Rural ! face au réel

de

On ne présente plus Étienne Davodeau et ses multiples créations (Un homme est mort, Les mauvaises gens…), mais force est de constater que la lecture de Rural ! Chronique d’une collision politique ne laisse pas indifférente. Même s’il date de plus de dix ans, ce livre semble d’une troublante actualité, notamment au regard des multiples développements qu’a pu connaître une bande dessinée dite «de reportage»[1] car Rural ! semble poser certains des fondements du genre et ce faisant interroger la nature même de la bande dessinée.

Une histoire de campagne ?

«C’est l’histoire d’un coin tranquille de campagne». D’emblée sa quatrième de couverture place Rural ! sous le signe d’un bucolique que ne viennent pas de prime abord dépareiller les personnages évoqués au fil de ces pages : Jean-Claude, Étienne et Olivier, associés d’un Groupement d’Exploitation Agricole en Commun qui s’organise autour d’un certain nombre de convictions. Les exploitants refusent ainsi tout usage de pesticide, fongicide, et plus largement de tout produit chimique susceptible de doper la rentabilité de leurs terres, pour faire le choix d’un «bio» dont le complexe mode de production est largement explicité.[2] Nous semblons être face à des agriculteurs modernes qu’il y a tout lieu de révérer, ainsi qu’en atteste la préface de José Bové : «Ces paysans ne sont pas des illuminés nostalgiques des belles campagnes d’autrefois. Ils ont les pieds sur terre, citoyens de la Terre, dans le plus noble sens civique que leur pratique quotidienne ne galvaude pas.»[3] Nous ne sommes pas loin ici des «bons sentiments» (avec lesquels, selon André Gide, on ne fait pas de la bonne littérature) qui traversent en quelque sorte tout l’œuvre de Davodeau, y compris des Mauvaises gens qui n’ont rien de maléfiques.
L’originalité de Rural ! est ailleurs et ce serait faire erreur que de placer ce livre dans la lignée de la vertueuse paysannerie dont le Don Bosco de Jijé fait l’œcuménique promotion. Il est en effet ici moins question de campagne que de territoire, c’est-à-dire d’un espace soigneusement délimité et formant une unité. C’est ainsi qu’est représentée l’étendue dans laquelle s’affairent les trois exploitants représentés car nous sommes face à une bande dessinée qui est littéralement envahie par la cartographie. Structure de l’exploitation agricole, cartes du département et de la région : les plans occupent une place à ce point prépondérante qu’ils servent de support à un véritable historique de la vie politique locale.[4] Ce procédé n’a rien d’anodin puisque le fait de relever et de mesurer constitue l’enjeu même du récit : comprendre le fantasque tracé d’une autoroute qui menace de couper en deux le GAEC et dont l’inexorable avancée se matérialise par la délimitation d’un chantier de fouilles archéologiques, ou encore par une clôture de fils barbelés entourant soudainement la maison d’un jeune couple exproprié. En ce sens, Rural ! raconte une histoire immémorielle : celle de la capacité du papier à modeler la terre, car tous les documents présentés ici (actes de propriétés, attestation d’engagement de mode de production biologique, journaux commentant un tracé qui est lui-même détaillé…) ont directement trait à un paysage dont la morphologie, la végétation et le devenir évoluent en fonction des inscriptions.

«Il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique […] et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature.»[5] C’est finalement la fameuse phrase de Descartes, qui plaide pour la construction d’une science permettant à l’homme de s’approprier pleinement son corps et son environnement, dont Étienne Davodeau entend ici traiter. Et force est de constater que nous sommes ici face à une entreprise d’une radicale nouveauté dans le champ d’une bande dessinée appréhendant généralement la campagne d’une tout autre façon. Rural ! se situe ainsi aux antipodes d’œuvres prenants résolument le parti du pittoresque, comme Le village qui s’amenuise de Corbeyran et Balez (Dargaud) qui utilise un village que n’aurait pas forcément renié Walt Disney pour dresser le portrait au vitriol de la société paysanne (le rétrécissement d’un territoire, suite à l’arrivée d’une étrange météorite, faisant ressortir les rancœurs et agressivités sur lesquelles s’est construite la communauté), et plus encore des vertes contrées qu’affectionnent des séries «historiques» comme Spirou et Fantasio («Au cœur du pays de la douceur de vivre, se niche un hameau gai et accueillant appelé Champignac»[6] ).

«Regarder, écouter. Raconter, dessiner»

Mais il est un autre aspect de Rural ! qui nous interpelle et représente certainement sa plus ambitieuse contribution au neuvième art : l’implication de son auteur au sein de l’entreprise de reportage constituant l’essence même du livre. Celui-ci y est en effet constamment représenté puisque, présent dès la première case (où il surgit d’une maison avant de démarrer en trombe), il accompagne presque continuellement l’ensemble des protagonistes (recueillant leurs témoignages, serrant la main du vétérinaire, donnant même un coup de main pour relever une vache malade) et nous place ce faisant face à un véritable problème. Si «l’idée de ce livre» tient «en quelques mots» («Regarder, écouter. Raconter, dessiner»[7] ), ainsi que l’écrit Étienne Davodeau dans son avant-propos, ceux-ci n’ont rien d’impersonnel : si l’auteur raconte et dessine ce qu’il regarde et écoute, c’est en se racontant et en se dessinant carnet de note à la main ou appareil photo en bandoulière. Il organise l’ensemble d’un récit qui progresse au gré des informations qu’il juge pertinent de transmettre et se clôt sur une magistrale invite au lecteur puisque l’auteur-narrateur l’accompagne durant quatre pages le long de l’autoroute : «Lecteur ! Dans quelques mois, pour aller chez Mémé ou au bord de la mer, tu emprunteras peut-être ce grand machin. Laisse-moi te guider.»[8]
Rural ! relève ce faisant d’une tout autre construction qu’un travail pourtant comparable comme Arrière-pays de Jacques Ferrandez : si l’auteur de Carnets d’Orient s’intéresse à la vie d’un village de Haute-Provence miné par l’exode rural et une grandissante incompréhension entre générations, c’est en effet à travers un mode de narration et de représentation on ne peut plus traditionnel puisqu’il semble totalement s’effacer derrière son sujet comme s’il se mettait au service du terroir qu’il entend explorer. Son travail relèverait alors d’un art du calque (permettant de dupliquer fidèlement une réalité) ou du «modèle réduit» (pour faire tenir toute la vie d’un village dans un récit de la taille d’un livre). Quels que soient son intérêt et les indéniables réussites auxquelles elle a donné naissance, c’est précisément avec cette idée abstraite de l’auteur de bande dessinée qu’il s’agit ici de rompre en représentant celui qui est d’ordinaire absent du livre, et ce alors qu’il décide de bout en bout de ses modalités et finalités. Ainsi que l’écrit Étienne Davodeau dans son avant-propos : «L’idée est de se représenter pour que le lecteur ne puisse plus oublier qu’entre lui et ce qu’il lit sévit un individu qui a tout organisé.»[9] «L’idée» est ainsi de lutter contre un «oubli» qui serait celui de la bande dessinée elle-même, c’est-à-dire d’un exercice de la «retranscription» et de la «reconstitution» posant forcément problème : «Raconter, c’est cadrer. Cadrer, c’est éluder. Éluder, c’est mentir.»[10]

Rural ! nous place ainsi face à une singulière entreprise incarnant peut-être à elle seule l’essence de la bande dessinée dite «de reportage» : montrer ce qui est d’ordinaire masqué, c’est-à-dire exhiber une faculté «d’organiser» comme si la publication d’un livre ne pouvait se passer de la mise en évidence des procédés qui lui ont donné naissance. L’œuvre fait ainsi une place au carnet de notes, au dessin griffonné sans avoir été affiné ni même recopié, ou encore à la table de travail, à la représentation d’un auteur planchant sur son ouvrage pinceaux et documentations à portée de main. Il préfigure ce faisant l’évolution du travail d’un Joe Sacco qui, dans Gaza 1956, met en évidence (bien plus que dans Palestine ou Goradze) ses méthodes et astuces en représentant notamment dans une planche[11] le gigantesque tableau qu’il utilise pour analyser l’ensemble des témoignages qu’il a pu recueillir. Et ces deux œuvres semblent se rejoindre autour d’une même position qu’il est possible de formuler ainsi : ne jamais concevoir la bande dessinée sur le mode du document, comme une succession d’images consignant faits ou événements, mais la penser comme une précaire tentative pour prendre la mesure du monde à l’aide d’un simple crayon à papier.

Notes

  1. Fort mal récompensée au dernier festival d’Angoulème par un prix «Regard sur le monde» attribué à un ouvrage, Gaza 1956, qui méritait bien plus.
  2. Voir Étienne Davodeau, Rural ! Chronique d’une collision politique, Delcourt, 2001, p.27-28.
  3. Étienne Davodeau, Ibid., préface.
  4. Voir p.82-85.
  5. René Descartes, Discours de la méthode, 6e partie, Éd. Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 1966, p.168.
  6. Tome et Janry, Le Rayon noir (Spirou et Fantasio, tome 44), Dupuis, p.1.
  7. Étienne Davodeau, Rural !, op. cit., avant-propos.
  8. Etienne Davodeau, Ibid., p.137.
  9. Etienne Davodeau, Ibid., avant-propos.
  10. Etienne Davodeau, Ibid.
  11. Joe Sacco, Gaza 1956. En marge de l’histoire, Futuropolis, 2010, p.211.
Site officiel de Etienne Davodeau
Dossier de en février 2011