José Roosevelt

par

Maël Rannou : Nous allons donc pouvoir passer à CE, ton projet majeur de ces dernières années. Tu expliquais avoir voulu originellement le découper en 13 chapitres, finalement ce seront 13 volumes. Pourquoi s’accrocher à ce chiffre bien connu de la superstition ? Cette manière de faire rappelle les contraintes de constructions chiffrées que tu avais pu t’imposer dans L’Horloge ou La Table de Vénus.

José Roosevelt : Bien vu, le chiffre 13 n’est pas associé à CE par hasard. À l’instar du chiffre 12, qui a servi de base pour L’Horloge, et du chiffre 7 pour La Table de Vénus. D’ailleurs, j’ai commencé déjà à donner quelques pistes à propos de ça. Par exemple, dans le volume 3 de la série CE (quand S-29 pose la question : pourquoi le livre d’Alice possède douze chapitres ?) et aussi dans le volume 5. Mais je ne peux pas en dire plus, parce que CE est encore en route, et je ne veux pas prendre le risque de dévoiler des choses essentielles qui viendront éclaircir certains mystères dès le volume 10. Le lecteur patient se verra récompensé.
Mais je peux dire que les chiffres m’ont toujours paru régner sur le monde tel qu’on l’interprète. Comme des symboles qui apportent une aura d’intelligence aux choses, les transformant en mystères intouchables, immuables, éternels. Ils donnent une espèce de poids aux êtres à qui ils sont associés, un poids magique. Petit, je ne comprenais pas pourquoi on insistait à dire que la mathématique était une science exacte : les chiffres, rien que par leurs formes, s’approchaient plus des formules magiques que de la rationalité. Plus tard, j’ai compris que la mathématique était née de la conscience que l’homme a développé de la pulsation de la vie : nos battements cardiaques, notre respiration, les jours et les nuits, les cycles cosmiques… et que les chiffres nous aidaient à partager ces grands mystères avec le monde. Les livres sacrés, d’ailleurs, sont pleins de chiffres symboliques aux significations précises. La mathématique est pour moi, encore aujourd’hui, un instrument d’émerveillement. Dommage qu’elle soit détournée souvent vers une vision quantitative de la réalité et qu’elle serve ainsi à des fins peu nobles.

Maël Rannou : Ton œuvre baigne dans une ambiance de fantasy habilement revivifiée, dans Ce il y a toujours cet esprit mais on va clairement vers de la science-fiction. Quel est ton rapport à ces genres souvent méprisés ? Je sais que tu vas vers ce qui te plaît mais on sent comme un « fait-exprès » dans cette manière d’explorer des endroits mal-aimés de l’art en les mêlant d’égal-à-égal avec des autorités reconnues.

José Roosevelt : Méprisés, la fantasy et la science-fiction ? Peut-être par les intellectuels snobs, qui croient que ce qui est populaire n’a pas d’importance. La fantasy et la science-fiction se portent très bien, avec leurs millions d’adeptes et de fans dans le monde entier. L’histoire nous montre sans cesse que souvent les genres ou les modes d’expression méprisés par l’élite intellectuelle deviennent objet de culte des générations suivantes. Y compris par les abominables intellectuels. La bande dessinée elle-même en est un exemple criant : il n’y a pas longtemps, on la reléguait au rang de sous-littérature, affublée de tous les défauts. Aujourd’hui, même le Musée du Louvre la reçoit entre ses murs.
Quelles sont ces autorités reconnues ? Par qui sont-elles reconnues ? Par la critique ? Par le public ? Pourquoi, finalement, ce besoin d’établir des étalons, des modèles, des canons, de valeurs sûres ?
La critique est, d’une façon générale, déphasée, incompétente et pourrie par les préjugés. Les critiques sont pour la plupart élitistes ou arrivistes. Je vois là un de ces paradoxes inexplicables de notre rapport aux arts et à littérature : la critique, à travers les âges, s’est très souvent trompée, exaltant des œuvres mineures et ignorant des chefs-d’œuvre… mais elle jouit toujours d’un respect de la part du public qui n’a pas l’air de vouloir disparaître. Allez comprendre…
Les vrais créateurs ne regardent pas la prétendue hiérarchie des arts. Cette hiérarchie est aussi artificielle que grotesque. Aussi vrai que tout sujet peut inspirer une œuvre, tout genre est bon pour jouer le rôle de toile de fond pour une œuvre littéraire, soit elle un roman, une pièce de théâtre ou une bande dessinée. Il faut être aveugle pour élire un genre supérieur à un autre : nous avons des œuvres magnifiques d’intelligence, de sensibilité et d’émotion dans chaque genre. D’ailleurs, pourquoi ce classement des modes d’expression en genres ? Ce classement me semble arbitraire et simpliste, tant on peut trouver mélangés dans de nombreuses œuvres des éléments qui devraient être normalement considérés comme caractéristiques de tel ou tel genre.
Comment classer, par exemple, Les Bijoux de la Castafiore d’Hergé ? Ce n’est pas de la littérature enfantine, loin de là, ce n’est pas de l’aventure, ce n’est pas du roman policier (même si l’album en a faussement l’air)… Comment classer Arzack de Mœbius, ou Le Bibendum Céleste de De Crécy ? Ou Le Procès de Kafka ? Ou Amarcord de Fellini ?
Quelques œuvres dites de « fantasy » ou de « science-fiction » m’ont apporté de l’émotion, ont nourri mon intellect et ma curiosité, m’ont fourni des instruments pour interpréter le monde. Pourquoi les éviter au moment de concevoir un scénario ? Dans CE, particulièrement, ces deux genres se mélangent à ce qu’on pourrait appeler l’onirisme ou le surréalisme, d’une façon naturelle, sans la moindre incompatibilité. Tout simplement parce que je ne pose jamais la question sur leur prétendue réalité, et j’écris sans penser si ce que je crée s’adapte à tel ou tel registre, ou s’il appartient à tel ou tel classement. J’ai une histoire à raconter, des thèmes à développer et je m’approprie ce qui sert à ce but.

Maël Rannou : CE est une œuvre riche, dont chaque volume développe les univers créés, qui ne cessent de s’entrecroiser. La meilleure façon de l’aborder serait de le faire de façon transversale mais ça ne vraiment sera possible que quand les treize volumes seront parus. Commençons donc le premier volume, qui s’ouvre sur un rêve : un marcheur approche de l’immeuble H après une longue quête, mais alors qu’il l’atteint enfin il s’assomme et se relève dans une unité médicalisée où l’on refuse de le laisser libre. Ce rêve aux allures de cauchemar c’est celui de C, un immortel, sorte d’entité administrative dans une société futuriste froide et totalement dénaturée où l’onirisme n’existe plus. À l’occasion d’une permission, il est autorisé à aller dans la vieille ville, observer pour la seule et unique fois les vestiges du passé. Mais plutôt qu’un musée, il découvre un monde grouillant où le rêve, la magie, la fête et l’art sont la norme (sans parler d’une mixité de race mutante absente du monde officiel).
Je suis particulièrement frappé par la façon dont tu annonces déjà trois mondes : le rêve, le monde de C et la vieille ville. Si le premier n’est encore qu’une esquisse, les deux autres sont déjà affirmés. Autre chose intéressante, ces deux mondes sont globalement antagonistes, mais tout n’est pas aussi simple. C n’est pas spontanément à l’aise au sein d’un monde plus riche, et il ne cache pas ses réticences malgré son enthousiasme, de la même manière le monde « aseptisé » ne semble pas être une dictature anti-créativité comme dans beaucoup de récits d’anticipation. L’art et le rêve y semblent juste oubliés, comme disparu avec l’éternité, et non interdits, comme la lecture dans La Table de Vénus.

José Roosevelt : D’un côté, il est difficile pour moi de parler de la série CE, parce qu’elle n’est pas encore finie — on en a à peine dépassé la moitié. Je dois faire très attention pour ne pas révéler la suite aux éventuels lecteurs de cette interview. D’un autre côté, ça me fait plaisir de parler de cet ouvrage, que je considère comme le plus important de ma production de bande dessinée. Et le fait qu’il ne soit pas encore fini ne fait qu’ajouter la passion qu’il me procure.
L’idée du début du récit, je l’ai eu dans une chambre d’hôtel à Barcelone, où, au moment de m’endormir, j’ai fait un bref rêve et je me suis réveillé de ce rêve dans mon lit à Lausanne. Peu après, je me suis réveillé pour de bon dans la chambre d’hôtel et c’est alors que j’ai compris que mon premier réveil n’était qu’une suite du premier rêve.
J’étais ainsi bien parti pour un récit qui mélangerait trois niveaux : celui du présent, celui du passé et celui des rêves. Bien entendu, le niveau des rêves peut intervenir dans les autres deux niveaux. Pour compliquer le tout, le personnage, dans son niveau du présent, prend ses souvenirs (le niveau du passé) pour des rêves.
Parfois, j’aime commencer une histoire de façon très obscure, mystérieuse, où le lecteur se perd. C’est le cas de L’Horloge ou de La Table de Vénus. Mais le récit ne peut pas continuer sans arrêt dans ce registre, au risque de décourager le lecteur. Ainsi, des longues séquences où les événements se succèdent de façon logique, qui viennent ensuite, finissent par donner des repères sur lesquels on peut suivre la construction du récit.
Dans le troisième volume, les niveaux du présent et du passé sont déjà bien définis et celui des rêves se distingue des autres pour leur logique… onirique, justement (des dialogues apparemment dénoués de sens, des métamorphoses, des changements radicaux de décor, etc.). Dans le cinquième volume, Ce, le personnage principal, a déjà compris parfaitement qu’il est en train de récupérer sa mémoire et quel est la part du passé et celle du rêve.
J’ai voulu un personnage qui n’attire pas la sympathie du premier abord, qui fonctionne un peu comme un narrateur neutre. Je l’ai affublé d’une apparence d’homme mûr, dans la cinquantaine, destitué de traits marquants et portant des lunettes. En effet, dans le premier volume du récit, Ce est presque aussi perdu que le lecteur, il participe avec le lecteur de la découverte du Secteur Crécy et sa Cité, vieille ville souterraine où vivent les mortels, presque tous aux allures de mutants. Ce ne connaît pratiquement rien de ce monde, c’est Johan (aussi connu comme Merlin) qui lui sert de cicérone. Ce est pourtant un immortel…
Oui, les immortels, dans ma série, n’ont rien de dieux mythologiques aux pouvoirs extraordinaires, ni de vampires pour qui l’immortalité est une malédiction. Ils ne rêvent pas, ils ne mangent pas ni boivent pas, ils ne connaissent pas l’art, et, pire, ils sont amnésiques. Et ils ne sont même pas blasés ! Mais j’arrêt de parler de mes Immortels, parce qu’on saura d’avantage sur eux à partir du volume 10.
Ce, on le soupçonne, n’est pas comme les autres immortels : il souffre. Il souffre parce qu’il rêve (ou mieux, il se souvient de son passé, mais il ne le sait pas encore dans ce stade du récit, le volume 1) et ce rêve qui se répète incessamment l’obsède. Il veut comprend ce phénomène et c’est la raison pour laquelle il accepte l’invitation de Johan pour descendre à la Cité.

Maël Rannou : Cette souffrance dont-tu parles, c’est celle de « celui qui sait », une figure fréquente dans la littérature. Face à ses contemporains qui vivent dans une absence d’affect et de passé sans s’en soucier Ce se réveille au monde et en souffre.
Parallèlement, le Ce du rêve libère une androïde n’ayant jamais vécu qu’enfermée et entretenue médicalement. Avec lui, elle découvre le monde extérieur, et apprend à vivre, à s’exprimer, à se nourrir par elle-même… Un autre réveil au monde, d’apparence plus trivial de par ses conséquences (la découverte de la digestion, des menstruations…), et tout aussi douloureux.
Toutes tes histoires mettent en scène des apprenants, mais ici cette façon de découvrir frontalement le monde me semble particulièrement marquée. Plus violente aussi par moments.

José Roosevelt : Dans un ouvrage où le rêve est la vedette majeure, il peut paraître contradictoire que le réveil s’impose comme le thème principal. Bien évidemment, il y a le réveil de Ce après ses « séances de sommeil » où il rêve de son passé, mais il y a surtout le réveil que j’appelle « le réveil conscient ». Qu’est-ce que ce « réveil conscient » ? C’est quand le personnage décide d’ouvrir ses yeux à une réalité qu’il a toujours refusée par principe, par peur ou par paresse.
Ce réveil est un leitmotiv dans plusieurs de mes récits (L’Horloge, La Table de Vénus, À l’ombre des coquillages, Derfal…), c’est ce moment où, acculé par une contradiction trop importante entre lui et le monde, le personnage du récit ne se laisse pas sombrer comme une victime dans l’abattement, la révolte ou la folie, mais, au contraire, s’ouvre à une nouvelle façon d’interpréter l’existence.
Je crois que nous passons tous par des moments de ce type et ils sont vraiment exaltants. Mais, souvent, il faut avoir le courage de les affronter, de laisser les préjugés et les convictions en arrière. Quand il rencontre Johan pour la première fois, Ce avoue avoir peur. De quoi ? Il ne le sait pas, justement. Mais il devait décider entre la souffrance qu’engendraient ses cauchemars et la découverte d’une autre réalité insoupçonnée. Il a fait le bon choix, qui s’avérera par la suite une véritable corne d’abondance ou une boîte de Pandore, c’est selon…
Un personnage qui a peur, comme héros d’une série, ce n’est pas très courant. Et pourtant, les personnages qui présentent des côtés négatifs sont souvent les plus intéressants. Dans La Table de Vénus, Juanalberto, même s’il est mon personnage le plus positif, passe à côté de l’essentiel, tout comme Vi d’ailleurs. Heureusement, tous les deux se « réveillent » vers la fin du récit. Dans À l’ombre des coquillages, Ian construit une situation incontrôlable sur la base de mensonges ; quand il se rend compte de son erreur, il a peur et fuit son destin… jusqu’à ce que ce dernier le force à prendre une décision.
Bien entendu, je n’ai rien contre les personnages courageux, comme Tintin ou Corto Maltese, bien au contraire, ces deux personnages-là sont extraordinairement beaux. Mais ils sont déjà porteurs d’une sagesse à laquelle mes personnages, à un moment donné, aspirent tant bien que mal. Ce qui m’intéresse le plus, quand j’écris une histoire, c’est justement ce qui se passe et comment ça se passe, quand un personnage se retrouve en face d’un moment clé de son existence.
Le plus exaltant dans ce moment de découverte, c’est, à mon avis, la perte de nos certitudes. Quoi de plus plat et appauvrissant qu’un monde fonctionnant selon une logique, tout compte fait arbitraire, que nous avons nous-mêmes imposée ou laissé imposer ? Pour Ce, ainsi que pour Victoria (ou S-29) — et nous verrons pour la suite que pour Alyss et pour Johan également — le deuil des certitudes se fait souvent dans la douleur, mais l’Arcane 13 du Tarot leur apprend que la mort d’un monde n’est que le début d’un nouveau.

Maël Rannou : Fait intéressant, contrairement à toutes tes autres œuvres, Juanalberto n’est pas très présent dans CE. Il fait une apparition importante symboliquement mais très brève dans le tome 6, il reviendra peut-être mais pour le moment on a vraiment une série centré sur Ce, figure de personnage que l’on avait jusqu’ici jamais croisé. Après plus de dix ans à faire de Juanalberto, Ian ou Vi les personnages centraux de tes livres, le changement de point de gravité était nécessaire ?

José Roosevelt : Comme tu as sûrement remarqué, mes personnages sont un peu comme des acteurs de cinéma : je les engage selon le rôle que j’ai créé dans une histoire. Ils gardent presque toujours leurs noms (Juanalberto toujours), mais surtout ils gardent leurs caractéristiques, tant physiques que psychiques. Ainsi, Juanalberto, Vi et Ian « jouent » dans L’Horloge, La Table de Vénus, À l’ombre des coquillages… Mais quand je n’ai pas un rôle pour l’un d’entre eux, ils sont absents. Ian n’est pas présent dans Derfal, ni dans Dessinator. S’il fait une brève apparition dans Dessinator II, c’est presque un peu pour qu’on ne l’oublie pas.
En vérité, chacun de mes personnages représentent une personnalité, et quand un scénario ne comporte pas des situations où ils pourraient donner toute la mesure de leur talent, ils en sont absents. Ainsi, dans la série CE, le seul rôle adapté à Juanalberto est bien celui de cet habitant du village qui accueille le soldat T-333 (Ce, jeune) quand ce dernier est blessé après la chute de sa machine volante. Un être généreux, amical, pacifique… et au regard intelligent et le sourire enfantin. Ma foi, il ne dure pas longtemps, parce que l’histoire se concentre sur d’autres types de personnages, aux destins plus tragiques.
En effet, pour cette série, je voulais raconter l’histoire d’un personnage bien différent des personnages que j’avais créés auparavant, un homme qui aurait pratiquement tout vécu : l’amour, l’aventure, la découverte de soi, la contemplation… mais aussi la guerre, la luxure, le meurtre et le viol. Et en plus, la réalité elle-même se défile de sous ses pieds. C’est de loin le personnage le plus complexe que j’ai créé. En contrepartie, j’ai conçu pour cette série celui qui est peut-être le plus beau de mes personnages : Alyss.
Vi et Ian ont, en revanche, des rôles très importants dans CE. Ian se fait appeler également Johan ou Merlin, mais il conserve son caractère têtu, ses oreilles pointues et ses petites cornes sur le front. Vi s’appelle, selon le cas, Victoria, S-29, La Reine Diabloc… et l’écrivain Isabelle Dolbiac ! Mais elle est la même Vi des autres livres, brune aux yeux sombres, avec sa queue de cheval placée là où les chevaux la portent.
Si Juanalberto ne fait qu’une brève apparition dans le volume 6, il faut remarquer que, à partir du troisième volume, un autre personnage à la tête de canard, Gian, joue un rôle important. Gian est déjà apparu dans La Table de Vénus (nommé alors Giancarlo) et dans Dessinator (dans la peau de l’éditeur Delduck). Pourrait-on dire que Gian est une sorte d’alter-ego de Juanalberto ? Contrairement à ce dernier, Gian est grand et possède une certaine autorité naturelle. Mais il a le même sourire un peu espiègle et il est franchement intelligent.
D’ailleurs, le nom « Gian » est la forme qui prend en italien le nom « Giovanni » (Jean, en français) dans les prénoms composés comme Giancarlo (Jean-Charles)… et Juanalberto est un prénom composé espagnol formé par Juan et Alberto, qui donnerait en français Jean-Albert.

Maël Rannou : Pour en revenir à CE, tu tisses un personnage complexe, et pas seulement parce qu’on le suit sur deux vies différentes. Nous le découvrons d’abord profondément altruiste, cherchant à apprendre le monde à une androïde, avant de découvrir sa face sombre d’ancien soldat ivre de sa toute puissance. En parallèle, l’autre Ce est un administrateur anonyme, en place dans la Cité, qui cherche un ailleurs. Les intimités et parcours des deux Ce sont tout à fait différentes, mais dans les deux cas on a un homme qui est ancré dans le système, dont il est un bon élément — voire un héros — et qui bascule.

José Roosevelt : Ce est un bon élément du point de vue du système, autant dans ses premières années de vie que dans sa vie d’immortel. Mais c’est le propre des systèmes d’avoir un ou deux grains de sable qui font que sa mécanique s’enraye. Ce a le chic pour jouer le rôle de grain de sable, comme tout bon personnage de bande dessinée… Heureusement, parce que sinon, on n’aurait pas d’histoire !
N’espérons-nous pas, à un certain moment — ou à plusieurs moments — de nos existences, pouvoir jouer ce rôle de grain de sable ? Les systèmes dans lesquels nous vivons (société, lois, monde du travail, langage… et même notre propre corps) nous assurent un certain équilibre puisqu’ils nous fournissent des repères sur lesquels fonder notre survie. Mais ils exigent de nous une contrepartie : ils nous privent, en proportions diverses, de plusieurs formes de liberté. C’est à nous de trouver — selon les priorités qui nous développons — jusqu’à quel point nous sommes disposés à faire des compromis avec ces systèmes. Je reviens à parler de ces moments-clés, où nous nous débarrassons de certains de ces compromis pour trouver notre voie. Chacune des histoires que je raconte ont comme centre ces moments, où le grain de sable se réveille, ouvre ses yeux, rencontre son destin … choisissez l’expression qui vous plaît d’avantage.
Ce, quand il « bascule », pour utiliser ta propre expression, déclenche toute une série de dérangements dans l’ordre régnant dans les systèmes où il évolue. Ces dérangements vont avoir des influences sur d’autres personnages qui peuvent alors, eux aussi, devenir des grains de sable. Cette réaction en chaîne, que j’ai observée maintes fois dans mon existence, est un processus qui me passionne.

Maël Rannou : Tu cites Isabelle Dolbiac, auteure de nouvelles, qu’on retrouve dans le paratexte d’un tome de CE mais aussi en personnage. Face aux peu d’infos sur cette personne on se demande assez vite qui elle est : inspiration, fiction, nouvel alter-ego ? Sans forcément chercher un scoop sur son identité, peux-tu me parler de ce nom qui accompagne tes œuvres, y compris en dehors des bandes dessinées (texte dans Halbran, en fin de livre, etc.), comme une partie du grand tout.

José Roosevelt : Isabelle Dolbiac est un mystère… j’ai joué avec ce nom parce que j’aime jouer avec les noms. Comme l’histoire de CE est une quête de l’identité, j’ai profité d’insérer ce nom — que j’avais déjà utilisé pour une nouvelle parue dans Halbran — pour incarner celle qui aurait inspiré le jeu CE que Ian a créé. L’hommage et les remerciements à Isabelle Dolbiac, à la fin des volumes 1 à 6, peuvent être compris comme venant de moi. À la lecture du volume 7, ils peuvent être compris comme venant de la plume de Ian, puisqu’on apprend par sa bouche, dans le volume 7, que les volumes précédents sont en fait les six niveaux d’un jeu vidéo, inspiré d’un récit d’Isabelle Dolbiac. Mais… coup de théâtre, à la fin du volume 7 Alyss apprend à Ian que ce jeu qu’il a créé n’est pas vraiment un jeu, mais le récit d’une histoire vraie, sa propre histoire à lui, son propre passé… et que c’est l’univers où il se déplace et où il exerce le métier d’auteur et créateur de jeux vidéo qui est artificiel. Et que sa vraie identité à lui est Johan, qu’il croit être un personnage de son jeu. Complexe ? Oui, bien sûr. Je voulais avec tout ça que le lecteur lui-même ne sache plus où est le réel, où est l’artificiel et où est le rêve dans cette histoire… et pour appuyer encore sur cet aspect, le lecteur découvre que même Isabelle Dolbiac, celle qu’il croyait être une personne réelle — dans le monde réel à lui, c’est-à-dire le nôtre — n’est, encore, qu’un personnage. Mais… à ce stade de la lecture, est-ce qu’il peut encore croire à quelque chose en rapport à cette histoire, y compris les révélations ou les intentions de l’auteur lui-même ? Ça y est, j’ai réussi à semer le doute absolu ! On verra plus clair pour la suite…

Maël Rannou : Le dernier tome paru ouvre en effet vers une nouvelle potentialité : on avait le monde concret, le rêve, un monde parallèle, voilà finalement que tout n’existe pas… Et bien sûr tout n’est pas si simple. On sent que tu t’amuses, que tu sais où tu vas, mais n’as-tu pas peur que tous ces renversements deviennent trop artificiels ? Que finalement le lecteur ne se dise « Bon de toute façon tout est faux et puis voilà ».

José Roosevelt : À te lire, on pourrait penser que les lecteurs qui lisent Tintin ou Batman croient que tout ce qu’ils lisent est vrai parce que les auteurs de Tintin ou Batman n’ont pas émis des doutes quant à la crédibilité de leurs créations…
Les lecteurs sont bien plus intelligents que ça. Ils savent que, au fond, nous croyons à ce que nous voulons croire, suivant le niveau de crédibilité qu’on est disposé à accorder. Je pourrais dire que les renversements, comme tu les appelles, ne peuvent qu’être artificiels, puisque tout est artificiel, y compris notre interprétation du réel.
Pour me restreindre à notre bande dessinée, le volume 7 ne montre qu’une déviation de plus dans le monde de Ce, puisque la « réalité » de Ce (ce qui a été patiemment construit durant les six premiers volumes) reprend ses droits dans les toutes dernières pages. Cette déviation sera clarifiée dans le huitième volume et beaucoup de choses y prendront du sens.
Ce volume 7 ne s’appelle pas De l’autre côté du miroir par hasard. L’autre côté du miroir n’existe pas, il n’est qu’une illusion. Une illusion dans une illusion, on serait tenté d’ajouter, puisque CE est une fiction et une fiction reste une fiction.
Terminons cette interview par une question, celle-ci posée pour les lecteurs : à quel niveau de crédibilité situons-nous la lecture d’une œuvre de fiction ? Autrement dit, croyons-nous que la fiction, par le fait qu’elle cueille, interprète, synthétise et réorganise les données de la « réalité objective », dépasse cette même réalité en lui donnant du sens — et devenant ainsi, sous cette optique, plus réelle que le réel ?

[Entretien réalisé par courriel du 1er mars au 8 octobre 2013.]

Entretien par en avril 2014