Big Planet Comics

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En Amérique du Nord, les amateurs de bande dessinée alternative auront naturellement tendance à se diriger vers Seattle (ville de Fantagraphics) ou Montréal (pour Drawn + Quarterly). Probablement personne n’aurait l’idée de faire un détour par Washington, principalement connue pour son administration fédérale et ses organisations internationales. Pourtant, on y trouve une chaîne de librairies de bandes dessinées, Big Planet, qui s’est il y a quelques années associée à un éditeur de Philadelphie, Retrofit Comics. Cette maison d’édition s’est lancée en publiant des mini-comics chaque mois. Elle a progressivement étoffé son catalogue et développe maintenant des projets de plus en plus ambitieux, notamment grâce à des levées de fonds par Kickstarter. Aujourd’hui, on compte parmi ses auteurs des artistes confirmés et reconnus (James Kochalka), des jeunes qui ont déjà fait leurs preuves (Eleanor Davis) et des nouveaux venus très prometteurs (Sam Alden).

Voitachewski : Je crois t’avoir déjà rapidement présenté du9. Il s’agit en français d’un jeu de mot entre 9ème art et « du neuf », quelque chose de nouveau.

Jared Smith : (rire), je n’avais pas vu, c’est marrant !

Voitachewski : Le site a peu de commentaires, mais il est suivi par la plupart des éditeurs et auteurs indépendants.

Jared Smith : Le problème aux Etats-Unis, c’est qu’il n’y a pas tant de gens qui s’intéressant à la bande dessinée, alors à chaque fois qu’on trouve ce genre de site internet ou de magazine, les artistes les respectent.

Voitachewski : Probablement. Pourrais-tu me parler de l’histoire de Big Planet/Retrofit ?

Jared Smith : En fait, cela fera trente ans lundi ou mardi prochain que Big Planet Comics a ouvert. La première boutique a ouvert dans l’Etat du Maryland, juste à côté de Washington DC, dans sa banlieue. Depuis, ils ont ouvert trois autres boutiques, ce qui fait qu’il y en a maintenant quatre. J’ai commencé à travailler avec eux en 2001 comme simple employé, et puis en 2004, j’ai pu m’associer avec les propriétaires. Donc maintenant, nous sommes quatre propriétaires et chacun s’occupe d’une boutique. Il y a une boutique dans Washington DC, et trois autres en banlieue.
En 2011, Box Brown, un dessinateur de Philadelphie en Pennsylvanie aux Etats-Unis, a décidé de lancer sa propre maison d’édition, appelée Retrofit Comics, parce qu’il faisait beaucoup de mini comics, et ses amis aussi. Son point de vue était que si tu vas dans une boutique de bande dessinée chaque semaine, tout du moins aux Etats-Unis, la plupart des titres sont des bandes dessinées de super-héros, ou peut-être de la science-fiction, de l’horreur ou de la fantasy, et très peu de bande dessinée expérimentale ou alternative. Le peu qu’on y trouve sont des graphiques qui sont très chers, alors que lui imaginait pouvoir aller dans une librairie chaque semaine et s’acheter une bande dessinée pour trois ou quatre dollars comme c’est le cas pour tous les autres genres, mais qui aurait été une bande dessinée qui l’intéresserait.
Donc, il décida avec son cercle d’amis, de publier ensemble une bande dessinée tous les mois, comme le ferait une grosse maison d’édition. Mais qui impliquerait tous ces artistes différents. C’est ce qu’il a fait pendant deux ans, et puis en 2013, j’ai commencé à envisager la possibilité de publier des choses par le biais de Big Planet Comics. A l’époque, je ne l’avais rencontré qu’une fois, mais j’aimais beaucoup ses bandes dessinées — non seulement son travail, mais aussi ce qu’il avait publié avec Retrofit. Je lui ai donc envoyé un email pour lui demander conseil, puis nous avons discuté un moment, et puis il a fini par me demander — « si tu veux vraiment publier des bandes dessinées, pourquoi ne pas les publier avec moi ? ». Et c’est comme cela que tout a commencé.

Voitachewski : Super !

Jared Smith : Oui ! (rires) C’était une idée très audacieuse pour nous deux, parce que nous ne nous connaissions pas très bien, mais nous aimions tous les deux les mêmes types de bandes dessinées. Et ça a très bien marché depuis ! Mais, tu sais, nous avons dû beaucoup discuter pour savoir ce que cela voulait vraiment dire au-delà de ce simple constat.

Voitachewski : Votre format me rappelle quelque chose qui existe peu en Europe : un genre de fanzines qui serait publié par un seul auteur, comme Optic Nerve ou Big Questions, ou beaucoup d’autres. Peut-on parler de tradition américaine ?

Jared Smith : Aux Etats-Unis, il y a une tradition de bandes dessinées que les gens produisent eux-mêmes. Ce sont les bandes dessinées auto-publiées, sans éditeur ni maison d’édition. Il y a tout un tas de nom différents pour cela, ce qui crée beaucoup de malentendus, mais la plupart des gens s’accordent sur le terme de mini-comics. Cela se base sur les pages de format américain[1] : l’idée est de prendre une page et de la plier en deux, cela donne un format que les gens peuvent alors amener dans une boutique de reprographie, le photocopier par eux-mêmes, et obtenir un mini-comic qui sera plus petit parce que tu utilises moins de papier. Les premières bandes dessinées de Retrofit Comics adoptaient ce tout petit format, mais avec une impression professionnelle et une couverture couleur, mais c’était l’idée. Mais depuis, comme les affaires vont mieux et qu’on devient plus connus, on est de plus en plus capables de dire aux artistes d’utiliser le format qu’ils veulent si ça n’est pas trop cher. Donc maintenant, tout cela devient plus le résultat de la vision de l’artiste que celle de l’éditeur. Mais pas toujours ! Il nous arrive de dire : « c’est trop idiot » ou « trop barré » (rires) mais si ils insistent, alors on le fait.

Voitachewski : Vous publiez aussi des anthologies comme Future Shock. C’est intéressant, parce qu’en Europe, les gens en savent très peu sur les anthologies nord-américaines, à part Kramers Ergot. Et on se plaint du fait qu’on ne peut pas trouver d’exemples de ce que les jeunes artistes américains font. Quelle est ton opinion là-dessus ?

Jared Smith : Et bien, je pense que ça fait partie des raisons pour lesquelles Box Brown a commencé Retrofit Comics. En 2011, beaucoup des grands éditeurs avaient arrêté leurs anthologies, comme par exemple Fantagraphics qui faisait Mome. Ils ont fait 15 ou 16 numéros [20, en fait] puis se sont arrêtés. Drawn and Quarterly avait aussi leur Drawn and Quarterly Anthology, dans laquelle il y avait des auteurs Européens comme Dupuy et Berbérian qui étaient traduits en anglais pour la première fois. Ils ont arrêté aussi. Je pense que le principal problème avec les anthologies, c’est qu’elles se vendent très mal (rires) sauf si elles ont des artistes connus ou d’autres associations. Elles sont souvent plus intéressantes pour les éditeurs et les artistes que pour les lecteurs habituels. Mais Future Shocks a en fait été publié par un éditeur Josh Burggraf, qui avait déjà fait cinq ou six numéros. On aimait beaucoup son travail, et on lui a donc demandé si il accepterait de publier le numéro suivant avec nous. Donc une nouvelle fois, dans ce cas, en tant qu’éditeur, on lui a simplement dit : « choisis tes artistes favoris et ont les publiera pour toi ». C’était sa vision et sa direction.

Voitachewski : Je ne sais pas si tu as entendu parler de la grosse polémique qu’on a en France en ce moment, à propos d’un très gros éditeur, Casterman, qui vient de lancer une anthologie qui sera publiée plusieurs fois par an, et qui est appelée Pandora. Elle inclut quelques-uns des artistes les plus célèbres et est internationale, ce qui fait que tu as même Art Spiegelmann parmi ses auteurs. Et les éditeurs alternatifs se plaignent de ce que Casterman vient manger dans leur assiette.

Jared Smith : Je n’en ai pas entendu parler, mais je pense que c’est toujours la même chose. Je pense que le grand avantage des anthologies est qu’elles permettent de publier de courts travaux, et que souvent tu peux mettre un nom comme Spiegelmann à côté de quelqu’un de très talentueux qui n’a jamais été publié auparavant. Donc, à bien des égards, tu peux le vendre sous le nom de Spiegelmann mais mettre en lumière des artistes différents. Donc je pense (tu m’as posé cette question plus tôt et je n’y ai pas vraiment répondu) qu’aux Etats-Unis, nous avons eu plus d’anthologies récemment mais beaucoup d’entre elles sont passées par Kickstarter. Beaucoup sont aussi des anthologies portant sur un pan de la bande dessinée qui est peu représenté. Par exemple, il y a une anthologie de science-fiction et de fantasy dans laquelle la plupart des artistes se sont focalisés sur des personnages queer, gay, bisexuels ou lesbiens, parce qu’ils estimaient que personne ne publiait ce genre de bande. Il y a un autre livre qui s’appelle Beyond Queer. Et puis il y en a un autre encore qui est passé par un Kickstarter réussi et qui s’intitule Dirty Diamonds et tous les contributeurs, y compris les éditeurs, sont des femmes. Parce qu’il y tellement peu de femmes publiées par les grosses maisons d’édition…

Voitachewski : Donc, en tant qu’homme, tu ne peux pas contribuer.

Jared Smith : Non.

Voitachewski : En parlant de ça, j’ai l’impression que Big Planet/Retrofit se focalise beaucoup sur la science-fiction. Vous vous appelez Big Planet, il y a Future Shock, et beaucoup d’autres histoires. Est-ce une coïncidence ?

Jared Smith : (rires) C’est principalement une coïncidence. Future Shock a été lancé par Josh Burggraf et a toujours eu pour objectif d’être de la science-fiction, mais ouvert à des genres de sciences fictions différents. Le nom « big planet » vient de la science-fiction. En fait, nous avons emprunté le nom à l’un des premiers romans de Jack Vance, qui s’appelle Big Planet. Jack Vance est l’un de ces très vieux écrivains de science-fiction que j’aime assez. Je crois que certains de ses livres ont été traduits en français, comme le cycle de Tschaï. Je ne suis pas sûr de prononcer cela correctement…

Voitachewski : J’avoue ne jamais l’avoir lu, mais bien sûr je connais de nom.

Jared Smith : A part ça, quand nous publions un artiste, nous lui disons qu’il peut faire ce qu’il veut. Je pense seulement que beaucoup de gens adorent la science-fiction (rires) ! Mais nous avons bien sûr fait des bandes dessinées plus autobiographiques, ou de fantasy étrange, et bien d’autres styles différents. Je crois simplement que les gens choisissent de faire de la science-fiction.

Voitachewski : C’est une tendance que j’ai cru observer aux Etats-Unis. J’ai le sentiment que la science-fiction est très à la mode ces jours-ci, Saga étant probablement l’œuvre la plus visible.
A part cela, tu m’as dit que de nombreux éditeurs ont utilisé Kickstarter pour lancer leurs projets. Je comprends que Big Planet/Retrofit a fait la même chose ?

Jared Smith : Oui, on l’a utilisé trois fois. Le tout début de Retrofit était un Kickstarter. Box l’a mené tout seul. C’était quand il a réuni tous ses amis et leur a annoncé qu’il planifiait de publier 17 bandes dessinées en 17 mois, ils ont donc travaillé à cela pendant à peu près un an et demi. Ensuite, ils ont eu un projet plus important : c’était aussi une des anthologies que nous avions faites avec un autre éditeur de Philadelphie, Ian Harker. Il avait commencé une série intitulée Secret Prisons qui avait commencé principalement avec des auteurs locaux. Mais pour cette anthologie, ils voulaient faire un projet plus gros et ils ont choisi de le faire à partir de Garo et la bande dessinée underground japonaise des années 1960. Donc pour ça, ils ont publié quelques artistes japonais. Mais surtout, ils ont demandé à des auteurs, « si si un nouveau numéro de Garo devait sortir, que proposeriez-vous ? ». C’était donc un mélange très étrange d’artistes d’horizons différents. Et c’était aussi un Kickstarter, parce que c’était assez gros, plus proche du format journal que du livre. Enfin, plus récemment, en mars ou avril je crois (je ne me rappelle plus bien), on a fait un troisième Kickstarter pour rassembler de l’argent pour des livres que nous allons publier cette année, simplement parce que nous étions en train de passer de ces toutes petites bandes dessinées à plus de livres en couleurs, ce qui est naturellement plus cher. Donc on avait besoin de plus d’argent !

Voitachewski : Je suis intrigué par ce projet sur Garo. Qui avait initié cela ?

Jared Smith : Box Brown l’a co-publié avec Ian Harker et c’est sorti en 2012, donc c’était tout au début de Retrofit, et je n’étais pas impliqué. Il y avait par exemple parmi les auteurs Matsumoto Masahiko, qui avait été traduit en anglais. Je crois qu’il y avait d’autres auteurs japonais, et des articles sur Garo par un chercheur, et tout le reste était des auteurs américains. C’est ça qui était intéressant : ils devaient l’aborder comme si ils soumettaient un projet à Garo. Il y a eu des controverses à ce sujet… Des journalistes ont vu cela comme une utilisation abusive du terme Garo (rires) et comme une tentative de faire quelque chose à la mode et tendance.

Voitachewski : J’aime les controverses. Elles montrent que les gens s’intéressent à ce que tu fais ! Penses-tu que ton audience est plus importante que les gens que tu atteints grâce à Kickstarter ?/p>

Jared Smith : Je pense que c’est un peu difficile… Je vois Retrofit Comics comme étant un peu entre deux niveaux : aujourd’hui, nous ne sommes pas un grand éditeur établi, mais nous ne sommes pas non plus un tout petit éditeur débutant… et je pense que nous avons commencé à dépasser le cercle des gens qui sont seulement intéressés par les fanzines, et celui des artistes qui veulent voir ce que les autres font… mais notre principal inconvénient est que l’on a un tout petit circuit de distribution, si bien que beaucoup des gens qui seraient intéressés par nos travaux ne nous connaissent pas. Je trouve que c’est encore très dur.

Voitachewski : Qui s’occupe de la distribution ?

Jared Smith : Nous utilisons le réseau de Diamond Comics, mais bien sûr ils ne travaillent qu’avec les librairies américaines et canadiennes. Mais nous n’avons que peu de commandes de leur part, ce public est plus intéressé par les bandes dessinées de Image Comics comme Saga ou par les super-héros. Mais nous avons quand-même quelques commandes. Nous sommes aussi distribués par des gens comme John Porcellino qui fait King Cat. Nous travaillons aussi avec une maison d’édition britannique qui distribue nos bandes dessinées dans son cercle de connaissances et dans les boutiques du Royaume Uni, tandis que nous distribuons leurs bandes dessinées au sein de nos connaissances et dans les boutiques aux Etats-Unis. Mais à part ça, la majeure partie de la distribution consiste surtout à vendre nos bandes dessinées sur notre site web, lors de festivals ou à d’autres occasions de ce type.

Voitachewski : Cela m’amène une question que j’aurais dû poser dès le début. Quelle est exactement la nature de la relation entre Big Planet et Retrofit ? Parce qu’au début, je présumais que vous étiez en charge de la distribution…

Jared Smith : Euh… en gros oui ! (rires). Souvent, c’est moi et les gens qui travaillent à Big Planet qui envoient des colis et traitent avec les boutiques. La manière dont je vois les choses est que Retrofit Comics publie et Big Planet Comics publie aussi avec eux. Mais si nous le voulons, nous pouvons publier des bandes dessinées séparément, si cela fait sens. Donc, nous sommes deux éditeurs qui ont choisi de sortir des bandes dessinées ensemble.

Voitachewski : C’est déjà arrivé que vous publiiez des bandes dessinées sans Retrofit ?

Jared Smith : Oui, on a fait une anthologie, en fait, principalement avec des artistes locaux de la région de Washington DC. Nous avons fait 2, 3, ou 4, peut-être 5 bandes dessinées avec des artistes locaux, beaucoup d’entre eux travaillent d’ailleurs chez Big Planet. Beaucoup d’auteurs travaillent dans des librairies…

Voitachewski : Y a-t’il une scène locale importante à Washington DC ?

Jared Smith : C’est tout petit. Je pense que le plus gros problème avec Washington DC est que c’est une ville très chère, mais qui n’a pas beaucoup d’écoles d’art, ce qui fait que les étudiants qui s’intéressent à l’art vont souvent dans des villes proches comme Richmond en Virginie ou Baltimore dans le Maryland, où on trouve de très bonnes écoles d’art et qui sont bien moins chères. Ou si ils sont des artistes, ils finiront par devoir aller à New York ou dans d’autres villes qui ont une scène artistique très différentz. Donc il y une scène locale ici, mais pas très importante.

Voitachewski : Et à Philadelphie ? Parce que je comprends que Box Brown et les artistes avec lesquels il travaille vivent là-bas.

Jared Smith : Oui, il a co-édité le livre Secret Prison parce que son ami Ian vit aussi à Philadelphie et c’est comme ça a commencé. Et pour l’anthologie que j’évoquais à propos de Kickstarter, avec toutes les femmes de Diamond Comics, là aussi toutes les éditrices du livre vivent à Philadelphie. Il y a donc une scène plutôt conséquente là-bas. C’est une ville où la vie n’est vraiment pas chère, et très animée. Je pense que cela représente une grande partie de l’attrait que la vie là-bas représente.

Voitachewski : Pour en revenir à la distribution : je vois que vous vendez des bandes dessinées en format PDF. Ça marche vraiment, est-ce que c’est quelque chose qui est encore en développement ?

Jared Smith : Je trouve que le PDF a un gros inconvénient, particulièrement pour nous, parce qu’une part importante de notre projet est de créer de beaux objets — si bien que tu ne lis pas vraiment qu’une bande dessinée, mais plutôt un produit bien fait avec du bon papier et des belles couleurs de qualité, ce qui est difficile à retrouver quand on passe au format digital. Mais pour nous, cela a très bien marché pour certains livres, principalement parce qu’expédier de lourdes bandes dessinées, des livres ou du papier en dehors des Etats-Unis coûte cher ; et pour beaucoup de gens qui vivent en Europe, en Australie ou au Japon, on préfère le PDF parce que ça n’est pas cher.

Voitachewski : Donc vous avez un public international.

Jared Smith : Oui ! Pas très important, mais clairement oui.

Voitachewski : Et ça fait plaisir d’entendre que vous attachez de l’importance aux livres.

Jared Smith : Oui, beaucoup !

Voitachewski : Tu sais, peu d’éditeurs alternatifs en Europe vendent des livres électroniques. C’est intéressant de voir que vous le faites.

Jared Smith : C’est pour nous un moyen d’aller vers le futur, même si c’est un futur qui pour l’instant ne nous excite pas beaucoup. Mais je pense que bientôt, quand on aura des ordinateurs ou des tablettes suffisamment gros et qu’on pourra lire les bandes dessinées avec, nous serons très heureux que des gens le fassent au lieu de se dire « oh, c’est trop cher de l’envoyer par voie postale, je ne vais pas pouvoir la lire ! ». Mais nous préférons toujours qu’ils la lisent en version imprimée.

Voitachewski : Oui, je préfère aussi les versions papiers.

Jared Smith : Oui, il y a aussi cette compagnie qui je crois a été créée il y a cinq ans… As-tu entendu parler de Comixology ?

Voitachewski : Oui, bien sûr.

Jared Smith : Et bien, on vend aussi par eux, et une nouvelle fois, ça permet d’obtenir une bonne distribution et de s’ouvrir à un public qui normalement ne verrait pas tes bandes dessinées. On travaille beaucoup avec eux.

Voitachewski : Ils ont lancé une nouvelle offre aux Etats-Unis, une sorte de Netflix pour la bande dessinée, avec tous les livres de Fantagraphics et d’autres catalogues. Ça n’est pas encore disponible en Europe, donc je suppose qu’ils sont en train de tester le marché américain. Tu paies un abonnement chaque mois, et tu peux choisir de lire plein de trucs de super-héros, mais aussi du Fantragraphics et d’autres choses.

Jared Smith : En fait, je connais un éditeur européen qui a commencé à faire ça. Tu as entendu parler de Europe Comics ? Je ne sais pas s’ils travaillent avec Dargaud ou d’autres éditeurs… mais ils ont plein de bandes dessinées qu’ils essayent de vendre uniquement en version numérique pour la traduction anglaise. Donc je pense que c’est un moyen pour eux d’avoir le public américain et anglais. Je ne pense pas que leurs bandes dessinées aient beaucoup de succès mais c’est un moyen pour eux d’en vendre. C’est un peu étrange.

Voitachewski : Je suppose qu’ils explorent les moyens d’ouvrir de nouveaux marchés. Et pour revenir à ta librairie, j’imagine que tes ventes sont principalement des histoires de super-héros….

Jared Smith : Oui (rires) ! Ça change beaucoup cependant, comme tu disais avec Saga et d’autres types de bandes dessinées qui deviennent plus populaires depuis cinq ans. Mais les super-héros sont toujours en majorité, mais moins qu’avant je pense.

Voitachewski : Et les bandes dessinées alternatives ? C’est seulement pour les happy few ?

Jared Smith : Je crois que oui. C’est très intéressant parce que nous avons quatre boutiques différentes qu’on peut comparer. L’une est proche d’une université, deux autres sont dans la banlieue, et une est en centre-ville à Washington DC, et elles ont des publics vraiment différents. Celle qui est en ville a le plus d’amateurs de bandes dessinées alternatives. Et puis en étant en ville, on a plus de visiteurs et de touristes. Il y a des gens qui parfois viennent d’un endroit où il n’y a pas de boutique de bandes dessinées et qui pourront être intéressés par un lieu qui propose beaucoup de bandes dessinées alternatives. On a même eu des gens qui venaient par exemple de Paris, et qui disaient « je n’arrive pas à trouver tel ou tel titre de super-héros en France et je veux l’acheter en anglais ». C’est un mélange vraiment étonnant.

Voitachewski : Oui, c’est exactement ce que j’ai fait quand je suis allé à ta boutique, sauf que je n’étais pas à la recherche de titres de super-héros ! Tu as une idée de la part des bandes dessinées alternatives dans les ventes ?

Jared Smith : Je dirais que c’est très petit… Je ne suis pas sûr, mais je dirais comme ça entre 1 % et 5 %, mais c’est le genre de personne qui peut choisir une bande dessinée qui est alternative, mais sans l’identifier comme telle. Je crois que les frontières sont en train de s’effriter, et qu’il y a plein d’éditeurs différents qui essaient des choses différentes. Une autre anthologie de ce type vient d’Image Comics, elle s’appelle Island et publie des artistes venant de toute la planète. Pour beaucoup de gens, c’est la première fois qu’ils sont exposés à des auteurs alternatifs. Donc je pense que les choses s’améliorent doucement.

Voitachewski : Ah oui, j’ai vu des numéros d’Island , mais j’ignorais que ça venait d’Image Comics.

Jared Smith : Oui, il y a encore quelques années, ç’aurait été impossible. Donc les choses changent.

Voitachewski : Et vois-tu des gros éditeurs se diriger vers des choses qui seraient plus proche des bandes dessinées alternatives ?

Jared Smith : Je crois que les très gros, Marvel et DC, resteront toujours sur les super-héros, parce que ce sont des entreprises tellement grosses qui ne veulent pas prendre de risques. Il y a pour eux beaucoup d’argent à se faire quand un personnage devient populaire et qu’on peut en tirer un film. Mais je crois que le débat dont tu parlais, en Europe, avec Casterman, est plus proche du fait que beaucoup d’auteurs qui font des comics de super-héros ont débuté sur la scène alternative et se sont fait engager pour travailler sur des versions alternatives ou différentes des super-héros. Marvel a beaucoup fait ça. Je pense que ça fait évoluer doucement le style des super-héros, à défaut d’en faire évoluer les histoires.

Voitachewski : Je ne connais pas très bien Marvel ni DC, mais j’avais l’impression que quand DC avait lancé Vertigo, c’était une manière de s’éloigner des histoires classiques de super-héros…. Plus osé et moins mainstream.

Jared Smith : Oui, moins mainstream super-héros… Je crois que le problème vient du fait, au moins pour ce qui est de l’Amérique du nord, le mainstream, c’est uniquement les super-héros, alors qu’en Europe c’est un peu tout. Je crois que ce que Vertigo essayait de faire était de diviser ce mainstream normal. Mais depuis, je crois qu’Image a largement récupéré ce que Vertigo essayait de faire. Ça n’est peut-être pas le cas avec ce que font les éditeurs en Europe, mais Vertigo, dans ses contrats d’édition, garde la plupart des droits des bandes dessinées, et beaucoup d’artistes ne veulent pas d’une grosse entreprise qui contrôlerait leurs récits. Image, par exemple, leur laisse tout contrôler. Ce qui fait qu’en particulier, quand des bandes dessinées sont achetées pour devenir des films — ou du moins quand elles sont optionnées pour éventuellement devenir des films — c’est très risqué de ne pas contrôler les droits de ton œuvre.

Voitachewski : Par ailleurs, j’imagine que les artistes qui travaillent avec Retrofit/Big Planet ne vivent pas de leurs bandes dessinées.

Jared Smith : Il y en a peut-être quelques-uns, mais la plupart font ça à côté. Quelques-uns peuvent, mais pas beaucoup.

Voitachewski : Tu observes des changements dans la jeune scène alternative d’aujourd’hui ?

Jared Smith : Je crois que oui. Une fois de plus, il y a ces Kickstarters et ces anthologies qu’on voit apparaître. Beaucoup d’entre eux veulent sortir des bandes dessinées dont ils pensent qu’elles s’inscrivent dans un genre qui n’a jamais été publié mais qu’ils auraient envie de lire — avec plus d’auteures, ou des sujets ou sexualités différents. Beaucoup de ces gens font aussi des bandes dessinées pour s’amuser sur Tumblr, qui comme tu sais est gratuit, mais je connais plusieurs personnes qui ont été découvertes grâce à leurs travaux sur Tumblr ; et beaucoup de communautés très fortes se sont développées, simplement à partir de ce type de publication de bandes dessinées en ligne. Je pense que beaucoup des auteurs les plus récents grandissent dans un environnement qui est beaucoup plus varié et ouvert. Parce qu’il y a encore vingt ans, c’étaient encore principalement des mecs blancs qui faisaient tout cela, et toi tu grandissais en lisant plein d’histoires de super-héros. Tout cela change énormément.

Voitachewski : J’ai toujours eu le sentiment que les bandes dessinées alternatives en Amérique du nord étaient plus équilibrées entre hommes et femmes. J’ai probablement tort.

Jared Smith : Et bien, il y aussi les mangas venant du Japon qui aident beaucoup. Et ça, c’était aussi il y a vingt ans. Donc je pense que ça change beaucoup, et que c’est plus équilibré.

Voitachewski : Tu pourrais parler un peu des tendances actuelles ? Y a-t’il des auteurs à suivre ?

Jared Smith : Oh, eh bien, c’est une question difficile. Rien ne me vient à l’esprit… Mais si tu demandais à Box Brown, il pourrait probablement te parler de pas mal des auteurs qu’il suit. Il a toujours été plus impliqué que moi. Et je pense que beaucoup des gens que tu connais publieront quelque chose de gros d’ici un an ou deux. J’ai l’impression que les jeunes auteurs sont découverts rapidement aujourd’hui.

Voitachewski : Et comment trouvez-vous des nouveaux artistes ?

Jared Smith : Souvent à travers Tumblr. Ou parfois, on identifie quelque chose qu’ils ont publié chez un autre éditeur. L’avantage avec la scène nord-américaine, c’est qu’elle est très connectée. Donc tu peux toujours rencontrer quelqu’un après avoir vu son travail dans une anthologie ou un fanzine. Nous acceptons les propositions, mais ne les encourageons pas. Ce qu’on recherche surtout, c’est ce que l’on aime vraiment et trop souvent, on nous envoie des travaux qui ne nous intéressent pas. Mais nous avons trouvé au moins deux personnes que nous avons publiées après qu’elles nous aient envoyé leurs bandes dessinées par email ou autre, et c’était vraiment, vraiment bien. Sam Alden nous a simplement envoyé une bande dessinée et nous a demandé « vous voulez publier ça ? » et on a répondu « bien sûr ! ». Il avait fait quelques fanzines avant Wicked Chicken que je t’ai envoyés, et qu’il nous avait fait parvenir. Il nous a dit « c’est une bande dessinée bizarre, ça vous dirait de la publier ? » et on a répondu « bien sûr »… et puis, tout récemment, Paloma Dawkins (qui est canadienne) nous a envoyé son travail, et je crois qu’on doit le sortir ce mois-ci. ça s’appelle Summerland. Elle vient du monde des jeux vidéo. Elle n’avait jamais fait de bande dessinée auparavant, donc c’est un style très différent. Surtout, elle a une approche de la couleur très différente, et c’était très attirant pour nous en tant qu’éditeurs.

Voitachewski : Pas de proposition, donc. Vous allez directement voir les gens.

Jared Smith : On en reçoit quelques-unes, mais ce ne sont pas des choses que l’on a envie de publier. Ça peut être très bien, mais pas de notre style. En général, on contacte les gens. Et heureusement, Box Brown est très connu sur la scène de la bande dessinée, et beaucoup de gens admirent ses travaux. Donc même si c’est quelqu’un qu’il n’a pas rencontré personnellement, cette personne connaîtra peut-être son boulot, ce qui fait qu’il peut les approcher en tant qu’artiste et leur dire qu’il admire leurs travaux, et qu’il voudrait les publier avec sa maison d’édition.

Voitachewski : Oui, j’ai récemment lu un article sur un livre qu’il a publié, sur un boxeur.

Jared Smith : Tu veux parler d’André le Géant ?

Voitachewski : Oui ! Le livre a reçu de bonnes critiques. Mais je connais surtout Box Brown pour ses travaux de science-fiction. Pourrais-tu me parler un peu de son parcours ?

Jared Smith : Et bien, je ne connais pas forcément son parcours au début, mais je sais qu’il a commencé à faire de la bande dessinée il y a seulement… peut-être dix ans, maintenant. Et il a commencé en faisant des bandes dessinées très courtes sur son site, quelque chose comme un strip quotidien avec trois ou quatre cases, et c’est comme ça qu’il a commencé à raconter des histoires et a appris à dessiner. Donc je ne pense pas qu’il avait vraiment de pratique avant cela. J’ai lu toutes ces travaux d’un bloc, et tu peux vraiment voir que quand il a commencé, c’était très-très simple, très brut — un dessin très simple, des histoires pas compliquées, et puis au-fur-et-à mesure, tu peux le voir mûrir de plus en plus en tant qu’artiste. Et quand il parle de tout ça, il explique qu’il avait toujours cherché une forme qui lui permettrait d’exprimer son art, mais qu’il n’avait jamais essayé la bande dessinée, et que c’est la meilleure manière qu’il a trouvée. Je pense qu’il a pris beaucoup d’ampleur avec ça, et il aime beaucoup la science-fiction. Son prochain livre va être publié par un gros éditeur cet hiver, et portera sur le jeu vidéo Tétris[2]. Donc il fait des choses de styles assez différents avec des histoires différentes.

Voitachewski : Il y a aussi un film sur Tétris qui doit bientôt sortir. J’ai lu qu’ils prévoyaient d’en faire une trilogie. Mais pour l’instant, personne ne connaît l’histoire.

Jared Smith : Woah ! C’est marrant. Son projet a l’air intéressant parce que c’est à propos des personnes qui ont créé le jeu. Ils l’ont créé à l’époque où l’Union Soviétique était en train de de s’écrouler pour devenir la Russie. Ce qui fait que beaucoup de gens de l’industrie du jeu vidéo n’avaient jamais eu affaire avec le capitalisme et ils ne savaient pas comment vendre leur travail, ni quels étaient leurs droits. Donc produire cela pour le monde occidental me paraît très intéressant.

Voitachewski : ça a l’air très intéressant effectivement, je suis impatient de le lire. Et toi ? Qu’est-ce qui t’a amené à la bande dessinée ?

Jared Smith : Et bien, quand j’avais trois ans, mon père travaillait pour le Département d’Etat avec les ambassades américaines, et enfant, j’ai voyagé partout dans le monde. Ce qui fait que j’ai vécu au Maroc et un des amis de mon père m’a donné un exemplaire du Secret de la licorne, avant même que je ne sache lire, et c’était le tout premier livre avec lequel j’ai appris à lire. Et depuis, j’ai lu des bandes dessinées pendant toute ma vie, c’est un gros truc pour moi !

Voitachewski : Mais tu n’es pas auteur.

Jared Smith : J’ai essayé… mais je ne suis pas un bon écrivain, et je ne suis pas un bon dessinateur donc… (rires). J’ai fait quelques histoires courtes, mais elles n’étaient pas très bonnes.

Voitachewski : Désolé de l’apprendre. Et qu’est-ce que cela fait de travailler dans le milieu de la bande dessinée sans être auteur ?

Jared Smith : Je trouve que c’est génial ! J’ai le sentiment qu’un des gros problèmes avec la bande dessinée alternative, c’est que beaucoup des gens qui l’apprécient sont aussi ceux qui la créent. Et c’est très dur de trouver un public qui apprécie vraiment la bande dessinée, c’est comme si tous les films indépendants exigeants étaient vus seulement par les gens qui font des films. C’est un secteur très étrange et petit, mais pour moi c’est très excitant dans le cadre de ce secteur que j’aime tellement, de pouvoir aider à faire exister ces bandes dessinées, et d’avoir aussi l’occasion de les lire. Donc c’est pour moi la meilleure chose qui me soit arrivée.

Voitachewski : Je voudrais revenir aux artistes que vous publiez… Par exemple, tu as Sam Alden, j’avais lu son histoire dans Frontier de Youth in Decline. C’est un artiste très intéressant. J’ai vu que vous aviez aussi des artistes célèbres que vous publiez.

Jared Smith : C’est toujours un mélange intéressant. Quand Box a lancé le Kickstarter en 2011, certains artistes étaient déjà bien établis, comme James Kochalka, qui est le premier auteur que nous avons publié. C’est parce qu’il aimait son travail, et qu’ils étaient amis. Tu sais, c’est ce genre de combinaison… Quant à Alden, nous n’avions jamais vu son travail auparavant. Mais je crois que nous en sommes désormais au point où beaucoup de personnes nous apprécient. Par exemple, Eleanor Davis est l’une des prochaines auteures que nous allons publier, et elle a publié un livre qui s’est bien vendu chez Fantagraphics il y a un an ou deux[3]. Elle voulait faire une histoire courte, et cela n’aurait probablement pas intéressé Fantagraphics — et nous étions très heureux de la publier. Donc tout cela est un mélange étrange !

Voitachewski : J’aime beaucoup son travail.

Jared Smith : Oui, elle utilise à fond les crayons de couleurs, c’est très joli !

Voitachewski : Vous avez aussi de plus en plus de visibilité dans la presse. J’ai entendu parler des Experts de Sophie Franz à plusieurs reprises, et ai lu des critiques très positives. Recevez-vous plus d’attention ?

Jared Smith : On dirait. Je pense qu’un de nos grands avantages en tant que petite maison d’édition est que nous publions des bandes dessinées en permanence. La plupart des éditeurs ne le font que tous les mois, ou tous les deux mois, ou en sortent trois ou quatre lors des grosses conventions. Je pense qu’avoir constamment des livres qui sortent est une bonne manière de rappeler aux gens que nous faisons beaucoup de choses. Mais après, si un journaliste ou magazine est intéressé, nous pouvons leur envoyer 30 bandes dessinées à lire d’un seul coup. Donc ça aide toujours. Mais c’est toujours une lutte. Comme tu le sais, il y a très peu de sites web ou d’éditeurs ou même de boutiques qui s’intéressent à ces bandes dessinées. Donc à chaque fois qu’on en trouve, c’est très utile.

Voitachewski : Je suppose qu’aux Etats-Unis, vous avez des grandes villes qui s’intéressent aux bandes dessinées et qu’en dehors d’elles, il n’y a pas grand-chose, n’est-ce pas ?

Jared Smith : C’est tout-à-fait ça ! On a fait une Google-map sur laquelle on a répertorié toutes les boutiques qui avaient commandé nos bandes dessinées, et il y avait la côte Ouest des Etats-Unis, la côte Est des Etats-Unis, quelques grandes villes au centre comme Chicago, et rien d’autre au milieu ! C’était complètement vide. Donc je crains qu’il y ait beaucoup d’endroits, particulièrement aux Etats-Unis, où tu ne peux pas trouver de bandes dessinées.

Voitachewski : Les choses sont-elles différentes entre la côte Est et la côte Ouest ?

Jared Smith : Je crois que le style est différent et je trouve que la côte Est plus concentrée. Il y a plein de villes les unes à côté des autres et à bien des égards, cela aide les artistes à se voir et à travailler ensemble, ou à mûrir ensemble. C’est très facile pour quelqu’un de New York de venir à Washington DC. Cela prend peut-être seulement quatre heures en voiture, alors que si tu es à Los Angeles et que tu veux aller à San Francisco, cela prend — je ne sais pas — beaucoup de temps… Donc c’est très facile pour nous de se déplacer, si on veut déménager dans une ville moins chère. Mais ça change beaucoup.

Voitachewski : Et vous vous intéressez aux artistes étrangers ? La première bande dessinée que j’ai lue de vous est d’Akino Kondoh.

Jared Smith : C’est un mélange. En fait, elle a déménagé à New York, ce qui est très intéressant, et elle vient de terminer un manga sur ce que ça fait de vivre dans des villes différentes. Mais souvent, ce sont simplement des artistes que l’on aime. Nous avons ainsi publié Antoine Cossé, qui est français, Jack Tigo du Royaume Uni, Benjamin Constantine d’Australie.. Et je crois que cette année nous publions également Karine Bernadou qui est française, et qui a été publiée par Atrabile. Son livre paraîtra en anglais, cet automne avec un peu de chance.

Voitachewski : J’ai lu son dernier livre, qui est très bien…

Jared Smith : Tu veux parler de Canopée ?

Voitachewski : Non, le dernier, j’ai oublié le nom[4]….

Jared Smith : Oui, j’ai en ai obtenu un exemplaire. Mais nous publierons Canopée en septembre. Nous éditons aussi plein de Canadiens, et quelques autres, ils ne me viennent pas à l’esprit là.

Voitachewski : Et comment identifiez-vous ces auteurs ?

Jared Smith : A l’exception de Karine, tous sont des artistes que nous avons approchés pour voir s’ils voulaient faire quelque chose. Oh ! On a aussi fait Olivier Schrauwen. Mais c’était un autre exemple d’un auteur qui nous avait approchés ! Il était à la recherche d’un éditeur anglais pour le Miroir de Mowgli, même si il n’y a pas de texte. Donc ce sont les deux auteurs que nous traduisons en anglais.

Voitachewski : Ce que je voulais demander, c’est comment vous les avez trouvés ?

Jared Smith : Euh, voyons voir… Donc, dans le numéro de Secret Prison qui s’insiprait de Garo, il y avait un universitaire qui a écrit des articles sur l’histoire de Garo, qui s’appelle Ryan Holmberg. C’est un immense spécialiste des mangas, et c’est un de nos amis. Nous lui avons demandé quels étaient les bons artistes au Japon qui n’avaient pas été beaucoup traduits en anglais et il nous a présenté Akino. Par ailleurs, je crois que Box est ami avec Olivier Schrauwen. Et pour Karine, l’une de nos amies, Nora Goldberg, est une Americano-Belge qui vit à Londres et travaille sur des traductions du français vers l’anglais avec des éditeurs à Londres. Elle a travaillé avec Boulet sur ses nouvelles Notes et les a traduites en anglais avec lui. Donc c’est une de nos amies, et on lui a demandé « quels sont les grands artistes francophones que nous devrions connaître ? ». Elle a discuté à beaucoup, beaucoup d’éditeurs jusqu’à ce qu’on identifie Karine comme la prochaine personne que nous voulions éditer.

Voitachewski : Tout cela dépend donc en grande partie des gens que vous connaissez.

Jared Smith :… Toujours trouver des nouvelles choses, ou chercher ou essayer de trouver quelque chose de nouveau, oui.

Voitachewski : Avant de conclure, une réflexion sur l’avenir des bandes dessinées ?

Jared Smith : Je crois que le futur se présente vraiment bien. Je crois que de plus en plus de gens lisent des bandes dessinées, surtout en Amérique du Nord. Comme je disais, le public est de plus en plus divers. Je crois que la clé sera de soutenir les auteurs suffisamment longtemps. Cela reste un business très difficile qui prend tellement de temps et rapporte très peu au début. Ce qui fait que beaucoup d’artistes — comme tu le disais — le font sur leur temps libre, à côté. Mais je suis très optimiste ! Je trouve qu’il y a plein de très bonnes choses et que l’industrie mûrit énormément. Les gens apprennent rapidement de ce que les autres font, et ils produisent de meilleures bandes dessinées. Je crois que c’est très bien !

Voitachewski : La vraie dernière question : en France, en Europe… partout en fait je suppose, les gens considèrent la bande dessinée comme quelque chose pour les enfants. Je suppose qu’aux Etats-Unis, on pense à quelque chose en rapport avec les super-héros. Est-ce que les choses changent ?

Jared Smith : Je crois. En fait, je dirais que c’est mieux en Europe. Tu sais, comme Astérix et Tintin sont très dominants, cela permet d’avoir des bandes dessinées comme Blueberry ou d’autres choses comme Moebius qui atteignent une certaine notoriété. Tandis qu’aux Etats-Unis, c’est toujours principalement les super-héros, et les gens pensent que tout cela est pour… les enfants. Mais je pense que les choses s’améliorent avec par exemple Saga. Ou avec Walking Dead, une bande dessinée qui est devenu une série TV très populaire. Les gens commencent doucement à comprendre que les bandes dessinées sont pour tout le monde.

[Entretien réalisé en anglais via Skype en juillet 2016]

Notes

  1. Il s’agit du fameux format US letter, de 21,6 x 27,9 cm, contre les 21 x 29,7 cm généralement utilisés pour qualifier une feuille A4.
  2. Le livre est depuis paru chez MacMillan.
  3. How to be Happy, non traduit en français à notre connaissance. Le livre publié chez Big Planet/Retrofit est paru après l’entretien et s’intitule Libby’s Dad.
  4. Il s’agit d’Azolla.
Entretien par en décembre 2016