L'Apocalypse, premier office

de

Reprenons : 002 – La montagne de sucre : étonnant objet livre, assez luxueux mais sobre, titre et signature de l’auteure (Sandrine Martin) en blanc sur fond rouge sur fond blanc – plus épuré, tu meurs. J’avais eu la chance l’an dernier de voir de près les originaux : dessins au crayon, de même format, proposant quelques images et autant d’histoires « sans paroles » qui m’avaient immédiatement fait songer au fameux oxymore cette obscure clarté[1] (car sombres et limpides, énigmatiques et parlantes : touchantes par le biais du regard). Ces dessins sont, quasiment tous, des variations sur le désir, désir amoureux pour l’essentiel, se traduisant sous forme de rêves plus ou moins éveillés, arrêtés dans leur mouvement : arrêts sur amour en ses innombrables états, naissant, en cours, finissant… Où le possible dialogue avec l’impossible, le jour avec la nuit, la lutte (le choc des chairs et des matières) avec la volupté (l’arabesque d’une fumée). Les quatre éléments sont présents, contribuant à faire trembler le réel, sans que la dessinatrice ne tombe dans les rets d’un surréalisme sur le retour (cette vielle maîtresse trop maquillée qui ne séduit plus aujourd’hui que quelques incurables nostalgiques). Si la terreur rode parfois, tout est loin d’être cauchemardesque dans ce territoire dit de «la montage de sucre», rien, ou presque, n’est sans issue… Mais le trouble est permanent. Les pleurs sont abondants. Et aussi les caresses. Chaque page ou presque me fait songer à l’incipit de Mauvais Sang de Léos Carax, un des plus beaux films des années 80 : « Il le lui a dit. Il lui a dit : veux-tu ? Elle n’a dit ni oui ni non. C’est une fille avec un garçon. » (on pourra, si on veut, intervertir les sexes, passer du masculin au féminin) Blutch avait fait, il y a quelques années, un livre un peu semblable dans sa forme, La beauté, composé d’une succession d’images non légendées. Mais Sandrine Martin ne s’en est pas fait un modèle. Son univers est autre ; les ombres de Balthus ou de Bruno Schulz ne se projettent pas en background (d’autres hantent ces pages, probablement, mais plus difficilement nommables). Ses dessins surgissent comme autant de feuilles arrachées à un journal tenu au jour le jour (certes peu « jeté » : travaillé avec l’application nécessaire pour rendre avec exactitude sa vision). Cela confirme une fois de plus que dessiner, c’est suivre le cheminement de l’idée, tenir le cap, même si le sens ne cesse d’échapper, du moins en grande partie, même si on ne sait pas forcément par avance où le trait va nous mener (et d’ailleurs le plus souvent, ça nous conduit, comme par hasard, là où précisément ça dérange…). En cela, cette Montagne de sucre est davantage ouverte que fermée : s’il est clair que Sandrine Martin a le désir d’être «comprise» (elle ne cherche pas particulièrement à se montrer obscure), il n’y a pas pour autant de prétention à imposer une lecture ; chacun est libre de confronter son propre monde intérieur à ce que le dessin révèle en surface ; le partage de l’intime est de règle, il requiert un véritable dialogue, d’autant plus ouvert, justement, qu’aucun mot de passe n’est requis : pas de clé, ni de serrure à forcer… Juste les quatre mots du titre (évoquant forme et matière – présentes à plus d’un titre) qui demeurera ni plus ni moins énigmatique que le nom de la maison d’édition qui apparaît, au dos du livre, réduit à son initiale, dessinée en forme de dragon.

003 – Penses-Bêtes. Ce livre de Roland Topor est paru une première fois en 1992 au « cherche midi éditeur » dans la collection «Les pensées» où se côtoyaient le meilleur et le pire : Pierre Dac et Philippe Bouvard, Oscar Wilde et Jean Dutourd. En incipit de ce livre très décalé (il a le génie de s’intituler Penses-Bêtes et non Les pensées de Roland Topor), cette phrase : « J’ai trouvé ce livre au fond de mon sac de linge sale ». Plus loin, on trouvera des variations sur « ce sac de linge sale dans lequel il avait mis tout son amour propre » dont la dernière est : « Dans son sac de linge, on n’a retrouvé que des feuilles de papier sales et froissées ». De « Je suis né… » à « Le passé se rapproche dangereusement », du premier poème au dernier aphorisme, le lecteur peut circuler librement : inutile de se laisser prendre au piège d’une lecture ordonnée, servilement linéaire ; nombre de parcours sont possibles et ils se valent tous. On est plus près de la poésie que de la prose ; on trouve ici d’étonnants monostiches et quelques assertions bien senties comme « La pensée contraire est érotique ». On aimerait tout citer, on aimerait dire que rien – y compris les choses les plus rapidement jetées – ne tombe à plat (même si l’écriture aphoristique est souvent décevante, au bon sens du terme, car elle évite le développement ; elle ne frustre que ceux qui ont besoin d’explications : le « savoir décevoir » est la marque de reconnaissance des grands artistes). Quant aux images – dessins vites tracés, sans apprêt, impeccables –, elles font office de ponctuation : elles donnent au texte, non une somme d’illustrations, mais quelque chose de plus vital, comme de l’air. La nouvelle édition respire, au contraire de l’ancienne. Menu a eu la bonne idée de spatialiser les fragments, de donner à chacun, de coup de dés en coup de dés, sa juste place dans l’espace des doubles pages. « Il s’est tellement préparé à la mort que la vie l’impatiente ». On sent à chaque ligne ce qu’est véritablement l’urgence – celle que seuls les inactuels savent saisir et traduire. Topor est définitivement de notre temps, du côté des résistants (remarque en passant : comme je cherchais dans une très grande librairie où pouvait bien être rangé ce livre que j’imaginais à proximité des livres des éditions Wombat, elles aussi coupables de rééditer Topor ou DDT, donc du côté des romans et nouvelles, j’ai fini, en bout de course, par le trouver au rayon « art contemporain », à côté d’un livre de Catherine Millet).

001 – Susceptible. De Geneviève Castrée, Canadienne trentenaire (de la même génération que Sandrine Martin). Elle dessine, et chante parfois seule sur scène (avec guitare et quelques effets de feedback). Le titre de cette bande dessinée n’est pas à prendre avec des pincettes, mais en respectant sa polysémie (on aurait tort de privilégier tel ou tel sens). Nous sommes là en ce territoire que Jean-Christophe Menu arpente volontiers (nul étonnement de le voir ouvrir le catalogue de sa maison d’édition avec ce livre), celui du récit autobiographique en bande dessinée : récit d’enfance, avançant chronologiquement par brèves remémorations – et quelques épiphanies. Se souvenir provoque sans cesse des courts-circuits. C’est toujours le même problème : comment (se) raconter, comment faire passer dans l’écriture (mots, images, mêlés) ce qui nous est arrivé, ce lointain proche qui s’est déposé dans la mémoire, peu à peu décanté, inévitablement transformé. Les traces du passé reviennent souvent effilochées ou, au contraire, par blocs compacts, rarement en bon état, et toutes ces bribes peinent à raccorder. C’est là que le travail d’écriture intervient, non pour combler les manques, mais pour réinventer ce qui eut lieu, réinterpréter les choses dans la langue du présent. Sur le plan visuel, dans Susceptible, ce sont les matières – délicates, variées, donnant aux gris toute leur puissance émotionnelle – qui frappent. Puis on découvre les visages et on commence à déchiffrer le récit et les dialogues tracés en lettres attachées, usant d’un style enfantin et appliqué. Il faudrait en parler en évitant de tomber dans la psychologie des magazines. « Ma mère est la dernière née d’une famille de 16 enfants. Son père est mort quand quelle était encore très jeune ». Elle sera usuellement nommée par sa fille, tout au long du livre, L’Amère (découvrant cela, je notai aussitôt, un peu ironiquement : signifiant barré, non au sens lacanien, mais à celui, plus commun, d’être en dérive). L’Amère est mère, à peine, et pourtant là, présente autant qu’absente jusqu’à ce qu’elle ne contrôle plus ses incessants passages d’un état à l’autre, et ainsi ne « comble » plus celle qui deviendra peut-être mère à son tour. Amer est l’amant de L’Amère. Comme « susceptible » a plusieurs sens, «amer/amère» renvoie aussi bien à la mer (les amers : navigation et points de repère) qu’à l’amertume, évidemment (et donc à la bile, fluide de la mélancolie). Le père, parti loin, au-delà de Vancouver, de l’autre côté du Canada, est surnommé Tête d’œuf et ne parle pas français. La petite fille apprend à parler deux langues : la maternelle (dont l’usage est quotidien) et la paternelle (qu’elle ne comprend pas, dans un premier temps – ou si mal : il lui faut pour la saisir, aller passer quelque temps dans « le royaume mythique où les papas disparaissent »). Le temps passe de manière parfois étrange dans ce livre : temps de l’abandon et des retrouvailles, de la peur et du lien qui a le pouvoir de renverser la peur. On ne va pas ici raconter l’histoire, banale dans ses grandes lignes et pourtant singulière en ses détails. Encore et toujours ces histoires de famille avec séparation des parents (ici quasi-immédiate), surgissement dérangeant de leurs nouveaux partenaires (amis, ennemis, indifférents), problèmes matériels incessants et le temps (ou l’énergie) qui manque pour recoller tout ça. Cela ne fait pas forcément un livre, sauf si, comme le fait Geneviève Castrée, on s’invente une langue à soi. Grandir, c’est devoir piocher dans la réserve où l’on a déposé ses rêves en lieu et place des jouets perdus pour en faire, à l’instant voulu, quelque chose qui aide à vivre…

Fin du premier office… et voici que de nouveaux livres arrivent – déjà – de chez l’imprimeur en cartons pleins sur le bateau où naviguent L’Apo & L’Asso…

Alors très vite, côté Association : Plastic Dog de Henning Wagenbreth, pionnier Allemand de la bande dessinée sur ordinateur, livre cartonné (à la manière des livres pour enfants), ludique, singulier, inattendu ; La vie secrète des jeunes 3 de Riad Sattouf  que je dévore aussitôt avec gourmandise, ayant arrêté de lire Charlie Hebdo depuis longtemps ; et enfin, l’extraordinaire Œil de la nuit de Vincent Vanoli, un de ses grands livres, où le travail du dessin est impressionnant (cette bande dessinée étant, en grande partie, «muette»).

Côté Apocalypse : 004 Le rêveur Captif de Barthélémy (avec deux « é ») Schwartz et 005 Les lundis de Delfeil de Ton (soit DDT 1). Le premier, fabriqué de manière identique, donc aussi beau, que Susceptible, était prévu pour la collection Éprouvette de L’Association. Mettant en jeu – en espace – matière de rêve (et de) vécu (l’autobiographie – what else ?), il offre, comme disait José Corti, rien de commun. Menu lui accorde une place de choix, rayon avant-garde (ou post-avant-garde) ; pour ma part, je suis frappé par son classicisme (rien de contradictoire, au fond). Le second, épais, foisonnant, se range à côté du Topor. C’est un recueil de textes écrits entre 1975 et 1977 pour Le Nouvel Observateur (c’était l’époque où Giscard d’Estaing était encore « jeune » président) par un esprit vif et frappeur : chroniques republiées « sans notes, sans avertissements, sans rien » – une fois de plus à prendre ou à laisser. Cavanna a fait la préface. Trois plus deux égale cinq. On attend la suite. Et notamment MétaMune Comix, Recueil n° 23 :le retour de Jean-Christophe Menu auteur.

Notes

  1. On peut écouter Sandrine Martin dialoguer (par montage) avec le poète Michel Deguy sur le thème « Cette obscure clarté » en suivant ce lien. C’est la onzième et dernière émission de la série « Terrain Vague ».
Dossier de en octobre 2012