Dorénavant a 30 ans

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C’est en 1986 que j’ai vu pour la première fois le nom de Barthélémy Schwartz. J’avais reçu par la poste un petit fascicule d’aspect assez ingrat, mal photocopié, tapé à la machine, agraphé sur le côté ; accompagné d’un questionnaire envoyé à un certain nombre de revues de bandes dessinées d’alors. L’opuscule s’appelait Dorénavant et s’adressait au Lynx. Dorénavant était cosigné Barthélémy Schwartz et Balthazar Kaplan. Ils y développaient, vis-à-vis du milieu officiel et marchand de la « bédé », la critique la plus radicale que j’avais jamais lue. Dorénavant rejetait la quasi-totalité de la production BD, au profit du langage de la bande dessinée où, selon eux, quasiment tout restait à inventer. Si Fred, Swarte ou Gustave Verbeek échappaient à leur grande lessive, ils n’hésitaient pas à inclure certaines œuvres de Magritte, Klee ou Michaux dans le champ de la bande dessinée. La formulation était virulente, assassine, en parfaite ligne droite avec les avant-gardes littéraires et artistiques du XXe siècle, notamment avec les théories situationnistes.

À ce moment-là, je commençais à prendre le contexte professionnel de la BD en immense dégoût et, parallèlement, je me passionnais pour les avant-gardes. Déjà nourri de surréalisme, je découvrais à peine l’Internationale situationniste. Que cet opuscule reçu dans la boite aux lettres puisse utiliser cette qualité d’invective pour mettre à mal la « profession » de la bande dessinée — qui faisait barrage à toute innovation en la matière (et on n’avait encore rien vu) — fit sur moi l’effet d’une bombe. Je répondis longuement et scrupuleusement au questionnaire, et lorsque les réponses parurent, il était évident que les miennes étaient les plus proches des positions de Dorénavant.

Une intense correspondance s’est instaurée entre Barthélémy et moi les années suivantes. Nous n’étions pas toujours d’accord. Tout en recherchant l’avant-garde, je restais attaché à une forme de bande dessinée classique, et tentais de me débrouiller avec ces paradoxes. Barthélémy était bien plus à côté de tout ça. Et bien plus en avance. Après la fin du Lynx et de Dorénavant, le projet Labo s’élaborant avec Futuropolis (le vrai, l’unique), je demandai à Barthélémy un texte qui synthétiserait ses prises de position. Ce fut, en janvier 1990, Une période de nuit : l’idéologie bédé. Labo publiait aussi quelques-unes de ses bandes dessinées, d’étranges diptyques légendés d’aphorismes tels que : Il ne tombait pas, il s’approchait du sol.

Puis nos chemins se sont séparés. Barthélémy Schwartz a délaissé la bande dessinée pour s’orienter vers la critique sociale, la poésie, le collage, autour de projets collectifs comme Ab irato ou L’Oiseau-tempête. Et l’Association, se créant dans le sillage de Labo, décida de mettre un bémol au discours polémique et de faire ses preuves dans la pratique. IL fallu attendre 2006 et L’Éprouvette pour que se rallume la flamme de la critique radicale, un cycle étant passé et le microcosme BD étant revenu, sur bien des points, aux fonctionnements de la fin des années 80. L’Éprouvette, ou la tentative de réinventer de l’avant-garde dans le territoire de la bande dessinée en pleine recalcification, au moyen d’une revue au sabordage rapide préprogrammé, basé sur la critique du milieu professionnel réactionnaire et la polémique frontale ; mais aussi autour de l’érosion progressive des frontières, montrant que le langage de la bande dessinée se trouvait ailleurs que dans son acceptation commerciale, et même, souvent, au sein des autres moyens d’expression.

Tout se passait comme si, après une accalmie de quinze ans, le repositionnement critique indispensable devait renouer avec l’esprit ultracritique de la fin des années 80. L’ombre de Dorénavant planait sur ce retour. Mais aussi celle de STP ou de Controverse qui l’avaient précédé. Je consacrais à ces initiatives isolées un article dans L’Éprouvette n°1 (janvier 2006) intitulé Avant-garde et Ultracritique, qui ranima la flamme de Dorénavant. Suite à cet article, Barthélémy Schwartz, que j’avais perdu de vue depuis ce temps, repris contact avec moi[1]. L’Éprouvette n°2 (juin 2006) publia, outre la réédition de plusieurs textes d’époque de Barthélémy, une discussion par e-mail entre nous deux, intitulée Dorénavant, Dorénaprès, qui revenait sur nos expériences croisées. Pour L’Éprouvette n°3 (janvier 2007), Barthélémy m’adressa un courrier en bande dessinée : Lettre d’ici à là-bas. C’est cette lettre qui ouvre le présent livre[2].

Trois ans plus tard, Barthélémy m’envoya, à l’Association, le manuscrit du Rêveur captif. Contre toute attente, l’expérience de L’Éprouvette lui avait donné envie de renouer avec le langage de la bande dessinée. Et il venait d’en faire un livre entier. Prévu à l’Association, Le Rêveur captif paraît finalement à l’Apocalypse, par un étrange effet de retournement, comme si les premiers échanges avec Barthélémy devaient trouver, vingt-cinq ans plus tard, leur concrétisation par un livre dans un territoire neuf. Avec cet ouvrage, il renoue avec les postulats énoncés dans dorénavant, notamment cette définition de 1986 : La bande dessinée se situe à l’exact point de rencontre, d’une part, de la mise en rapport d’images séparées juxtaposées, quels que soient les moyens techniques employés, et d’autre part, de la mise en relation du texte et de l’image, c’est-à-dire à leur NŒUD DE TENSION.

Dans Le Rêveur captif, non seulement les moyens techniques employés sont nombreux, ais le registre de la juxtaposition est également fort étendu. L’inclusion de photographies, d’éléments dessinés extérieurs, évoque bien évidement le détournement. L’itération d’images récurrentes et obsessionnelles relève du collage. Détournement, collage : Barthélémy n’a en rien oublié son dû aux surréalistes et aux situationnistes, comme il le développe d’ailleurs explicitement dans le chapitre Situation du rêve. Mais ces procédés, peu usités dans la bande dessinée (et qui de surcroît ne se revendiquent ici en rien de l’OuBaPo), se mettent dans le Rêveur au service d’un projet plus personnel et plus ambitieux. L’autobiographie ne se fait ici qu’en étroite corrélation avec l’innovation graphique. Si le rêve est le sujet central du livre, ce qui nous ramène au surréalisme, et si Barthélémy Schwartz en dresse une cartographie chère aux situationnistes, l’échevau polygraphique qu’il invente lui permet aussi de se livrer sur des épisodes plus intimes de sa vie ou de revenir sur l’époque de Dorénavant et sur les travaux qu’il faisait alors, relis ici en abyme. Il ne tombait pas, il s’approchait du sol. La boucle est bouclée.

Le collage, l’incorporation de floutés photographiques, permettant de restituer au cauchemar toute son épaisseur kaléidoscopique. Le Rêveur captif comporte de nombreuses références : on peut également le recevoir comme un essai, à la fois autobiographique, théorique, autoréflexif, et d’une hétérogénéité plastique rare. Il s’agit sûrement d’un livre qui ne ressemble à aucun autre, œuvre d’un auteur qui, dans la bande dessinée, ne fait que passer. Bien sûr, tout le monde le dira, ce livre n’est pas de la bande dessinée. Ou alors ce n’en est plus.

Mais alors, qu’est-ce que c’est ?

Je passais pour un martien dans le monde sage et policé de la bande dessinée, nous dit Barthélémy Schwartz en parlant des années Dorénavant. Avec Le Rêveur captif, en 2012, il n’y a aucune raison pour que ce ne soit plus le cas.

[Le Rêveur Captif de Barthélémy Schwartz a été publié aux éditions L’Apocalypse en 2012]

Notes

  1. Commentaire de Barthélémy Schwartz (2015) : « C’est en fait le contraire, Ab irato a reçu un jour un mél de Jean-Christophe qui recherchait mes coordonnées postales, quelques jours plus tard je recevais par la poste L’Éprouvette n°1 ».
  2. Les trois numéros de L’Éprouvette sont disponibles en coffret à l’Association.
Dossier de en février 2016