[SOB2014] Commentaire de planche : Morvandiau

de

Alors que la cinquième édition du SoBD se tiendra du 4 au 6 décembre prochains à Paris, du9 met à l'honneur quelques-unes des Rencontres de l'édition 2014. Après la Revue de Littérature, voici l'une des analyses de planche qui permettent chaque année de confronter des approches et des manières différentes de parler de bande dessinée.

Cette planche, tirée du livre D’Algérie, de Morvandiau (Maison rouge/L’œil électrique, 2007) s’ouvre sur un exemple de la célèbre case aveugle. Que se passe-t-il ? Morvandiau (Luc Cotinat), l’auteur de cet album, grandit en France, près d’Anjou, mais ces parents sont pieds-noirs. Et pour le jeune Luc, « pied-noir » est une expression mystérieuse, qu’il ne comprend pas.
Déjà, à la  page 5, après la première occurrence de l’expression « pied-noir », mentionnée plus ou moins en passant (il s’agit des récitations de son père, lors des fêtes familiales, « en berrichon ou en sabir pied-noir »), l’expression « pied-noir » est répétée, avec un point d’interrogation, contre un fond noir, pour la première case aveugle de l’album.

C’est l’exemple d’une monstration qui ne montre pas — ou qui montre l’impossibilité de comprendre pour l’enfant qu’il était. Mais, en même temps, cette case aveugle nous montre quelque chose qui existe dans le monde diégétique, puisque l’on voit d’après le périchamp qu’il s’agit en fait de la veste de son grand oncle, l’oncle Biel. Mais cette veste, ainsi que l’oncle lui-même, ne seront jamais montrés en entier — on n’en verra que des fragments. Cette histoire familiale, dans tout ce qui s’y rapporte à l’Algérie, sera ainsi une histoire qu’il faudra reconstruire à partir de fragments.

Alors, fast-forward. Dans la planche de gauche, Luc a 13 ans. Il rentre d’un voyage en Algérie avec ses parents, un « voyage de retour » qui n’en est pas un puisqu’il n’y a jamais vécu, et où il n’a vu que des traces d’un passé qui a été plus ou moins effacé. On regarde avec lui à travers la vitre du camping car sur le parking de Ceuta — observant les Peugeot chargées qui témoignent d’autres voyages effectués par des migrants économiques et de la complexité de la situation post-coloniale.
Les cadres très épais (qui correspondent à l’intérieur du camping car) suggèrent la difficulté qu’il a à trouver un sens à ce qu’il a vu — étant à la fois un élément diégétique, mais également non-diégétique. Comme il l’exprime : « Comment confronter nostalgie, souvenirs, fantasmes de l’enfance aux réalités et à l’histoire de ces trois départements français qui n’existent plus ? » Et puis, tout à coup, le noir envahit toute la case. On cherche à comprendre, on voit le téléphone, ce qui nous laisse supposer qu’il s’agit d’une mauvaise nouvelle, et en regardant le téléphone on apprend aussi qu’il y a une ellipse de sept ans entre les deux pages.
La mauvaise nouvelle, on le saura dans la page suivante, concerne le meurtre de son oncle Jean, qui lui, n’avait jamais quitté l’Algérie, où il était père blanc et travaillait comme écrivain public. Il a été tué avec trois autres prêtres, vraisemblablement par le GIA — une histoire de représailles très embrouillée qui ne sera jamais tout à fait élucidée.

Il s’agit donc d’un traumatisme : la nouvelle est littéralement in-représentable. On peut comparer cette case aveugle avec celle de Marjane Satrapi, lorsqu’elle croit voir le bras de son amie tuée par une bombe : ce qu’elle voit ne peut pas être assimilé.
Mais là où la case aveugle de Satrapi interrompt la narration de son histoire, Morvandiau, une fois de plus, tout en suspendant la narration, la continue — tout comme il l’avait fait avec la veste de son oncle Biel. On ne voit rien : on voit juste l’impossibilité d’assimiler ce qu’il vient d’entendre ; mais en même temps, on voit quelque chose qui existe dans le monde diégétique : on voit l’image subjective de ses mains devant son visage. Et ça on le sait, puisque la case suivante nous montre ses mains, mais avec les doigts écartés. Et, en regardant les espaces entre ses doigts dans cette deuxième case, on voit la forme inversée du palmier du parking de Ceuta, qui fonctionne donc comme symbole d’un d’orientalisme générique, et qui fait le lien entre l’histoire familiale de Morvandiau, et « l’Histoire avec sa grande hache » (pour reprendre l’expression de Pérec), l’histoire de la conquête coloniale et les fantasmes d’exotisme qui l’entouraient.

C’est au fond le projet de Morvandiau, un projet politique et esthétique. Il va retracer cette histoire jusque dans les non-dits, dans ce qui a été réprimé, à la fois par sa famille et par l’inconscient collectif. Magistralement.

[Les Rencontres du SOB, cru 2015, se tiendront le dimanche 5 décembre après-midi, dans la Halle des Blancs Manteaux, 48 rue Vieille du Temple, Paris IVe. Détails pratiques et programmation complète sur le site du Salon.]

Dossier de en novembre 2015