Quelle est la forme de la Jetée ?

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La Jetée est un film de Chris Marker, réalisé en 1962 et d’une durée de 28 minutes.  Cela au moins est certain.  Nous y rencontrons un enfant, sur la jetée de l’Aéroport d’Orly, obnubilé par le visage d’une femme.  Mais le récit nous transporte rapidement des années plus tard, dans les catacombes de Paris, au lendemain de la Troisième Guerre : le protagoniste devenu adulte est soumis à d’étranges expériences temporelles qui le projetteront à la fois dans le passé et le futur, ceci dans le but présumé de sauvegarder l’humanité.  Quant au dénouement, ou bien vous le connaissez déjà, ou bien je vous laisse le plaisir de le découvrir par vous-même.

Il est certain que La Jetée soit un film, bien que, formellement parlant, l’objet n’ait rien d’orthodoxe : car il présente la particularité d’être composé (presque) entièrement de photographies inanimées se succèdant sans esbroufe, suivant le fil d’une narration parlée (le film ne contient aucun dialogue).  Un seul plan-séquence brise cette parfaite continuité (justifiant le «presque» de la phrase précédente) : plan-séquence d’ailleurs très court, quelques secondes à peine, et que nous mettrons temporairement entre parenthèses le temps d’une petite expérience.  Ce qui nous occupe, pour l’instant, c’est le constat suivant : Dussions-nous posséder chaque image de La Jetée (et ce ne serait pas bien difficile, comme on le verra), il nous serait possible, à l’aide de logiciels à la portée de chacun (voire : d’un appareil à diapositives, si on a ce côté «vieille école») de monter soi-même son propre diaporama maison ; nous scanderions nous-mêmes la narration, sans omettre un mot du texte — et ce faisant, nous aurions reconstitué, à toutes fins pratiques, une Jetée très similaire, pour ne pas dire équivalente (mais non identique), à l’originale.

Résumons donc : nous avons sous la main un objet aux visées artistiques composé d’images fixes formant un récit séquentiel appuyé d’un texte narratif.  À quoi ça vous fait penser ?

Bien en sécurité dans notre laboratoire narratologique aux cloisons étanches, le nez dans notre définition rigoureuse, nous arrivons invariablement à la conclusion suivante : La Jetée n’est à l’évidence rien d’autre qu’une bande dessinée.

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Je triche, bien sûr : mon hypothèse ne tient que si je m’obstine à oublier ce fameux plan-séquence dont j’ai parlé plus haut.  À lui seul, il assure que l’œuvre est bel et bien un film : puisqu’à un certain moment ça bouge, et ce d’une façon décidément hors de portée de la bande dessinée…  L’affaire est close, passons à autre chose.

Oui, mais.  Ce plan-séquence de quelques maigres secondes, si je comprends bien, est l’unique socle sur lequel reposerait la «filméité» de l’œuvre.  Quelques secondes (d’ailleurs plutôt statiques), et c’est tout.  Sans elles, le statut de l’objet n’aurait plus la même évidence : l’ambiguïté formelle serait soudain manifeste.  Quelques malheureuses petites secondes pour clamer : Je suis un film !  Avouons-le, c’est bien peu.  Formellement parlant, la situation n’est pas très éloignée de ce gag bien connu du Silent Movie de Mel Brooks, qui advient lorsque le mime Marcel Marceau prononce l’unique réplique parlée du film, et qui consiste en un seul mot : «Non !»  Doit-on, pour cette seule incartade, tomber dans le piège grossier qui nous ferait prétendre que Silent Movie ne relève pas du film muet ?  C’est donc dire que l’unique plan-séquence de la Jetée ne caractérise pas l’œuvre, pas plus qu’elle ne la définit : elle en est l’entorse.

Il n’empêche : s’il existe un «lecteur» de la Jetée, celui-ci ne contrôle aucunement le temps réel du film comme il le ferait d’un livre, il y est au contraire profondément assujetti.  Ce temps est fixé une fois pour toutes : certains plans (que nous voudrions assimiler à des «vignettes») restent fort longtemps figés sur l’écran ; d’autres, moins d’une seconde ; et ce rythme imposé n’a rien de naturel au lecteur de bande dessinée qui, même lorsqu’il lit une scène d’action soi-disant «rapide», sera parfaitement en mesure d’arrêter son regard ici et là afin de prendre le temps de lire le contenu de la vignette de son choix.  Il n’est pourtant pas exclu d’imaginer que la Jetée fût en réalité une bande dessinée lue pour nous, dont le rythme suivrait, simplement, le temps passé par le narrateur à prononcer complètement le texte lié à chaque vignette.  C’est bien de ce point de vue que l’on est autorisé à affirmer que l’objet La Jetée, même si on ne peut soi-même le lire (quoique, voir plus loin) est néanmoins lecture.  Point de vue certes imaginaire, assis sur une vue de l’esprit donc, mais non inconcevable.

Une troisième objection se présente à nous, qui se décline ainsi : d’une part la bande sonore (autant la musique que la voix du narrateur Jean Négroni) ; d’autre part les quelques fondus enchaînés séparant les images fixes.  Sans ces éléments-là, certainement, rassurez-moi, nous n’avons plus, devant les yeux, la Jetée en chair et en os, telle qu’elle a été conçue par Chris Marker.  Nous avons, je l’ai dit plus haut, une œuvre au mieux équivalente, au pire vaguement similaire.  Ce qui nous force à nous demander : au fond, quelle est la frontière de la Jetée ?  Où s’arrête vraiment l’œuvre ?  Considérons la Jetée comme un film parlant : chaque image, chaque mouvement, chaque son ferait partie intégrante de l’œuvre, forcément.  Mais considérons plutôt la Jetée comme un diaporama, pour des raisons formelles qui me semblent tout sauf frivoles : alors la frontière recule, et tout ce qui ne relève pas strictement de l’image fixe et du texte narratif devra logiquement relever du paratexte : pas tout à fait dans l’œuvre, plutôt directement sur la frontière, peut-être même un peu au-dehors.  De fait, il n’est pas farfelu d’imaginer qu’une œuvre littéraire (dessinée ou écrite) fût accompagnée de la même manière d’une trame sonore (c’est le cas, par exemple, de Blankets).

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Mon but n’est pas ici de déterminer la catégorie formelle exacte de la Jetée.  Car qu’est-ce qu’une catégorie, sinon qu’un simple outil théorique, une méthode de travail dont aucune loi ne régit l’usage ?  Rien ne nous empêche, après tout, de placer un objet quelconque dans une boîte pas d’emblée faite pour lui, s’il s’avérait que nous en retirions quelque bénéfice critique.  Ma réponse à toutes les objections exposées jusqu’à maintenant, au fond, tient en une seule chose : je ne prétends pas que la Jetée soit fondamentalement et intrinsèquement une bande dessinée, un diaporama, un film ou quoi que ce soit d’autre.  Je pose simplement la question : que découvre-t-on si l’on postule, même de manière spéculative, que la Jetée est une bande dessinée ?

Ce postulat, du reste, je ne suis pas le premier à l’énoncer.  Il y a quelques temps, par exemple, sur le blogue étasunien Comics Comics, c’était le critique Tim Hodler qui posait aux lecteurs la question suivante, concernant les premières minutes de la Jetée : «Comics or not comics ?»[1].  Or cette question n’est pas neuve, et certains critiques de bande dessinée se la posèrent plus ou moins dès la sortie du film.  L’œuvre, en effet, obtint en 1963 le Prix Giff-Wiff, décerné par nul autre que le… Club des bandes dessinées, association française dirigée par Francis Lacassin (et co-dirigée, entre autres, par Alain Resnais), et qui deviendra l’année suivante, comme on le sait, le Centre d’études des littératures d’expression graphique (CELEG), ancêtre malgré lui de nos Cahiers de la bande dessinée, Neuvième Art et autres du9.  De là à dire que Chris Marker, avec la Jetée, jetait son pavé non seulement dans la mare du cinéma, mais aussi dans celle de la bande dessinée, il n’y a qu’un pas que, même sur la pointe des pieds, il est difficile de ne pas vouloir franchir, quitte à risquer quelque trébuchement.

Ce que nous manipulons ici, en réalité, ce sont bien deux objets distincts : d’une part l’objet filmique ; d’autre part ce même objet considéré comme une bande dessinée.  Ces deux objets étant homonymes, il me semble utile de les identifier par un symbole propre.  Appelons le film J et notre interprétation stripologique J’[2].  En oubliant temporairement l’appellation trop polysémique «La Jetée», toute controverse perd sa raison d’être : l’objet dont nous parlons (J’) est le nôtre, nous le concevons alors même que nous le commentons.  Tout va bien : J reste le film de Chris Marker que tout le monde connaît.  Laissons son analyse aux théoriciens du cinéma, et occupons-nous de J’.

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Les choses sont-elles vraiment si simples ?  Elles pourraient l’être, n’était de deux considérations supplémentaires, appelées à brouiller encore les pistes.  D’une part, la Jetée a un sous-titre, que j’ai insidieusement feint d’ignorer jusqu’à présent, et ce sous-titre, on le sait, c’est «photo-roman».  D’autre part, il existe bien, comme on le verra, deux autres objets distincts (outre J et J’) tout aussi bien porteurs du nom «La Jetée».

L’appellation complète de l’œuvre, «La Jetée, photo-roman», pose certainement problème si on la considère du seul point de vue de J, pour la simple et évidente raison qu’un photo-roman n’est pas un film (mais une forme littéraire spatio-topique).  Alors : ou bien cette désignation de «photo-roman» est un non-sens ou une antiphrase (comme le serait une peinture qui se dirait facétieusement «sculpture»), ou bien nous informe-t-elle de quelque fondement secret de l’œuvre.  Tout se passe en effet comme si cette désignation avait été placée là par Marker précisément dans le but d’évoquer un récit photographique primitif dont le film serait une incarnation ultérieure et comme «animée», ce qui rejoint notre idée précédente d’un récit lu pour nous.

Mais si ce récit primitif existe (même hypothétiquement), il ne peut s’agir de notre J’, qui décrit une transformation mentale opérée à partir de J, non sa source.  C’est donc qu’il nous faut inventer un nouveau symbole, par exemple J0 (prononcer : J-zéro), qui identifiera sans ambiguïté ledit récit primitif.

Nous voilà avec trois objets distincts, tous porteurs du nom «La Jetée».  C’est tout, on peut continuer ?  Pas encore.  En 1992, l’éditeur Zone Books a publié un livre intitulé cette fois La Jetée, ciné-roman.[3]  En quoi consiste-t-il ?  Eh bien, assez simplement, il contient, dans l’ordre, toutes les images fixes du film, accompagnées de l’intégralité du texte narratif.  Ah, mais je ne pouvais pas le dire avant ?  C’est que nous trouvons dans ce livre, sans aucun doute, le photo-roman que nous cherchions depuis le début.  C’est d’ailleurs l’opinion du cinéaste, dûment crédité comme auteur du livre, qui précise, enthousiaste : «Ce n’est pas un livre de cinéma, mais un livre à part entière, le véritable photo-roman qui était annoncé dans le générique[4]  Or voilà, ce livre, dès la couverture, se dit «ciné-roman» et non «photo-roman» (qui est la désignation du film), comme pour encore une fois déplacer le problème de l’origine, cette fois en direction du cinéma.  Tout est à recommencer.  Lisons bien : ni le film, ni le livre ne s’annoncent comme ils sont réellement : la forme par laquelle chacun s’identifie décrirait bien mieux son cousin.  Alors comment déterminer maintenant, dans tout ce méli-mélo, ce qu’identifient réellement nos termes pseudo-mathématiques de J, J’ et J0 ?

Chris Marker eût-il voulu rendre complètement indécidable la question de la forme originelle de l’œuvre qu’il ne s’y serait pas pris autrement.  Ciné-roman ou photo-roman, aucune ne veut précéder l’autre, comme dans ces duos comiques où chaque protagoniste s’obstine à répéter en alternance : «Après vous…»  Ce qui n’est pas sans seoir à un créateur dont toute l’œuvre fait la place belle à l’expérimentation formelle de tout ordre.

Je résume.  Ce que ces jeux paratextuels nous disent, c’est que la frontière de la Jetée doit être retranchée encore plus profondément aux limites même du matériau de l’œuvre, matériau qui se résume à deux éléments indissociables : une séquence d’images photographiques, et un texte narratif.  Chacune des incarnations de l’œuvre, livre ou film, est tout autant «la bonne» : le livre n’est pas «adapté» du film, qui lui ne «découle» pas du livre.  La Jetée n’est pas fixée dans un cadre, on pourrait lui imaginer d’autres incarnations tout aussi valables : séance de diapositives, exposition en galerie, site web…

Notes

  1. Tim Hodler, «Comics or Not Comics ?», Comics Comics, 24 août 2010.  Ce sont d’ailleurs les discussions suivant cette intervention qui ont fait germer l’essai que vous lisez présentement.
  2. Prononcer J-prime.  Comprenons le symbole «prime» (’) dans son sens mathématique de dérivation. (Certes, une notation fonctionnelle, par exemple f(J), eût mieux illustré la transformation mais — ne compliquons pas davantage les choses.) 
  3. Ce livre a été publié en France en 2008 aux Éditions Kargo.
  4. Chris Marker, cité dans la notice de l’éditeur, site des Éditions Kargo.  C’est moi qui souligne.
Dossier de en octobre 2012