[SoBD2015] Commentaire de planche : Daniel Goossens

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Nous allons commenter une planche de Route vers l’enfer de Daniel Goossens qui est sortie dans Fluide Glacial n°116 en février 1986. Elle est sortie dans un album qui s’appelle Route vers l’enfer ; C’est une planche en noir et blanc qui est rehaussée au lavis, extraite d’un récit de deux planches intitulé « Rien ne va plus » et paru dans Fluide Glacial. C’est le second des dix récits qui forment cet album Route vers l’enfer, où se rencontrent le mythe du père Noel et celui de la guerre — ou plus exactement celui des films de guerre.
L’album a été édité entre L’homme à la valise et le premier volume de L’encyclopédie des bébés. C’est un album mineur et curieusement dans les guides très savants sir les sélections des meilleurs albums de bandes dessinées, on n’en parle jamais. C’est juste une parenthèse, mais on parle assez peu des livres de Goossens et jamais de celui-là — mais plutôt celui des bébés.

Revenons à notre planche. Cette planche est composée d’une demi-planche avec une seule case panoramique et il y aura une autre demi-planche avec quatre cases en deux strips de hauteur différente. Il s’attaque au film de guerre et de genre : on est dans la présentation du film de guerre et pas dans la guerre elle-même.
C’est plutôt une représentation de la guerre vue par le cinéma, le cinéma américain et la Seconde Guerre mondiale. Les uniformes et accessoires laissent à penser que l’on est dans une guerre ancienne du siècle dernier : il n’y a pas d’écran informatique, pas de moyens de communication sophistiqués ni d’accessoires qui permettent d’identifier un grade ni une appartenance à une quelconque armée. Mais il y a des indices qui rappellent qu’on est dans la Seconde Guerre mondiale et l’armée américaine.
Il est clair qu’on est dans un QG, un quartier général aménagé à la hâte près du champ de bataille, prévu pour être démonté, transporté ailleurs. Il fait nuit dehors, vous avez une fenêtre avec des vitraux, il pleut. Il y a des cartes sur la table, une cafetière en métal émaillée, une tasse, deux cartes sur des trépieds. Parmi les objets visibles sous la table, il y a des jerricans d’essence, ce qui paraît assez dangereux dans un quartier général. Mais on distingue également des extincteurs fixés sur le mur, vous en avez un à gauche et un à droite, donc on est quand même dans un système de sécurité éprouvé. Il y a des bouteilles sur une table, posées sur des tréteaux, des emballages de forme hexagonale, des sacs en toile de jute, des cartons d’emballage en forme de cube ; sur une étagère métallique, des objets qui ne sont pas identifiables. Par terre, des feuilles jonchent le sol, un caniveau métallique avec une grille. L’ensemble est saisissant, l’ambiance rendue est réaliste et crépusculaire par l’emploi du lavis.

Neuf personnes sont présentes dans cette pièce, six sont debout, trois sont assises, l’une d’entre elles porte un calot, une autre un chapeau de l’armée américaine de l’après guerre mondiale ou de la police montée canadienne (il est le seul qui possède une arme visible dans un holster à sa ceinture), un autre dont le visage est caché a une blouse blanche.
Tous ces personnages ont des physiques inspirés par ceux des acteurs du cinéma américain de guerre faits à Hollywood. On pense à Spencer Tracy, Robert Mitchum, Gregory Peck, Gary Cooper ou Clark Gable. Je me suis amusé à retrouver des vieilles photos de films de guerre qui évoquent un peu la scène de Daniel. Vous avez là Spencer Tracy, que vous reconnaissez bien dans le film A Guy Named Joe de Victor Fleming, qui date de 1943 ; la photo suivante présente Clark Gable entouré de Walter Pidgeon, de Van Johnson et John Hodiak dans Command decision de Sam Wood en 1948, produit par la MGM. Le film d’après, One Minute to Zero, date de 1952, il y a Robert Mitchum — on voit que chacune de ces photos revendique une vraisemblance : on est dans la représentation de la guerre vue par le cinéma. Il y a encore Gary Cooper dans The Court-Martial of Billy Mitchell, et enfin le dernier est un excellent film de Stanley Kramer, On the Beach, avec Gregory Peck et Anthony Perkins qui lui, ne passe pas par la Seconde Guerre mondiale mais pendant une supposée guerre atomique.

Revenons à la première case. A l’arrière-plan — c’est là que se passe l’histoire, parce qu’il y a une double histoire dans l’histoire, et c’est l’arrière-plan qui est important : on aperçoit un personnage qui ressemble au Père Noël, avec sa capuche et son pompon et il est en train de lire des choses dans un lettrage beaucoup moins bon que ce lettrage-là qui est impeccable, d’une grande lisibilité. Que se passe-t’il dans cette première case ? C’est une scène où il y a la stratégie de la bataille qui se met en place au premier plan, mais au second plan le Père Noël s’explique auprès des enfants sur le choix de leur cadeau, alors que l’on est en pleine guerre. Si on regarde la case il y a marqué : « Oui, oui je sais Luc, oui, oui, oui oui », et on n’en sait pas plus.
On passe ensuite aux quatre cases de la demi-planche du bas, qui montrent toujours la même scène présentée du même point de vue, à l’exception de la dernière case qui l’inverse, alors que l’on va enfin s’intéresser au personnage principal de l’histoire. On attend la dernière case pour s’intéresser au seul personnage qui nous intéresse.

Reprenons case à case. Dans la case 2, les chefs militaires exposent un plan de bataille surprenant, puisque si vous lisez le texte c’est hallucinant, il dit : « Je propose que nous fassions exactement ce que l’ennemi s’attend à ce que nous fassions ». Pendant ce temps-là, le père Noël au téléphone dit : « Oui, oui un train électrique j’ai noté, je sais bien que tu as été sage ». C’est la rencontre de deux univers qui n’auraient jamais dû se rencontrer.
Case 3 : les deux dialogues continuent, l’officier répond au dialogue de premier plan : « C’est de la folie pure et simple nous allons nous jeter dans la gueule du loup » Les gens autour de lui ne mouftent pas, c’est un gradé qui parle, on a des « euh, euh », on ne sait pas trop si il est en train de déconner ou pas. A mon avis c’est plutôt de l’humour. Et pendant ce temps-là, imperturbable le Père Noël continue : « Mais en ce moment je ne peux rien faire ; je te promets de faire mon possible ». On arrive à le lire à peu près, mais on ne nous aide pas beaucoup dans cette lecture.
Jusqu’à cette quatrième case, où l’on a « Oui, écoute, Henri… »

La page 2 explique tout cela. Ce qui est amusant, c’est qu’on nous berne un peu : on nous a raconté que c’est une histoire de guerre et à la fin on retrouve le père Noël, qui ne ressemble d’ailleurs pas à l’imagerie du Père Noël à l’américaine. Il est mal rasé, certes, mais il a des poils bruns et non blancs ; il a le visage plutôt jeune alors qu’en général c’est un très vieux monsieur.
Ce que je trouve extraordinaire là-dedans, c’est le traitement de l’espace. Avec, depuis la première case jusqu’à la dernière, un soin apporté au dialogue qui est extrêmement rare dans les bandes dessinées d’humour et c’est ce qui rend ce côté incroyable. Il y a une double histoire avec une conversation téléphonique, on comprend que le sort d’une bataille importante est un train de se sceller. Le Père Noël prend le temps de s’excuser auprès des enfants, on comprend que la guerre s’enlise, le Père Noël est donc en retard, manifestement il a loupé les cadeaux pour Noël etc. Il a laissé passer la date fatidique, ce qui est pire que de louper une bataille. On pense qu’on est au mois de décembre, peut-être après le 26 ou le 27 décembre. Si vous regardez l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, il y a une fameuse bataille dans les Ardennes qui s’est passée le jour de Noël et les jours d’après : on est donc probablement dans les Ardennes en décembre 1944 — je pense que les enfants n’avaient pas beaucoup de cadeaux à l’époque mais peu importe. Il y a donc une armée américaine qui a eu un peu de mal (ça a été une bataille très dure), donc on affronte deux mythes : le mythe de la guerre et celui du Père Noël, sans s’en formaliser. Le lecteur trouve cela très drôle.

Je voudrais finir sur le style des dessins, notamment parce qu’il y a un intervieweur de fanzines qui en 95 a demandé pourquoi Daniel Goossens avait fait autant de styles graphiques. Il avait répondu : « J’aurais pu prendre un style plus comique dès mes débuts mais j’aime mieux développer des ambiances bien réalistes ». Route vers l’enfer est une parodie réaliste. « J’ai l’impression de ne pas en avoir assez fait dans le réalisme si j’avais eu l’habilité d’un vieux maître comme Giraud ». Je crois que Daniel Goossens a l’habilité d’un vieux maître.

Dossier de en novembre 2016