Oklahoma Boy : La tentation des Amériques

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En janvier dernier est sorti chez Manolosanctis le second tome d'Oklahoma Boy par Thomas Gilbert, récit prévu pour être une trilogie, et l'un des premiers projets d'auteur nés de l'expérience «d'édition collaborative» lancée en 2009, dans le paysage encore en construction de la bande dessinée numérique.

A une époque reculée où le nom d’Izneo n’évoquait encore rien à personne, Manolosanctis se lançait ainsi dans l’aventure de l’édition papier après avoir accueilli sur son site la production de quelques jeunes dessinateurs. Parmi eux, Thomas Gilbert, alors tout juste connu pour Bjorn le Morphir, une série pour adolescents. Avec Oklahoma Boy, tout en restant fidèle au genre du récit d’initiation, il se lançait dans une histoire plus ambitieuse dans son propos et scénarisée par ses soins.
Le second volume vient confirmer que la qualité de l’histoire troussée par Thomas Gilbert tient à son appropriation atypique de l’imaginaire américain… Une tentation des Amériques bien réelle, mais traitée avec suffisamment de recul et d’inventivité pour éviter de douloureux clichés. Se faisant, il s’inscrit dans une solide tradition de la bande dessinée francophone pour qui, non les Etats-Unis à proprement parler mais leur culture, a constitué un champ d’investigation privilégié en terme d’imaginaire — c’est-à-dire, dans le fond, ce qui nourrit la matière d’un récit en images.
Oklahoma Boy me servira donc d’excuse habile pour cheminer d’une époque à une autre, du western aux réinterprétations contemporaines décalées de la culture américaine par des auteurs français.

Oklahoma Boy, naissance d’un album

Depuis le milieu des années 2000, et notamment cette bien fameuse vague médiatique des «blogs bd», Internet s’est affirmé comme un média idéal pour lancer des auteurs encore débutants — phénomène qui, par ailleurs, n’a rien de spécifique à la bande dessinée, mais dont on pourrait trouver quelques exemples dans la musique. Entre 2005 et 2009, une forme d’équilibre s’était empiriquement trouvée dans le rapport entre une production en ligne gratuite et un marché papier qui récupérait les auteurs découverts au travers de blogs, sites, webcomics, plate-forme communautaire, et suffisamment plébiscités par un public pour se «professionnaliser» dans l’édition papier. J’emploie l’imparfait car en deux ans, la situation s’est très largement brouillée, entre l’apparition de bandes dessinées numériques payantes (Bludzee, Les autres gens), et la diffusion gratuite d’albums entiers réalisés par des professionnels déjà installés (8comix). Mais la naissance de Manolosanctis obéit encore au premier schéma pré-2010 : l’entreprise est à la fois une plate-forme qui diffuse gratuitement en ligne des «albums» propoosés par des auteurs et une maison d’édition qui commercialise sur papier ceux d’entre eux qui reçoivent le meilleur accueil de la communauté des lecteurs. D’où cette notion «d’édition participative» qui met en avant la participation des lecteurs à la vie de la maison, par divers outils du Web (commentaires, forum, tags, signalement sur les réseaux sociaux…), et la fédération d’une communauté d’échanges autour du site, d’auteurs à auteurs ou de lecteurs à auteurs. Manolosanctis n’étant pas le sujet de cet article, je cesse là ma description qui me permet toutefois de resituer un peu le contexte de la naissance d’Oklahoma Boy. Une dernière précision : en deux ans, Manolosanctis s’est suffisamment agrandi, est distribué en librairie, et possède à présent une activité d’éditeur papier de plus en plus importante, tout en gardant le schéma en ligne-gratuit/papier-payant.

Oklahoma Boy, donc… Thomas Gilbert entre en bande dessinée par la série pour adolescents Bjorn le Morphir, éditée par Casterman et scénarisée par le romancier belge Thomas Lavachery qui adapte là sa propre série de romans à l’Ecole des loisirs. Il ouvre en février 2009 son blog Profondville, se joignant ainsi au long cortège des dessinateurs blogueurs. La même année, il commence à publier les premières pages d’un nouveau récit sur Manolosanctis, alors simple plate-forme d’édition en ligne, en même temps que sur son blog. Ce n’est là qu’une simple migration vers un espace collectif à l’interface de lecture mieux conçue que sur un simple blog, et la promesse d’une audience plus large, puisque Thomas Gilbert a l’habitude de poster sur son blog ses projets personnels, tels que Yankee Hotel Foxtrot, et qu’il se lance en même temps dans l’aventure d’un blog collectif, «Le club des uns», projet finalement mis de côté courant 2009. Le succès survient de côté de Manolosanctis : Oklahoma Boy est choisi pour être un des premiers albums papier de la maison d’édition, avec Base Neptune de Renart et le collectif Phantasmes. C’est bien par la voie de la plate-forme d’édition que Thomas Gilbert entre encore plus avant dans le monde de la bande dessinée.
Déjà le titre et l’ambiance de Yankee Foxtrot Hotel (titre d’un disque du groupe de rock Wilco, originaire de Chicago) évoquaient les Etats-Unis, territoire qui semble fasciner Thomas Gilbert. Oklahoma Boy se déroule dans une Amérique à la charnière des deux siècles (la temporalité reste incertaine dans le premier épisode) et raconte le destin d’Oklahoma, jeune garçon durement élevé par un père évangéliste et bâtissant sa vie et ses rêves autour des valeurs chrétiennes. Le second épisode voit notre héros rejoindre les combats en Europe lors de la première guerre mondiale en tant qu’aumônier. C’est, pour Thomas Gilbert, l’occasion d’accentuer encore une violence en partie sous-jacente et fantasmée dans le premier épisode. Violence parfaitement servie par le style de Thomas Gilbert, crument expressif, au trait pointu. Oklahoma Boy entre par la guerre dans ce premier vingtième siècle qui semble voué à la destruction et au chaos, propre à ébranler aussi bien les croyances en Dieu qu’en la science. Tel est le tableau que nous dresse Thomas Gilbert : une épopée américaine puissante et sombre, celle du moment même où les Etats-Unis surgissent sur une scène européenne dévastée.

Quelques données de la tentation des Amériques de la bande dessinée européenne

Je ne vais bien sûr pas m’amuser à vous lister ici les auteurs français de bande dessinée qui partagent avec Thomas Gilbert cette «tentation des Amériques» qui les pousse à construire, comme lui, une image graphique des Etats-Unis et des Américains, le temps d’un album ou d’une série entière. Je me contenterai de poser quelques jalons de cette tradition de l’appropriation de la culture américaine par la bande dessinée francophone, pour arriver à nos jours. C’est à la fois dans la forme et dans les thèmes que se lit cette appropriation qu’il faut considérer moins comme une «imitation» des images venues d’Amérique (par le cinéma et la bande dessinée, principalement) que d’un travail de réception et d’adaptation vers le public français. C’est bien l’Amérique imaginaire mise en fiction et non un volet plus documentaire qui m’intéresse ici.
L’année 1934, qui voit l’arrivée en France du fameux Journal de Mickey et de quantité d’autres illustrés pour enfants diffusant des comic strips américains est certes un moment important, mais autant le nuancer d’emblée : avant cette date, la culture américaine a déjà pénétré la France et les dessinateurs français connaissent leurs collègues américains et leurs techniques : ainsi de Martin Branner, auteur de Winnie Winkle (Bicot en français), diffusé en France dès 1924. De fait, Mickey et Felix le chat paraissent dans la presse quotidienne française dès le début des années 1930 et d’importants dessinateurs de la période interprétent déjà les Etats-Unis comme une destination possible pour leurs héros globe-trotters : Alain Saint-Ogan (avec Zig et Puce, en 1925), Louis Forton (Bibi Fricotin, vers 1930), Hergé (qui commence Tintin en Amérique en 1931) pour citer les plus connus. Autour de ces trois auteurs se constitue déjà un premier visage de l’Amérique des années 1930, plus fantasmé que réel, fait d’un mélange de cow-boys et d’indiens, de gratte-ciel et de modernité haut-de-gamme, de culte de l’argent-roi et de prohibition.[1] Bien souvent, à l’égal des colonies ou de l’extrême-orient, les Amériques sont un terrain de jeu propice à «l’aventure» à tendance exotique : la pratique du stéréotype y est donc essentielle.
Mais c’est surtout après la seconde guerre mondiale que l’influence culturelle des Etats-Unis s’accroît. Pour reprendre l’analyse de l’historien Jean-François Sirinelli : «L’influence américaine, perceptible dès 1939, va connaître une montée en puissance dans ces années d’après-guerre.Car ses vecteurs furent alors souvent des supports culturels de masse aux effets démultiplicateurs.»[2] Le contexte de guerre froide fait de cette acculturation américaine un enjeu géopolitique particulièrement pregnant à l’heure où la France se rapproche du bloc occidental. L’influence des Etats-Unis n’est pas seulement l’importation directe de la production américaine : elle est davantage une acculturation de la culture française, en particulier dans le domaine de la bande dessinée où la loi du 16 juillet 1949 tend à contrôler l’importation de bandes dessinées étrangères (sans y parvenir véritablement). Dès la fin des années 1930, et plus encore dans la décennie suivante, les dessinateurs français et belges reprennent les thèmes et les formes des productions américaines, parfois sur des sujets «locaux», parfois sur des sujets «à l’américaine». L’essentiel est que les thèmes américains, fédérateurs car démultipliés sur différents supports de consommation large, plaisent au jeune public. C’est pour cette raison que certains dessinateurs français semblent atteint par la fascination des Amériques (et aussi, peut-être, parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs de cette culture : l’exemple de Morris est ici le plus connu), et y compris pendant l’Occupation qui est ici un maillon essentiel : l’interdiction d’importer des bandes américaines est une des raisons qui a pu entraîner les français à produire «à l’américaine».
Un des exemples de cette appropriation européenne d’un imaginaire typiquement américain, né même aux Etats-Unis et parlant des Etats-Unis, est le western.[3] Déjà présent dans Zig et Puce et Tintin, l’ouest sauvage y est encore un signe d’exotisme parmi des aventures variées. Après la guerre, il devient résolument un «genre» de bande dessinée européenne avec ses propres références visuelles. La bande dessinée n’en a d’ailleurs en rien le monopole : les fameux western-spaghetti de l’italien Sergio Leone seront là pour le prouver dans les années 1960. Il est vrai, cependant, que la Nouvelle Vague française subira plus l’influence du film noir que du western, alors que ce second genre s’exprime tout particulièrement en bande dessinée franco-belge. On le retrouve comme un genre à part entière et autonome, aussi bien dans la bande dessinée de revues (Tintin, Spirou, Vaillant, Coq Hardi…) que dans les petits formats, ces publications de récits complets qui constituent une large partie des ventes de bande dessinée dans les années 1950-1960 (chez Lug, Artima, Sagédition). Le foisonnement des titres donne une idée du phénomène : parmi ceux passés à la postérité, pensons à Lucky Luke de Morris (1946), Jerry Spring de Jijé (1954), Chick Bill de Tibet (1953), Sergent Kirk d’Hugo Pratt et Hector Oesterheld (1953)… Je parle d’appropriation plus que d’imitation dans la mesure où la déclinaison du western en bande dessinée, dès les années 1950, prend des formes extrêmement variées, de l’humour pur à l’aventure à la plus sérieuse. Chaque auteur y trouve des codes qu’ils traitent différemment selon ses objectifs. Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud et Les Tuniques bleues de Willy Lambil et Raoul Cauvin apparaissent sensiblement à la même date (1965 et 1968) et relèvent d’approches complètement différentes du western.
Cependant, le point commun de la plupart des auteurs cités plus haut un goût pour les images de l’Amérique, en particulier celles que diffusent le cinéma. A ce titre, Lucky Luke est une merveille d’ambiguité, en particulier lorsque René Goscinny commence à la scénariser vers 1954 : là où Morris employait le plus sérieusement du monde l’imagerie des westerns (les figures mythiques, les rodéos, les duels au pistolet…) quitte même à emprunter des scénarios et des scènes à certains films, Goscinny les détourne au profit d’une modalité parodique basée sur le stéréotype, l’un de ses procédés comiques favoris. Il ne s’agit plus d’emprunt mais de détournement. Par ailleurs, dans Les Tuniques bleues, série humoristique, les deux auteurs tentent de coller à l’histoire de la guerre de Sécession et à certaines scènes «fortes», dont des images sont généralement reprises au début des albums. Le scénario fait alors l’objet d’une documentation précise : la bataille de Bull Run en 1861 fait l’objet d’un album éponyme. A travers ces deux exemples, on peut saisir toute l’ambiguité de l’image des Amériques qui est contenu dans l’interprétation du genre «western» : ambiguité du type d’images choisies (d’origine plutôt cinématographique et fictionnelle, ou plutôt documentaire) ; ambiguité de l’appropriation qui en est faite (imitation sérieuse et admirative ou jeu sur les stéréotypes et le décalage). Enfin, quoi de mieux que de considérer deux séries diamétralement opposées et pourtant diffusées en même temps en France et traitant de la même période historique : Blek le roc par le studio italien Esse-E-Gesse (1955) et Oumpah-Pah de Goscinny et Albert Uderzo (1958). Dans les deux cas, l’univers est l’Amérique originelle des trappeurs du dix-huitième siècle ; mais au ton sérieux et épique du premier s’oppose le traitement exagérément comique et anachronique du second. On ne s’étonnera guère d’un traitement multiple d’un même sujet ; l’acculturation de la France par les Etats-Unis n’est pas un phénomène homogène, du moins pour la bande dessinée. Mais dans un cas comme dans l’autre, ce qui domine est le jeu sur des stéréotypes et des images et scènes reconnaissables par le lecteur.

De l’exaltation de l’Amérique héroïque à la décadence impériale

Après cet intermède historique qui nous permet de savoir d’où l’on part, revenons à Oklahoma Boy. Du point de la vue de la tentation des Amériques, le récit apparaît profondément ambivalent : à la fois la fascination pour ce pays y est bel et bien présente, et s’exprime naturellement sous la forme de l’emploi d’images évocatrices (l’évangélisme, les enfants en salopette abandonnés à eux-mêmes, sorte de reminiscence des romans de Mark Twain), mais en même temps, l’écueil du stéréotype est évité par un regard décalé, indirect, qui n’idéalise pas la culture américaine, mais en dévoile les aspects les plus sombres et les plus violents, du moins à nos yeux européens.
Si les décennies 1940-1960 sont marquées par la focalisation sur un nombre limité de thèmes pleinement américains, tels que la conquête de l’ouest et la guerre de sécession, c’est à un phénomène bien différent que nous assistons actuellement, me semble-t-il, dans la bande dessinée de langue française. En effet, depuis le début des années 2000, plusieurs auteurs se sont emparés des Etats-Unis avec l’intention d’en diffuser d’autres images au service de la fiction, tout en conservant le rythme de l’aventure historique des productions de l’après-guerre. Ce sont eux qui m’intéressent à présent parce qu’ils définissent un «contexte» de création et de circulation des images en pleine évolution. Est souvent cité Christophe Blain, dont la série Gus (2007) renouvelle le genre du western, tant par un trait jusque là peu employé dans ce domaine que par des préoccupations humoristiques contemporaines qui démontent délicatement l’image classique du cow-boy. Dans la même veine, Lincoln d’Olivier et Jérôme Jouvray (2002) se situe plus franchement dans une parodie de western avec un anti-héros cynique. Enfin, et pour terminer sur les westerns contemporains, Martha Jane Cannary, de Mathieu Blanchin et Christian Perrissin prend résolument le contre-pied du cliché en étudiant un stéréotype de la légende de l’ouest sauvage (Calamity Jane) sur un mode documentaire et réaliste, inspiré par les écrits de Calamity Jane (2008). Plus récemment et sortant du seul western, je ne manquerai pas de signaler d’autres dessinateurs qui développent d’autres images des Etats-Unis : avec Fred Boot, auteur, entre autres, de Gordo, un singe contre l’Amérique (2008) ou Aseyn, auteur d’Abigail (2010). Chez eux, la culture américaine est bien un champ idéal où l’on va piocher des images : imaginaire des séries policières retro et de leurs intrigues rythmées chez Fred Boot, super-héroïsme revu au filtre de l’enfance chez Aseyn. On assiste ici à une diversification, à la recherche de nouvelles images pour parler des Etats-Unis. Chez ces auteurs, le style est également une marque de différenciation avec la tradition. En réalité, dès les années 1980, des auteurs comme Loustal ou Götting renouvellent les imaginaires américains de la bande dessinée. Non que des westerns plus traditionnels aient disparu : au contraire, Blueberry et Lucky Luke continuent de paraître, tandis que d’autres titres naissent dans une veine fidèle à la codification du genre et à son rythme, tout en lui donnant un souffle nouveau (Bouncer de Boucq et Jodorowsky et W.E.S.T. de Xavier Dorison et Christian Rossi). Simplement, tandis que les genres représentant symboliquement les Etats-Unis, comme le western, sont à présent mûrs pour être détournés et remis en perspective, ce sont de nouveaux mythes américains qui émergent, se concentrant davantage sur les années 1950, l’entre-deux-guerres et la première guerre mondiale. Des périodes plus sombres qui ne sont plus celles d’un héroïsme conquérant mais de grandes crises touchant le monde occidental.
Ce qui frappe surtout est le passage de l’héroïsme épique, de l’aventure presque fondatrice, dans le cas du western, à l’image d’une Amérique crépusculaire dont les failles ressortent bien plus que les succès. En cinquante ans, l’image des Etats-Unis a changé, et certains dessinateurs de bande dessinée en ont pris la mesure. Je me risquerais, sans trop m’aventurer sur un terrain que je connais trop peu, de relier ce phénomène au cinéma américain qui, lui aussi, revisite de grands genres américains (le western et le film de super-héros) sur des modes beaucoup plus désabusés : prenons pour exemples There Will Be Blood de Paul Thomas Anderson (2007) et The Dark Knight de Christopher Nolan (2008). Tous deux se veulent infiniment plus pessimistes et sombres sur la conquête de l’ouest dans un cas, et les Etats-Unis contemporains dans l’autre. Auprès du public européen, ils contribuent à un renouvellement profond des images.

Le lien entre ce nouveau cinéma américain et Oklahoma Boy me semble possible, même si Thomas Gilbert ne le revendique pas et, au contraire, en appelle aussi à des références plus musicales et littéraires. Néanmoins, le ton des deux albums est véritablement sombre, et traduit une vision des Etats-Unis qui, sans être négative, est ambiguë, entre la folie religieuse et une violence sauvage déjà présente dans certains westerns tardifs moins héroïques. Voyons un peu comment Thomas Gilbert se débrouille avec les images de l’Amérique qu’il intègre dans son récit.
C’est bien le western qu’évoque le premier tome, genre dont Thomas Gilbert isole quelques éléments visuels reconnaissables : les paysages rocheux et rougis, les églises de bois, le soleil au zénith… Ainsi avance-t-on en terrain connu. Mais bien vite Thomas Gilbert se livre à un évitement des stéréotypes et du piège du «genre». Le western est associé à d’autres images, peut-être parodoxalement plus modernes en tant que représentation des Etats-Unis, comme le Ku Klux Klan et la ségrégation, face sombre de l’Amérique de l’après guerre de sécession. Surtout, l’insistance sur la religiosité est une donnée assez originale, et qui sonne pourtant très juste (peut-être fait-elle écho aux évolutions de l’Amérique actuelle ?). A travers elle, Thomas Gilbert peint une nation de croyant qu’il fait dialoguer avec d’autres images qui semblent venir de l’extérieur : ainsi, les démons qu’Oklahoma Boy voit dans ses transes évoquent avant tout des représentations de la Renaissance européenne.
Avec le deuxième tome, le refus de se laisser enfermer dans un genre et une période est évident, puisque nous sommes transportés dans la première guerre mondiale. On quitte donc les Etats-Unis, mais le personnage central reste pour nous un repère fort de cette culture. Elle se transmet ici par deux éléments essentiels. Tout d’abord la religion, qui fait écho au premier épisode, puisqu’Oklahoma est devenu pasteur et que, chargé de délivrer l’extrême-onction aux soldats sur le champ de bataille, il entremêle encore plus qu’avant la religion et la violence. Mais surtout, au milieu des combats, les Etats-Unis sont signe d’espoir, et, graphiquement, les seules véritables «couleurs» d’une palette noire et rouge : qu’il s’agisse de la bannière étoilée ou des souvenirs du pays. Là encore, Thomas Gilbert marque sa différence en exportant les Etats-Unis dans l’Europe en guerre et en insistant non sur l’héroïsme, mais sur l’horreur et la folie.

Sans doute est-ce la violence omniprésente et l’exagération qui éclatent avec le plus d’évidence comme nouveau signe graphique des Etats-Unis, servi par l’expressivité de Thomas Gilbert : violence du sang qui ne cesse de jaillir tout au fil des pages, venant de tous les côtés. Exagération des visions fantasmatiques du jeune fanatique qui croit devenir un héros universel, sauvant l’humanité toute entière. En cela, la vision de Thomas Gilbert n’est pas si loin de l’image des Etats-Unis du début du vingtième siècle vu d’Europe : un pays qui prend de plus d’ampleur dans un contexte de crise grave et de violence accrue. Ce que Thomas Gilbert dépeint avec le personnage d’Oklahoma Boy, c’est une forme de puissance incontrôlée d’un pays encore jeune, sa face sombre et ambiguë, car, dans le fond, les croyances du jeune héros justifient ses crimes : il n’est ni un héros, ni un anti-héros, mais un héros de l’obscurité, et c’est en cela qu’il fait écho pour moi à la transformation du personnage de Batman qui, sous le crayon de Frank Miller, puis derrière la caméra de Christopher Nolan, s’est assombri de plus en plus. Lorsqu’Oklahoma Boy, au plus profond des combats, fantasme sa propre personne en un monstre surpuissant de griffes et de
sang, il incarne un dieu guerrier ambigu, à la fois vengeur et destructeur. On ne se borne plus ici à simplement constater la puissance de la culture américaine, mais plutôt à l’analyser, quitte à découvrir ses mécanismes les plus inquiétants. Oklahoma Boy le temps de quelques albums, nous
indique une nouvelle perception des Etats-Unis qui ne fascine plus l’Europe pour son héroïsme, mais pour l’étendue de la violence et de la folie qui émane de sa culture.

[Texte proposé en collaboration avec Phylacterium.]

Notes

  1. Pour plus de détails sur cette Amérique fantasmée par les auteurs français de l’entre-deux-guerres, on pourra se reporter à l’article suivant : Pierre Horn, «American graffiti, French style : three comic strip artists look at pre-war America», International journal of comic art, n°1, printemps 2001.
  2. Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli, Histoire culturelle de la France tome 4 — Le temps des masses, Points Seuil, 1998, p.267.
  3. Dans Maîtres de la bande dessinée européenne (Bibliothèque nationale de France/Seuil, 2001), Gilles Ciment dresse un panorama du western dessiné européen, p.104-113.
Site officiel de Thomas Gilbert
Dossier de en avril 2011