Animalités

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Vision sur l'image et sur le regard lui-même, le dernier livre de Paz Boïra est à la fois un voyage à travers la nature graphique, et un dessin pensé de la nature. Partageant ces thématiques avec Nos terres sombres (projet élaboré en parallèle et à quatre mains avec Rémy Pierlot), l'ouvrage Les animaux de distance quitte la pénombre des gouffres et des forêts primitives pour la clarté d'êtres sauvages qui n'ont rien à envier au monde de la culture. Avec, toujours, cette invitation à un voyage en profondeur dans ce que la nature peut avoir de plus bouleversant, d'inquiétant, mais également de ressourçant, d'originel -- et surtout de clairvoyant.

Annabelle Dupret : Le « Climax Oculare », « Phénomène de régénérescence psycho-physiologique vécu par certains animaux sauvages tels la genette et l’écureuil (…) » est présenté comme une introduction à ton livre. Il précise ainsi : « Poursuivant un objectif purement « supranaturel », ces animaux fixent du regard un point du firmament diurne. (…) ». Ne s’agit-il pas, au sein de ton livre de moments répétés de rencontres et d’hypnoses mutuelles entre les hommes et les animaux ?

Paz Boïra : L’origine du thème du livre, le « Climax Oculare », est née d’un rêve. J’ai rêvé exactement de cela. J’allais dans une gare pour prendre un train, et les billets que j’ai reçus étaient ceux-là. Des billets avec le texte qui se trouve en introduction à mon livre, et qui explique ce qu’est le « Climax Oculare ». C’était la définition exacte de ce phénomène pseudoscientifique, qui évidemment n’existe pas. Et derrière la dernière page, il y avait quelques exemples visuels de ce que les animaux voient pendant le « Climax Oculare ». Cela dit, je ne sais pas si concrètement le Climax Oculare est au centre du livre. Ce serait plutôt, le regard. Le regard dans toutes ses dimensions. C’est-à-dire « regarder et non voir ». Je pense qu’au centre de ce récit il y a donc plutôt une fascination pour une rencontre possible. La rencontre de la Nature, de l’Autre, de l’Animal, du soi-même.

Annabelle Dupret : Il y a une grande tradition dans l’histoire de l’art de représentations de sujets naturels. Tes dessins m’évoquent de nombreux artistes (Dürer, Rembrandt, John Tenniel — l’illustrateur d’Alice au pays des merveilles — …). Des artistes chez qui la relation à la nature (et à la lumière) est très grande. Est-ce que ces images ont contribué à ton travail ?

Paz Boïra : Oui, je crois qu’il y a également du Holbein. Le livre a été entamé à Berlin, et là, j’y fréquentais beaucoup le musée d’art ancien. Et je pourrais dire que, comparé à Dürer et Rembrandt, où la nature est beaucoup plus fouillée, chez Holbein, elle est quasi inexistante, rigide, je dirais même. Et elle côtoie la figure humaine. Je pense en particulier au Portrait of Unknown Lady with a Squirrel and Starling (« Femme anonyme avec un écureuil et un étourneau » 1526-1528). La Nature y est présente mais comme dans une vitrine, la lumière semble fausse, il n’y a pas de profondeur de champ, le personnage a l’air absent, en tout cas il ne cherche pas le contact avec les deux animaux qui se trouvent dans l’image. Je crois que j’ai aimé ce tableau car ce qu’il me disait, c’est que je devais faire justement le contraire dans ce livre. C’est le regard des personnages qui nous hante chez Holbein, leur humanité. C’est un tableau qui m’a marquée, et j’en ai toujours eu une reproduction accrochée dans mon atelier. Les visites au musée d’art ancien de Berlin ont été un appui visuel inouï pour moi. Et il y avait là également des Dürer et des Rembrandt. ll y a mille autres références qui interviennent. Enfant je lisais aussi des livres de deux illustratrices britanniques qui me plaisaient beaucoup : Jill Barklem et Beatrix Potter.

Annabelle Dupret : Peux-tu expliquer ces différences entre la présence des animaux dans ton récit, et leur place dans l’histoire de l’art (dans l’histoire de la narration) ? Depuis des millénaires, ils y ont toujours eu des places de choix, par exemple dans les dessins de l’Égypte ancienne, dans les fresques antiques ou encore renaissantes ?

Paz Boïra : J’ai parlé du tableau de Holbein et du fait que je voulais proposer mon livre dans un mouvement inverse. Même si je les apprécie beaucoup, les dessins des illustratrices Beatrix Potter ou Jill Barklem dont je t’ai parlé incarnent également le contre-exemple de ce que je voulais faire dans ce livre. Chez ces deux illustratrices, et également dans l’usage de la figure animalière dans l’antiquité, que ce soit dans la Grèce ancienne ou, comme tu le mentionnes, dans l’iconographie égyptienne, l’animal est une effigie sacrée mais sous les gestes domestiqués, humanisés. Dans mon livre, l’animal est également sacré, mais sous une autre forme. Mon prochain livre parlera aussi de cet aspect-là.
En plus de la part visuelle, qui m’a inspirée le plus, ce qui m’a habitée également intensément, ce sont les poèmes de Juan De La Cruz et en particulier le Cántico Espiritual (1578) que j’ai commencé à lire à l’adolescence et dans lequel j’ai projeté des images de solitude dans la nature, (des images d’abandon de soi dans cette nature, parfois nocturne). Juan De La Cruz cherche l’Autre, l’Aimé, à travers la Nature. Et, comme il ne le trouve pas, il se contente de le humer, il jouit de lui, au sens le plus strict du terme. Je crois que je n’ai jamais lu un texte aussi éclairé en amour.

Annabelle Dupret : Il y a des apparitions très ponctuelles de la couleur dans le livre. Quelle en est la place ? J’ai cru, au départ du livre, que c’était le regard des animaux qui passait par la couleur. J’ai imaginé cela quand j’ai vu l’animal qui était vu et qui était ébloui par cette voiture en début de livre.

Paz Boïra : J’ai choisi ce procédé pour rythmer le récit. L’idée, au départ, était d’organiser mon récit avec des cahiers successifs qui se seraient alternés dans le livre. Je voulais faire, comme je l’ai fait, une séquence globale. Je voulais marquer chaque nouveau passage à un cahier, par un passage couleur ; mettre un titre pour chaque chapitre. Ça allait être, entre autres, le chapitre « Les lieux de l’oubli », lors du passage de la femme dans l’eau, avec des animaux aquatiques avec lesquels elle aurait eu des échanges. Un autre chapitre aurait été « Les hors-pistes » et se serait consacré aux routes de campagne ; il aurait évoqué tout ce que cette femme quitte, avec la route, et sa voiture. Je ne me souviens pas de tous les titres auxquels j’avais pensé. Mais j’ai pensé à la couleur dans l’idée de les intégrer pour mettre « un coup de diapason » dans tout cela. Je voulais faire le livre au crayon graphite, dans des tonalités variées et nuancées de gris, mais je voulais introduire des moments de couleur également. Je crois que c’était une question de rythme, c’était une histoire d’envie aussi. Et finalement ça s’est intégré de manière libre. Il n’y a donc pas de signification symbolique de la couleur évoquant par exemple un regard, ou un changement de regard. Bien entendu, on peut y investir de nombreuses hypothèses…

Annabelle Dupret : Cette structuration en chapitres s’est finalement dissipée pour laisser place à une autre forme de structuration visuelle du récit. Est-ce la première fois que ta narration s’est présentée de la sorte ?

Paz Boïra : Ce travail s’est progressivement fort différencié de mon livre Encore un exemple où la vie est comme ça. Là, le lecteur et moi-même voyagions de métaphore visuelle en métaphore visuelle. Ici, j’ai plutôt cherché à structurer le récit au préalable avec des choix d’images. Par exemple, j’ai choisi des photographies me servant de support au dessin et j’ai intégré complètement ceux-ci au récit pour l’architecturer. Certaines scènes sont littéralement des rêves visualisés, et je suis allée en chercher des formes sur le net, pour les redessiner ensuite. Tout le travail du livre a été une recherche d’articulation entre ces scènes. C’était un lent travail accompagné de lectures, de voyages, et de rêves. Il fallait tout cela pour le construire.
Pour ce livre, il y a eu une forme de découpage préalable (des scènes rêvées dont j’ai choisi la succession) comme cette image du cercle d’animaux buvant dans une rivière, ou encore, cette place bondée de touristes, et cette vision d’une chouette au sol.
Quand je me suis lancée dans le livre Les animaux de distance, j’ai vu sa structuration à la manière du théâtre grec. J’y voyais différentes parties. La partie « Les lieux de l’oubli », par exemple, aurait été en rapport avec la mort, c’est-à-dire le lieu où l’on se perd. Pour moi, le point central de cette structuration, c’était de la faire tourner autour de la féminité. Bien entendu, au final, l’enchaînement et la succession des planches ont suivi leur propre cours dans le livre, et justement celui que je n’avais pas complètement choisi au préalable…

[Entretien réalisé en avril 2015]

Entretien par en avril 2016