Vers une anthropologie de la bande dessinée

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L’anthropologie est une discipline des sciences sociales qui vise à l’étude (d’où la racine grecque logos de son nom) de l’être humain (anthropos). Plus précisément, certaines branches de l’anthropologie s’intéressent soit au passé, soit au présent de notre espèce, dans une optique soit culturelle, soit biologique. Autrement dit, l’objet et le sujet anthropologiques sont constitués de tout ce qui se rapproche de près ou de loin à un mammifère bipède (y compris ses ancêtres hominidés et ses cousins primates), pourvu d’un cerveau disproportionné par rapport à son poids corporel, accessoirement capable de langage articulé (donc de créations symboliques et/ou imaginaires), vivant en groupes plus ou moins importants et modifiant (allègrement dans certains cas) son environnement. Est-il nécessaire de préciser que l’anthropologie ratisse large, ce qui en fait sa force, mais aussi sa faiblesse.

Passées les présentations nécessaires, on peut se demander à quoi l’anthropologie peut bien être utile. Elle sert d’abord à comprendre l’Autre, mais aussi soi-même. (On excusera ici des raccourcis théoriques et épistémologiques, qui intéressent quelques anthropologues, pour plonger directement dans le vif du propos.) L’anthropologie est un ensemble de théories, de méthodes et de techniques permettant de percevoir, noter, définir, comprendre, expliquer, analyser, synthétiser et même critiquer les manières de vivre et de penser de l’humain en tant qu’individu, mais aussi en tant que membre d’une communauté, quelle qu’elle soit.
Et si on appliquait l’anthropologie à l’étude de la bande dessinée ? Histoire de s’amuser un peu, ou de montrer un sujet familier pour le lecteur sous un jour nouveau… Je précise qu’il ne s’agit pas d’une théorie complète, mais bien d’une proposition, ou d’un document de travail. Le but de ce texte est que d’autres études poursuivent dans cette lignée et construisent cette anthropologie de la bande dessinée.
Voici donc ma modeste contribution, sous la forme d’un programme d’études possibles pour les littératures dessinées (selon l’expression d’Harry Morgan). Je présenterai deux points de vue primordiaux sous lesquels on peut considérer la bande dessinée, que j’appellerai simplement l’extérieur et l’intérieur.

La bande dessinée comme terrain anthropologique

On analysera d’abord la bande dessinée de l’extérieur, en tant que milieu dans lequel gravitent auteurs, éditeurs, lecteurs, critiques, détracteurs, etc. ; autrement dit, la bande dessinée en tant que prétexte à des relations entre humains. Ce sont ces personnes qui intéresseront l’anthropologue : amateurs de bandes dessinées de tout poil se rassemblant dans les ateliers, événements thématiques, sites Internet, boutiques spécialisées, maisons d’édition, etc. — c’est ce que l’anthropologie appelle le «terrain» et qui est l’endroit identifié pour la recherche.
On peut aisément supposer que les acteurs de ce milieu possèdent leur(s) langue(s) (un vocabulaire précis, des références historiques et mythiques notamment), des codes de bienséance, des façons de bouger, de penser, de produire les bandes dessinées, de les collectionner… Un anthropologue au travail commencera par tenter de se faire accepter par le groupe (ou du moins, dans certains cas, de passer inaperçu) dans le cadre d’un terrain, par exemple un festival de bande dessinée. C’est ce qu’on appelle l’observation participante : prendre part à la vie d’une collectivité tout en l’observant. L’anthropologue notera qui est présent,[1] qui fait quoi,[2] ce qui est dit,[3] en plus d’une foule de détails,[4] anodins ou non, qui lui permettront plus tard d’essayer de faire une synthèse.
En parallèle, l’anthropologue tentera de dénicher des «informateurs» : il posera des questions (en tenant compte de l’aspect potentiellement agaçant de la chose) à tout un chacun, essayera d’obtenir des explications des participants, enregistrera le tout (ou le notera au minimum). C’est ici qu’il tentera de se faire des amis, des alliés, des complices. Plusieurs se révèleront des interlocuteurs privilégiés, qui ont déjà articulé une pensée plus ou moins complexe sur la bande dessinée. Ils fourniront des données, mais surtout des théories et des hypothèses sur celle-ci.

Beaucoup ont pensé la bande dessinée. Notre anthropologue de la bande dessinée, au contraire d’une démarche classique,[5] ne pourra prétendre se pencher sur un sujet vierge de toute recherche. Il existe déjà un appareil critique très inspirant, passage obligé pour notre ami, qui devra, pour poursuivre sa réflexion, en prendre connaissance. Il s’agit ici d’un des (nombreux) avantages à travailler avec des groupes où l’écriture permet de fixer les idées : plusieurs ont déjà apporté une contribution importante aux travaux sur la bande dessinée.
Ces écrits (par exemple Un objet culturel non identifié de Groensteen) constituent un matériel qu’on peut considérer comme de l’anthropologie qui s’ignore, à laquelle il manquerait le critère d’objectivité (façon de dire que ces textes dénotent un parti pris[6] ). En plus d’être des analyses de premier ordre de ce qui, je le souligne, fait partie de spécialités et de champs extérieurs à l’anthropologie (par exemple la critique de la bande dessinée[7] ), de tels textes peuvent également servir la réflexion anthropologique (qui reste à compléter par le chercheur) par leur statut de témoignage (ici d’une relation auteur-lecteur autour de la dédicace, là de ce qu’on pourrait appeler l’industrie de la bande dessinée).

Cette vision extérieure de la bande dessinée correspond au premier mouvement «naturel» de l’anthropologue. Il choisit un sujet de recherche (nouveau, ce qui est encore mieux), avec une population,[8] si ce n’est un espace et un temps, bien déterminés. Il y colle des théories connues (dont je vous épargne ici l’énoncé), il apporte des modifications appropriées à cet appareil théorique pour que celui-ci corresponde davantage à son objet. Il cogite un peu (beaucoup), il fait son terrain (i.e. il part en expédition chez l’«habitant»), il analyse ses données et il publie.

J’aimerais proposer ici une première ébauche de réflexion d’un sujet lié à la bande dessinée, mais vu à travers des «lunettes» anthropologiques. Ainsi, le dossier «Critique de la dédicace» dans l’Éprouvette n°1 correspond à un de ces textes, témoignages presque anthropologiques, dont je parlais plus haut. En le parcourant, on ne peut manquer de remarquer l’appréciation mitigée des auteurs pour l’acte et le décorum de la dédicace. Beaucoup, sans nier l’aspect de contact avec le lecteur,[9] déplorent la commercialisation subie par certaines dédicaces. Ce n’est plus seulement un(e) lecteur(trice), mais un individu qui profite de la notoriété d’un créateur pour revendre un dessin (qu’on voudrait inédit).
Jusqu’ici, je ne fais que résumer une des opinions décrites dans l’Éprouvette[10] : reste à y appliquer une théorie, celle du don, telle que systématisée par Marcel Mauss en 1925.[11] Cette théorie nous permettra d’amener quelques pistes intéressantes pour comprendre pourquoi la dédicace déplaît (quelquefois) aux auteurs, tout en nous interrogeant sur l’avis des lecteurs qui en demandent tout de même.

 

Dans un monde idéal (ou, lorsque la dédicace reste dans les mains d’un lecteur qui l’a demandé), avec comme «cadre» la théorie du don, voici comment se décrirait une dédicace, dans son fonctionnement et sa raison d’être.
a) La dédicace est un don, provenant d’un auteur et destiné à un lecteur.
b) Le lecteur accepte la dédicace (et en est reconnaissant). Aussi, la simple rencontre avec l’auteur se drape d’une forme de prestige qui flatte le lecteur (qui peut s’en vanter auprès de ses amis, par exemple).
c) La présence de lecteurs à la table de dédicaces satisfait l’amour-propre de l’auteur (d’une certaine façon, le lecteur est en lui-même un «don» pour l’auteur). Le lecteur, par la suite, achète les nouveaux livres de l’auteur (ou en vante les mérites dans son entourage, ce qui contribue à de nouvelles ventes).
d) (mais qui est aussi le début d’un nouveau cycle…) L’auteur fait une dédicace au lecteur, parce que celui-ci a acheté un nouveau livre, et ainsi de suite.
On voit ici de quelle manière la dédicace remplirait son rôle désigné, c’est-à-dire de récompenser d’une part un lecteur (mais aussi l’auteur) et d’orchestrer une rencontre entre auteur et lecteur.

Voyons maintenant comment les choses dérapent par rapport à la théorie du don :
1) Le lecteur doit demander une dédicace, c’est-à-dire qu’il doit se déplacer physiquement, attendre son tour, et réclamer le dessin. Or, dans le cycle du don, on ne devrait pas avoir à réclamer ainsi le don (ou le retour du don).
2) Après avoir reçu la dédicace, le lecteur n’est pas nécessairement satisfait. Ainsi, à son avis, la dédicace peut ne pas «valoir» l’effort et le temps consacrés pour l’obtenir, ou encore le coût des albums, etc. L’auteur peut ne pas avoir établi un contact suffisamment soutenu (au goût du lecteur). Donc, le don est frustrant, parce qu’il a moins de «valeur» que ce qui a été donné en premier lieu par le lecteur.
3) De son côté, l’auteur peut se sentir frustré parce que le lecteur ne lui rendra pas nécessairement quelque chose en échange, ce qui met fin également de façon drastique à un cycle. La rencontre peut s’avérer décevante au plan humain, ce qui diminue la satisfaction de l’auteur (celui-ci peut en venir à la conclusion que ses fans ne valent pas la peine qu’il se donne).
4) De même, si l’«amateur» décide de revendre la dédicace, il y a un court-circuit dans le cycle du don. On fait intervenir une logique marchande, où la dédicace s’échange non contre une relation avec quelqu’un, mais contre de l’argent. Une des meilleures façons de rompre le cycle du don est d’y faire intervenir la monnaie, objet impersonnel, qui n’est pas gardé, qui ne rappellera pas la dette acquise envers l’autre, et qui ne pourra jamais acquérir une «histoire» de don (on ne peut pas retracer par quelles mains il est passé, ni dans quelles circonstances il a été échangé). De plus, le nouveau propriétaire de la dédicace ne se sent pas en dette par rapport à l’auteur, parce qu’il a l’impression que l’échange d’argent efface cette dette. Il n’y aura donc pas de cycle de dons entre l’auteur et le premier receveur de la dédicace, ni entre celui-ci et l’acheteur de la dédicace, et encore moins entre l’auteur et l’acheteur.
5) L’auteur, qui sait que sa dédicace sera revendue ou qui s’en aperçoit par la suite (par exemple dans une librairie spécialisée) se sent floué : il a été trompé. On lui présentait l’acte de la dédicace comme le premier mouvement de sa part dans un cycle, alors qu’on ne cherchait qu’à lui faire produire une marchandise (donc, à exploiter son travail sans le rémunérer, ou, encore, à faire d’un don forcément gratuit un objet ayant une valeur monétaire et dont il ne profitera pas). Même ceux qui n’ont pas vécu pareille situation peuvent aisément imaginer à quel point ce subterfuge peut être frustrant ! Ou bien il s’agit d’un don, ou bien il s’agit d’un travail (qui sera édité), mais ce faux don récupéré peut être insultant.
6) Un dernier élément pouvant expliquer le «problème» de la dédicace est la fonction en quelque sorte dénaturalisée de celle-ci (c’est-à-dire d’établir un contact entre l’auteur et le lecteur) lorsque, justement, les circonstances ne permettent plus de relations soutenues. Soit que les séances de dédicace sont un travail à la chaîne, où le nombre de lecteurs à satisfaire empêche d’établir un lien autre que temporaire entre le créateur et son public ; soit que certains lecteurs ne se présentent même pas en personne, chargeant qui un ami, un parent, un libraire de faire signer leur exemplaire.

Je ne parlerai pas ici des cas de chasseurs de dédicaces, qui les collectionnent même s’ils n’apprécient pas (particulièrement) le travail de l’auteur…

On ne s’étonnera donc pas (ou peu) que les dédicaces faites à des amis ou à des parents soient souvent beaucoup plus soignées, plus originales, en partie parce qu’elles sont beaucoup plus significatives : elles constituent un vrai don, qui continue un lien, et qui entre en fait dans un cycle plus large (où on n’échange pas que des bandes dessinées et des dédicaces).

L’anthropologie des mondes imaginaires

Après ce détour par la recherche traditionnelle (sur les humains) de l’anthropologie, venons-en à mon deuxième point de vue, intérieur cette fois. Nous sortirons ici des sentiers battus. Je propose de voir la bande dessinée comme un corpus d’œuvres représentant chacune un (ou des) monde(s) imaginaire(s). Il s’agirait pour l’anthropologue d’appliquer les mêmes outils analytiques, mais en ne sortant pas du cadre d’une œuvre de bande dessinée donnée. Chaque récit met en scène des êtres anthropomorphes (personnages humains ou semblables aux humains), des sociétés et des cultures (qu’elles soient ou non à l’image de celles que nous connaissons et dans lesquelles nous vivons), des façons de vivre, de penser, d’exister (qu’elles diffèrent ou non encore une fois du réel). Ce ne sont pas tant les péripéties de l’histoire racontée qui nous intéressent ici, mais le contexte dans lequel elles s’inscrivent.
Une anthropologie des mondes imaginaires (c’est le terme que je propose pour identifier cet exercice) trouve un terrain privilégié en la bande dessinée, puisque la (pénible) description de toute une série d’éléments matériels lui est épargnée. Je parle ici des longs passages où un auteur de roman devrait par exemple nous expliquer à quoi l’outil (inconnu de nous) utilisé par son personnage ressemble et comment il fonctionne ou, plus directement, de quoi ont l’air ses vêtements. La bande dessinée, c’est un lieu commun, passe par l’image en plus du texte. Et une explication floue passe mieux en dessin qu’en texte.[12]

En guise de bandes dessinées pouvant convenir à ce projet d’étude anthropologique, on pensera rapidement aux créations dans la lignée de la science-fiction (Valérian, Arq d’Andréas…), ou de la fantasy (Donjon, La quête de l’oiseau du temps…). Yoko Tsuno, par exemple, contient un schéma de base intéressant anthropologiquement, dont je vais ici esquisser quelques détails.
Rappelons tout d’abord qu’on peut, suivant d’ailleurs (mais en partie seulement) les récentes rééditions en intégrale, regrouper les albums de Yoko Tsuno par grandes aventures «thématiques» : spatiales (sur Vinéa et d’autres planètes), temporelles (en Asie et en Europe), ainsi qu’«exotiques» dans le présent (par exemple en Chine et au Japon[13] ). Je dirais que les albums mettant en scène Vinéa et ses habitants sont les plus intéressants à cet égard. En effet, les autres thèmes (le passé et le présent terriens) requièrent une documentation qui peut devenir castratrice pour le créateur. Par contre, au sein de son propre univers, l’auteur peut se laisser aller à des fantaisies qui seraient irréalistes dans tout autre contexte. Ainsi, l’histoire de Vinéa (avec sa diaspora étendue sur 2 millions d’années) constitue le point de départ à des différenciations «culturelles» (en miroir aux multiples sociétés d’Homo sapiens sur Terre) et des albums tels que la Lumière d’Ixo ou les Archanges de Vinéa proposent des sociétés qui nous sont étrangères, avec leurs valeurs propres, leurs modes de vie, leurs costumes, leurs technologies, leurs mythes (entre autres), toutes extrêmement fécondes comme «terrains» pour l’anthropologue.

Un autre exemple pourrait être celui de Goossens, et de sa série Georges et Louis, dans laquelle l’univers imaginaire puise à même la mythologie et la littérature (en particulier des contes de fées) occidentales. Il s’agit d’un dialogue de sourds entre deux personnages, dans lequel Louis pousse à leurs limites extrêmes des lieux communs de la narration : il déclare d’entrée de jeu avoir fait «exploser les limites traditionnelles du récit» (Georges et Louis racontent, p. 5). Presque une parodie du processus créatif, en somme, sauf que ni Louis, qui présente tour à tour ses idées de romans, basées sur des histoires classiques remodelées (notamment Cendrillon, Le Petit Poucet, et autres héros à la Batman), ni Georges, qui désapprouve la banalité de ces élucubrations, ne prennent la chose à la légère. L’univers de Georges et de Louis, bien qu’il semble en contact avec le nôtre, est lui aussi en dialogue avec lui-même (ce qui accentue le dialogue de sourds). Autrement dit, ce monde n’a de logique que la sienne propre, qui peut faire l’objet d’une démarche anthropologique.

On pourrait de même se pencher sur n’importe quelle œuvre (exotique comme Krazy Kat ou aux accents plus familiers comme le Génie des Alpages) pour y déchiffrer, avec un œil anthropologique, des raisons pour lesquelles telle construction imaginaire nous paraît plausible, désirable, intéressante, ou tout le contraire. Autrement dit, lire la bande dessinée en se demandant quelle est la (ou quelles sont les) logique(s) interne(s) à chaque œuvre, comment s’articulent les interactions entre les personnages (en y voyant notamment des rapports de pouvoir, d’économie, de parenté, de spiritualité et tous les non-dits qu’ils impliquent), et, surtout, se demander jusqu’où une telle lecture peut nous mener et quelles sont les limites d’un tel monde imaginaire.

Formes mixtes d’analyses anthropologiques

L’un n’empêchant pas l’autre, il est possible de faire de l’anthropologie à la fois extérieure et intérieure. Notamment, le cas de Tintin, lorsqu’accusé de racisme, peut être particulièrement fécond. Inutile de préciser que certains livres de la série (plus particulièrement Tintin au Congo, mais aussi tout ce qui s’est fait avant le Lotus bleu) rendent mal à l’aise par la vision clairement coloniale qu’ils véhiculent (et cautionnent même). On ne réécrira pas ces œuvres, et on n’accusera pas non plus leur auteur de ce qui, à son époque, était normalisé. Cependant, on pourrait s’intéresser aux nouvelles polémiques engendrées par ces textes (devrait-on les interdire ? Devrait-on les expliquer aux lecteurs ?). En gros, est-il pertinent de nier une approche occidentale raciste des cultures étrangères ? Ne pourrait-on pas plutôt en apprendre quelque chose ?[14] Comment ces aventures sont-elles comprises par leurs lecteurs ? Et, du même souffle, les analyser comme des mondes imaginaires, c’est-à-dire des conceptions de l’Occident face à l’exotisme, et qui ne reposent (dans presque tous les cas) que sur des préjugés et des stéréotypes.

À la limite, on pourrait considérer certaines bandes dessinées comme des récits anthropologiques (c’est-à-dire qui proposent une réflexion sur leur propre raisonnement et fonctionnement) : ainsi, une bande dessinée comme Dilbert, avec ses remarques grinçantes sur le monde entrepreneurial (et sur certaines de ses dérives paradoxales) est presque de l’anthropologie. Nous aurions ainsi le troisième point de vue (le premier étant l’extérieur et le second l’intérieur) de l’anthropologie de la bande dessinée : une littérature anthropo-dessinée, si je puis me permettre.

Pour terminer, je dirai rapidement ma conviction (qui ne repose pour l’instant que sur une intuition) sur l’apport de l’anthropologie à la bande dessinée. Je crois qu’une bande dessinée bien faite, qu’on pourrait classer comme un chef-d’œuvre, en est justement une qui aura une cohérence interne semblable à celle qu’on retrouve dans toute société et dans toute culture humaine (actuelle ou passée). Si ce monde me semble, pour un instant (ne serait-ce que celui de parcourir ses pages), crédible et sujet possible d’une analyse anthropologique, alors comme lectrice, je n’en serai que plus satisfaite. Inconsciemment, tout lecteur recherche sans doute une telle cohérence, que l’anthropologie est peut-être la plus à même d’éclairer. Il n’y a plus qu’un pas à faire pour suggérer la pertinence d’incorporer des notions d’anthropologie dans le cadre d’une formation en bande dessinée digne de ce nom…

Notes

  1. Par exemple en termes de sexe, d’âge, de statut social, d’habillement, de nombre de personnes, de rôles au sein du groupe…
  2. Voici des exemples de questions auxquelles l’anthropologue s’intéressera : Est-ce que n’importe qui peut faire des dédicaces ? Où lit-on ? Quand ? Y a-t-il un «rituel» à effectuer pour ouvrir/acheter/emprunter/donner une bande dessinée ?
  3. Comment parle-t-on de la bande dessinée ? En discute-t-on de la même façon quel que soit l’auditoire et le moment ? Y a-t-il des théories classiques/incontournables/en vogue, des polémiques, des discours sur la bande dessinée ? Lesquels ?
  4. Sépare-t-on les différents genres de la bande dessinée dans un festival ? Est-ce que des stands sont occupés par plusieurs maisons d’édition ? Si oui, qui est jumelé avec qui ? Comment l’espace en général est-il occupé ? Quelle place fait-on aux productions «marginales», par exemple les fanzines ou les maisons d’édition alternatives ? Comment la foule se comporte-t-elle ? Y a-t-il des mouvements généraux vers des pôles d’attraction (un auteur en particulier (qui ? pourquoi ?), les entrées et sorties, les endroits où de la nourriture est disponible) ? Quels sont les «chemins», les «routes» utilisées, voire les «autoroutes» (les directions, les vitesses de déplacement, etc.) ?
  5. Dans une telle situation, celui-ci «débarquerait» sur une île ou dans un village exotique, premier scientifique (occidental) à le faire, et aurait donc l’insigne honneur d’être le spécialiste de «sa» tribu, de «son» peuple (on aurait ajouté «primitif» il n’y a pas si longtemps, mais le terme est maintenant considéré comme désuet et fortement péjoratif).
  6. Il ne serait pas pertinent de faire le procès d’une telle approche. Je veux simplement dire qu’il y manque l’appareil méthodologique pour en faire une analyse rigoureusement anthropologique.
  7. Il faut bien comprendre ici que l’anthropologie offre un point de vue englobant, holistique, qui fait appel au plus grand nombre d’opinions possible (qu’elles soient perçues comme «normales» ou non, savantes ou non). La parole sera donnée à tous ceux qui voudront la prendre, afin de construire un discours qui se veut une synthèse (et qui est plus que la somme de ses parties). Autrement dit, un anthropologue ne se prononcera pas sur la qualité esthétique d’une œuvre (comme le ferait un critique), mais bien sur les relations que les gens entretiendront avec celle-ci. Ou, encore, il ne s’interrogera pas tant sur l’impact de la bande dessinée sur un individu (comme pourrait le faire la psychologie ou la psychanalyse), mais plutôt sur tout un groupe. Enfin, il ne construira pas des statistiques de ventes ou de consommation (comme en sociologie), pour à la place interroger en profondeur les habitudes et les conceptions de quelques personnes vis-à-vis la bande dessinée.
  8. Cette population peut dans ce cas se définir comme une sous-culture, c’est-à-dire un ensemble de gens ayant ses pratiques et ses conceptions particulières au sein d’une culture dominante. Ainsi, on ne cessera pas de se réclamer d’une nationalité sous prétexte qu’on est également amateur de bande dessinée, mais on peut être Français, Belge ou Québécois et se reconnaître des affinités avec un auteur/lecteur/éditeur de bande dessinée japonais. Il faudrait d’ailleurs établir si la «galaxie» bande dessinée et ses «indigènes» se reconnaissent de tels atomes crochus et si cette ressemblance va au-delà des différences sociales et culturelles.
  9. On peut supposer que l’auteur de bandes dessinées a peu de contacts avec son public avant la publication. On peut aussi considérer qu’il s’agit d’un métier solitaire, composé de gens qui veulent eux aussi des interactions avec d’autres humains…
  10. Notamment l’article de Jean-Christophe Menu («Aux dédicataires inconnus», L’Éprouvette n°1, 2006, p. 79-82), et les strips d’auteurs divers (Alex Baladi, Mathsap, Jean-Luc Coudray, et al.), dans leur sympathique «Psychopathologie de la dédicaçomanie» (ibid., p. 83-96).
  11. Pour résumer, le don se réalise à travers un cycle de trois actions (dont les deux premières sont simultanées ou presque) : a) donner, b) recevoir et c) rendre. Je donne un objet (ou je rends un service) (a), qui est accepté par l’autre (b). L’autre se trouve alors en position de dette par rapport à moi, et devra éventuellement me rendre quelque chose d’équivalent (ou dont la valeur est supérieure) ©. Ce nouveau don (a) (qu’on appelle aussi le retour du don) me mettra à mon tour en dette (b), et on recommence le cycle indéfiniment. Pensez aux cadeaux d’anniversaire pour un exemple familier. Le don s’inscrit dans une logique de relations interpersonnelles (j’ai intérêt à entretenir des réseaux de gens qui me doivent quelque chose (et qui devront me les rendre sous peine de mettre fin à la relation), de la même façon que j’ai intérêt à ne jamais m’acquitter totalement d’une dette…). Notons que le don peut se faire entre individus, entre groupes, ou même à générations alternées (mes parents ont pris soin de moi pour que je prenne soin de mes enfants à mon tour…).
  12. Il est des détails qu’on peut passer sous silence dans un roman (comme la description du fonctionnement d’une automobile) parce que le lecteur partage le même univers de références. Par contre, une machine inconnue dont on ne décrit que les actions globales (ainsi, la phrase «La machine le transforma en mouche.») est tout de suite plus suspecte par manque d’informations et par conséquent moins crédible pour le lecteur. La même machine, cette fois dessinée, acquiert immédiatement plus de ce qu’on peut qualifier de consistance.
  13. Exotisme (et, ce qui ne gâche rien, à tendance sexy), bien sûr, pour le lecteur occidental. Je ne me situe pas, dans ce cas, dans la perspective de l’héroïne qui «retourne à la maison» comme dans la Fille du vent.
  14. Par exemple : comprendre comment de tels discours sont adoptés, démolir les présupposés qui leur sont antérieurs, savoir comment éviter de telles dérives dans l’avenir, etc.
Dossier de en juin 2008