[SoBD2015] Revue de littérature

de

Renaud Chavanne : On change de registre pour revenir sur une tendance que j’avais signalée tout à l’heure, à savoir la multiplication des publications universitaires, on en a trois cette année : je vous ai montré Bande dessinée et adaptation ; il y a un très gros ouvrage, La bande dessinée historique. Premier Cycle : L’Antiquité, dont on parlera à l’occasion de la parution du deuxième volume. Puis ce livre, Autobio-graphismes. Bande dessinée et représentation de soi, paru chez Georg, un éditeur Suisse qui a déjà publié quatre ouvrages sur la bande dessinée, qui ne sont pas facile à trouver. Celui-ci est réalisé sous la direction de Viviane Alary, Danielle Corrado et Benoît Mitaine, des signatures qu’on peut retrouver de droite à gauche dans les ouvrages universitaires.

Manuel Hirtz : Ce sont des actes de colloque, donc des communications qui ont été transformées en articles, et j’ai trouvé que l’ensemble était vraiment bien. Il y a des communications sur des œuvres et une grande suite de communication toutes assez courtes, faites aussi bien par des vieux briscards de l’analyse de la bande dessinée comme Thierry Groensteen, Harry Morgan, Pierre Fresnault-Deruelle et des auteurs plus jeunes qui compensent parfois un peu de naïveté par une passion sur leur sujet et même de l’amour sur leur auteur. Par ailleurs, il y a curieusement un article général sur l’histoire de la bande dessinée autobiographique en Espagne faite par deux Espagnols qui est très intéressant, et d’autre part il y a une longue introduction et un texte de synthèse qui sont de mon point de vue le problème de l’ouvrage, et un problème bien d’époque : c’est-à-dire que ce sont des universitaires dont la culture bande dessinée commence avec la naissance de l’Association et pour qui tout ce qui est avant la bande dessinée autobiographique est un vague divertissement. J’ai même noté quelqu’un qui avait été : « L’autobiographie s’inscrit dans l’histoire de la conquête du réel comme sujet narratif » et qu’ « elle est aussi le résultat de l’évolution d’un média qui, en passant du statut de simple divertissement à celui d’art, a pris conscience de l’importance des notions de signature et d’auteur ». Donc Charles Schulz, dans les Peanuts, ne parle en aucun cas du réel, et ne revendique aucunement son statut d’auteur. En parlant de Robert Crumb : « Il brisera le plus pesant des verrous qui confinait la bande dessinée à n’être qu’un média de récréation destiné aux enfants. » Robert Crumb vivant aux États-Unis, la bande dessinée n’a jamais été pour lui un genre qui ne parle qu’aux enfants. Et lorsqu’on écoute sa vision, la seule chose qui sauve la culture occidentale, c’est la bande dessinée américaine et le cinéma, et que tout cela s’arrête en gros au milieu des années 70 où la fin du monde est proche.
Que dire d’autre, sinon répéter que c’est un très bon ouvrage ; si vous vous intéressez au sujet et que vous connaissez les auteurs qui y sont abordés vous aurez plaisir à le lire ; et si vous ne les connaissez pas, vous pourrez au fur et à mesure noter les albums qui vous semblent intéressants.

Florian Rubis : J’ai bien fait de venir, je prends conscience de la tendance au millénarisme de Robert Crumb, c’est très intéressant.

Renaud Chavanne : On a effectivement dans ces ouvrages universitaires des choses extrêmement variables. On a des auteurs notoires qui travaillent depuis plus longtemps, mais également des plus jeunes — et ce ne sont pas forcément les plus anciens qui sont les plus intéressants. On a quelquefois une tendance, je le signale, au jargonnage. Les universitaires sont tenus de faire un certain nombre de publications, et quand ils n’ont pas grand-chose à dire, eh bien… par contre ils arrivent très bien à utiliser « la salade de concept ». Quand vous êtes un lecteur honnête et que vous essayez de comprendre ce que l’on vous dit, c’est parfois à s’arracher les cheveux, ça n’a absolument aucun intérêt. Mais c’est finalement dans cet ouvrage-là comme dans d’autres, relativement minoritaire, et la plupart des textes sont très intéressants. Pour ma part, j’ai été très intéressé par les différents textes sur ce qu’on a pu considérer comme les débuts de l’autobiographie aux États-Unis, avec des auteurs comme Justin Green. Je recommande cet ouvrage et s’il y a des choses qui paraissent jargonneuses, passez-les parce que l’ensemble du texte n’est pas du tout de cet acabit.

Manuel Hirtz : Les meilleurs auteurs sont ceux qui jargonnent le moins.

Renaud Chavanne : Exactement. L’intérêt évident des textes de Groensteen, c’est que n’importe qui peut les lire, c’est très accessible. L’un des défauts de ces textes-là (et je vais dans le sens de ce que disait Manuel),  par exemple dans l’autre ouvrage sur l’adaptation, c’est que l’on trouve encore des gens qui vous écrivent dans des articles extrêmement intéressants sur l’adaptation des super héros au cinéma, que l’essentiel de la création de Marvel c’est Stan Lee. C’est là qu’on se dit qu’ils devraient lire le travail des fans, car en lisant Depelley, on comprend que les choses ne sont pas si claires. Et que peut-être il y a des créations qui ont été attribuées de façon excessive à Stan Lee et qui sont en fait le propre d’autres auteurs. On s’attend à ce que ces quelques auteurs — les Fresnault-Deruelle, les Groensteen, etc. — on a une sorte de corpus idéal du chercheurs en bande dessinée… Alors qu’il faudrait aller chercher ailleurs.

Harry Morgan : Nous butons sur cette problématique chaque année, lorsqu’on fait cette revue de littérature. Les différents discours sur les littératures dessinées ne s’interpénètrent pas : il y a le discours universitaire, qui en réalité ignore le discours des fans — ce n’est même pas du mépris : c’est comme s’ils ne savaient pas que ça existe — et vice-versa. Thierry Groensteen et peut-être moi-même sommes dans une catégorie intermédiaire : n’avons pas de statut universitaire, même si nous avons enseigné la bande dessinée à nos heures. Mais on est considéré comme suffisamment « savant », pour apparaître dans les colloques et aussi comme suffisamment « fan », pour apparaître dans des festivals comme le  SoBD. Nous sommes une vingtaine dans cette catégorie intermédiaire.

Renaud Chavanne : La raison est très simple c’est que vous avez suffisamment été cités pour pouvoir l’être encore. On sait très bien comment fonctionnent les universitaires, ils travaillent au nombre de citations. Il y a des niveaux de notoriété scientifique des auteurs et pas spécifiquement dans les études de bande dessinée, c’est valable partout : un auteur est d’autant plus important qu’il est cité et les logiciels analysent automatiquement à travers l’ensemble des publications numériques le nombre de citations d’un auteur, et selon ce nombre, sa cote scientifique va augmenter. Et donc par la force des choses, il va de nouveau être cité — et c’est cela qui se passe, je pense qu’il ne faut pas aller chercher plus loin. On connaît les mêmes phénomènes dans le journalisme.
Changeons un peu de registre — nous allons maintenant parler de littérature étrangère avec l’Histoire de la bande dessinée Suédoise de Fredrik Strömberg publiée chez PLG.

Antoine Sausverd : Je crois que c’est un article à l’origine en anglais publié dans une revue américaine, puis transformé en un ouvrage anglais avec beaucoup plus d’illustrations, et qui a donc été traduit chez PLG. Cela reste un article : le fond est intéressant mais ça manque de perspective et d’une vraie analyse. Pour faire vite, on découvre pleins d’auteurs, c’est une vrai porte d’entrée vers un pays inconnu. Cela a ce mérite, et si on pouvait avoir une telle collection de livres sur les histoires des différents pays, ce serait déjà beaucoup.

Manuel Hirtz : Ce qui est intéressant notamment c’est qu’on voit qu’il y a une concomitance de la bande dessinée européenne, et notamment l’influence du strip américain des années 30 qui vient très vite. Les Suédois ont un Flash Gordon, comme tout le monde. Comme nous, comme les Italiens et les Espagnols… Ils ont eu aussi un Fantôme, et ça, ça a été leur grande affaire.

Renaud Chavanne : Oui, parce qu’ils ont encore un Fantôme, et qu’il n’est plus dessiné dans le monde qu’en Suède, par des auteurs suédois. Il faut le savoir, comme le Hong Kong comics, c’est un livre qui a été soutenu et co-financé par les institutions suédoises pour faire connaître la bande dessinée dans d’autres pays. C’est un petit peu rapide à mon sens, on est frustré en lisant ce livre-là parce qu’on a envie d’en savoir plus — et à chaque fois on vous parle d’un auteur avec un paragraphe sur dix lignes, pas plus.

Florian Rubis : Le problème est que ça ne reste qu’une introduction. Il faut d’ailleurs rajouter que s’il y a un endroit où on adore l’animalier façon Disney, c’est bien la Scandinavie — toutes les déclinaisons de Donald Duck ou d’Oncle Picsou. Mais l’autre problème de Fredrik pour moi, c’est que c’est un peu malheureusement le Claude Moliterni de la bande dessinée suédoise, c’est le personnage qui est là, au milieu. Quand on doit parler de la bande dessinée suédoise, on s’adresse à lui. Le problème (d’où la référence à Claude Moliterni), c’est que tout ça est un peu daté — même vraiment daté. Dans ses livres, il y a pas mal d’esbroufe, et ça manque vraiment de profondeur. J’ai l’impression de faire une critique atroce de quelqu’un qui est un ami, mais dans chacun de ces livres on a l’impression qu’il manque quelque chose.

Renaud Chavanne : C’est une déception, on a trois livres de cet auteur en français. Celui-ci, puis Images noires chez PLG et enfin un troisième livre, La propagande dans la bande dessinée. Ce sont trois sujets absolument passionnants — la représentation des noirs dans la bande dessinée est un sujet qui mériterait trois ou quatre thèses. On a des choses dans notre inconscient visuel encore aujourd’hui qui remontent au début du siècle et on dessine et on représente les choses d’une certaine façon, c’est absolument évident. J’avais signalé l’année dernière un numéro de la revue de la Crypte Tonique consacré à ces questions-là, ce sont des questions fondamentales  parce qu’elles portent à des niveaux de perception de l’image qui sont très bas, et que l’on assimile très jeunes et que l’on reproduit de génération en génération. Il y a des dessins manifestement empreints de stéréotypes racistes comme chez Franquin ou Jigé. Quand on lit le bouquin de Fredrik, on se dit « génial, quelqu’un a posé cette excellente question », et finalement il l’aborde plus par un panorama en montrant des choses ici ou là, mais sans jamais être transversal.

Harry Morgan : C’est très curieux, parce que je peux faire exactement la même réflexion à propos des ouvrages historiques, on avait parlé de l’arabo-musulman à l’Harmattan, où l’universitaire Philippe Delille avait fait paraître plusieurs ouvrages d’aspects historiques. J’en ai feuilleté un qui portait sur Tintin dans le monde arabe – ou plutôt sur la représentation du monde arabe dans Tintin, sujet passionnant puisqu’il y a quatre albums qui s’y déroulent. En fait, l’auteur fait exactement ce que tu viens de dire à propos des stéréotypes racistes : il se contente d’énumérer en disant « Ah oui ça c’est du préjugé, Comment ça les arabes esclavagistes ah non… ils seraient superstitieux ? » Donc on a un listing, mais on attend une analyse.

Florian Rubis : Ça manque d’analyse poussée, en fait.

Renaud Chavanne : On attend qu’on nous explique ce qui se passe, pourquoi, d’où ça vient, etc. Ceci dit, je voudrais terminer par une note positive sur cet ouvrage. Depuis les années 90 où nous avons découvert en Europe le manga, il ne se passe pas une décennie sans que nous découvrions que la bande dessinée existe dans de nombreux autres pays depuis plus d’un siècle, et c’est le cas ici. Et donc cette sorte de primauté franco-belgo-suisse que nous imaginions être la nôtre est une erreur : la bande dessinée existe depuis très longtemps dans un très grand nombre de pays, et nous ne sommes pas au bout de nos découvertes. C’est pour cela que je vais dans le sens de ce que disait Antoine : il nous faudrait des livres comme ça dans chaque pays, ne serait-ce que pour nous rafraîchir l’esprit, nous faire perdre un petit peu notre grosse tête de francophones, et nous montrer qu’il existe des œuvres de très grande qualité, très anciennes dans un très grand nombre de pays.

Florian Rubis : Pour la Suède, ce livre a le mérite d’exister et il faudrait en faire sur d’autres pays scandinaves comme le Danemark, par exemple, qui est très intéressant.

Manuel Hirtz : Et le charme de ces ouvrages de bandes dessinées « exotiques » c’est qu’il y a des reproductions (ici en l’occurrence) pleine page, des bandes dessinées que nous ne lirons jamais et qui sont les plus belles au fond.

Renaud Chavanne : Nous allons terminer avec deux petites choses très surprenantes. Commençons tout d’abord avec Le Japonais du Manga.

Florian Rubis : Un ouvrage qui peut surprendre mais qui est très intéressant, avec un aspect didactique. Il aurait pu paraître lourd à lire mais il est suffisamment bien présenté — j’insiste sur son aspect didactique, avec les kanji à côté. Lorsqu’on veut mieux connaître le vocabulaire (y compris professionnel) du manga et mieux connaître son univers, c’est vraiment un petit ouvrage à recommander. Dès le début, la préfacière commence en citant Phénix de Tezuka et Kamui-den, ce qui donne envie de lire tout l’ouvrage.

Renaud Chavanne : C’est un petit bijou, c’est un livre qui est très joliment fait. La prise en main même du livre est agréable.

Florian Rubis : C’est une co-publication de Kana et Assimil.

Renaud Chavanne : Pour finir, je vais vous parler d’un livre qui est sorti avant l’été, au mois d’avril, et que j’ai découvert ici-même le 13 novembre, dans un salon qui s’appelle L’autre livre. L’éditeur présentait cet ouvrage-là, Le cabinet des muses de Charlie Schlingo — il n’a pas pu le présenter très longtemps, puisque le salon a été fermé suite aux événements. C’est un ouvrage extrêmement étonnant, publié par la Librarie du Sandre : il s’agit d’un inventaire de la bibliothèque de Charlie Schlingo qui a été réalisé par un libraire, avec la famille. La première finalité de cet ouvrage, c’est que c’est un catalogue de vente. L’ensemble de la bibliothèque a été mis en vente avec l’accord de la famille et ils ont fait ce catalogue. Et ce catalogue est un objet absolument superbe : c’est un très bel objet, et chaque ouvrage est référencé en détail et quelques fois accompagné d’un certain nombre de commentaires. On y découvre du Reiser fait par Schlingo ; on a des reproductions de pièces qui ne seront jamais visibles ailleurs si ce n’est dans les collections privées. Si on ne regarde pas la typographie, on a du mal à savoir que cette bande dessinée n’est pas du Reiser, mais du Schlingo.
On découvre aussi d’autres choses sur lesquelles j’ai insisté tout-à-l’heure, à savoir des dédicaces qui ont été faites par des artistes à Schlingo. A travers les dédicaces qui sont faites des artistes les uns aux autres, on découvre l’univers d’un artiste : quels sont les auteurs qu’il aime, quels sont les gens avec lesquels il est ami et qu’il peut aller voir en demandant une dédicace.
Le troisième point est que vous voyez qu’un auteur comme Schlingo qui est un auteur de cette branche qu’on appelle humour crétin et qu’on imagine facilement, comme on le lit dans la biographie qu’en a fait Florence Cestac, comme quelqu’un qui fait de la bande dessinée de façon « trippale », est en fait quelqu’un d’extrêmement érudit.
L’intérêt de ce genre de chose permet de voir également, au travers des livres qui sont dans sa bibliothèque, l’amplitude des références de l’auteur. On va du classique, avec des auteurs franco-belges ou américains, jusqu’à des choses avant-gardistes. Je pense que ce genre de chose est à multiplier. Voir la bibliothèque d’un auteur, ça nous permet de comprendre avec quoi il travaille, quelles sont les choses qui l’intéressent et quelles sont les fondations de la maison qu’il a construite.
Merci de votre attention, à l’année prochaine.

Dossier de en octobre 2016