la fantasmatique profonde de l’auteur, mais justement, il est aussi un discours autour de cette fantasmatique. Cela, je pense, est clair à celui qui lira correctement tel dialogue en quatrième de couverture («Et t’sais, pour moi, dessiner une femme, c’est déguster une crème brûlée. Dessiner un homme, c’est remplir un formulaire.»). Mais on pourrait mal lire certaines justifications de l’auteur, qui fait dire au personnage de Louis par exemple que «les gens vont bien finir par se rendre compte que d’avilir systématiquement le désir masculin, c’est absurde… Ça peut rien donner de bon.» (p. 255). Il serait facile quoique mal avisé, je crois, de voir dans ce genre de propos une énième résurgence machiste, la volonté de remettre la femme au rang du simple objet de désir. Il n’est pas innocent que l’auteur de ce commentaire soit, justement, un dessinateur ; et que ce dont il parle, c’est de la mise en scène d’un désir, soit sur papier, où rien ne porte à conséquence, soit dans la réalité, mais alors entre adultes consentants, et encore là… Il s’agit alors de désirs combinés, non d’un seul. Il n’y a pas ici de volonté despotique commandant à la matière (la «réalité») de se plier à chacun de ses désirs. Et il n’est pas impossible que ces désirs, aussi beaux soient-ils dans l’abstrait, se trouvent contrariés par la collision d’un désir autre. Si ce livre n’est pas réellement pornographique, c’est surtout pour cette raison-là.

Or il y a bien quelque vérité dans ce titre, à condition de le lire avec l’œil de l’auteur. La satisfaction, au fond, ne concerne que lui, c’est à la mise en scène de sa fantasmatique que l’on assiste, et jamais le livre ne nous promet de satisfaire de même nos fantasmes de lecteur. Pornographie privée, si l’on veut, et à ce compte-là, «comédie sentimentale» tout aussi privée, que l’on rapprochera de ces autres «comédies sentimentales» douces-amères que sont, par exemple, l’Amour l’après-midi ou, plus explicitement, l’Homme qui aimait les femmes. Et il n’est pas idiot (je pense) d’imaginer chez Beaulieu un désir de filiation (comme on dit : on choisit ses précurseurs) avec une sensibilité Nouvelle Vague, ce qui nous ramène encore une fois aux canons d’une époque finalement plus très contemporaine, on peut s’en désoler.

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Il faudrait dire quelques mots de l’œuvre de Jimmy Beaulieu, expliquer en quoi ce nouveau livre s’en éloigne, en quoi il en est un sommet. En mettant entre parenthèses l’expérience Colosse, l’auteur a déjà commis plusieurs ouvrages, on le sait, tous chez Mécanique générale dont il était autrefois le directeur. On pense généralement à lui comme un diariste, mais au fait seuls trois de ses livres sont autobiographiques : Résine de synthèse (2002), Le Moral des troupes (2004) et Quelques pelures (2006). Ses deux livres de fiction préfigurent plus clairement son travail actuel : Ma voisine en maillot (2006), que j’avoue trouver un peu bancal, et surtout -22°C (2003), qui est fondamentalement un travail sur le regard désirant (ce très court récit met en scène une jeune femme qui se lève et s’habille, rien de plus et pourtant), véritablement précurseur en ce sens de son nouveau livre.

Il reste que, toute fictive que soit cette Comédie sentimentale pornographique, il est assez clair que l’auteur s’y est investi en délaissant du même coup plusieurs couches de pudeur. Lorsqu’il fait de l’autobiographie déclarée, Beaulieu met en scène un personnage public, il ne peut faire autrement : il est un éditeur, une personnalité importante de son milieu (à quoi bon le nier ?), mais aussi l’ami intime de bien des gens, famille, vieilles connaissances, anciennes flammes… Le «Jimmy» que l’on voit dans ces récits-là est une construction mentale, un alter ego. Tout ce qu’il vous raconte est sans doute vrai, mais mis en scène de telle sorte à se protéger soi-même des jugements trop brutaux. La veine érotique de Beaulieu procède différemment parce qu’elle ne va pas du tout de soi, elle expose frontalement des désirs réels, une vie intérieure avérée et en cela elle révèle tout autre chose que le travail autobiographique. Ce qui ne signifie pas qu’on soit là en face d’une autobiographie déguisée en fiction : mais il faut convenir que l’accès à l’intimité de l’artiste peut se faire de bien des manières, le plus souvent détournées.

C’est entre autres par cette impudeur narquoise que se démarque cette Comédie. Mais quelques scènes se font fort d’amener le récit ailleurs que les terrains hautement balisés du porno (chic ou non) : j’en mentionnerai deux.

Il y a d’abord les extraits du roman imaginaire de Martin Gariépy (Pink Floyd, ou la morbidité des partys de sous-sol à Beauport, aux Éditions de la Littérature), dont la plume étonnamment fine (je rêve que ce roman existe pour vrai), évoque a contrario une réalité tout ce qu’il y a de brut, des souvenirs de jeunesse qui nous ramènent au plus vrai des banlieues québécoises, là où la ville est trop loin trop près, au désespoir et à l’ennui certes morbides, bref aux adolescences à vide. Ces extraits forment une note soutenue qui revient ponctuellement hanter le récit, qui lui donne une gravité inattendue, qui finalement définit en peu de mots bien choisis la culture commune à tous les personnages de ce récit, peu importe que leur adolescence se fût réellement passée comme ça, ils s’y reconnaissent ostensiblement.

Puis il y a la scène du récital (p. 175 à 183) qui sans avertissement incorpore avec fulgurance toutes sortes d’objets hétérogènes, chansons, saynètes, danses, cascades, toutes apparemment sans rapport, mais dont la présence là enrichit on ne sait trop comment la matière du récit. Peut-être que son déroulement même, son luxe d’effets, de costumes et de décors, son invraisemblance confirme enfin ce dont nous aurions dû nous douter depuis le début : malgré les apparences, nous ne sommes plus, nous n’avons jamais été dans le «réel». Même les pénibles après-midis de Beauport sont des constructions mentales en forme de souvenir, et sans eux, sans leur fiction même nous ne saurions rien voir, rien structurer, rien penser. Tout est fantasme, même le pire.

Et pourtant, tout au long du livre il y a cette volonté de montrer les choses comme elles sont, de ne pas les faire toutes passer par la lunette colorée du rêve. Compliquera-t-on cette réflexion en osant l’oxymore : fantasme de réel ? Peut-être bien, oui. Et il nous faudrait souligner encore le naturalisme du dessin de Beaulieu, combien ses femmes ressemblent à de vraies femmes, ses personnages à vous et moi. Montrer combien le fantasme ne naît pas dans l’éther, qu’il est nourri de ce que voient nos yeux, en privé, à l’abri du jugement des «autres» ; que ce jugement n’est souvent qu’une convention, qu’il ne correspond à l’avis de personne en particulier, qu’il provient juste d’une sorte de consensus un peu malsain.

Mais tout compte fait, je ne vous dirai pas comment il faut lire ce livre, ce qu’il faut en penser, etc. ; il n’y a pas si longtemps qu’il est paru, il lui faut du temps, ne pas en déflorer tout de suite tous les aspects, je n’ai fait que partager une part de ma propre lecture. Une part ? Oui, seulement une part. Il resterait à expliquer, par exemple, pourquoi il m’a empêché de dormir.

[Une version un peu écourtée de ce texte a paru dans le livre «L’œil amoureux: entretiens avec Jimmy Beaulieu», dans la Nouvelle Collection Colosse. Ce livre est aujourd’hui épuisé.]

Notes

  1. Dans l’ordre, suivant Appalaches (2007) : Au lit, les amis ! (2008) ; Côte Nord (2008) ; Demi-sommeil (2009) ; et finalement Mousseline et le metteur en scène (2010). Tous épuisés, désolé.
Site officiel de Jimmy Beaulieu
Dossier de en octobre 2011