Charles Berberian

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Même si le Festival d’Angoulême a salué en 2008 leur collaboration en en faisant le premier Grand Prix bicéphale, le duo Dupuy-Berberian n’a pas toujours existé. En complément de l’entretien-fleuve publié dans ces pages virtuelles (première, seconde et troisième parties), retour en arrière avec les débuts de monsieur Charles Berberian. Parce qu’il y avait aussi un «avant».

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Ronan Lancelot : Commençons par le commencement et votre enfance. Où, quand et comment l’avez-vous vécue ?

Charles Berberian : Je suis né en 1959 à Bagdad et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de 10 ans. Ensuite, j’ai habité à Beyrouth de 1969 à 1975, date à laquelle je suis arrivé en France. Mon père travaillait pour une société allemande qui exportait et importait des marchandises.

RL : Votre père est irakien ?

CB : Non, mon père est né de mère française de Constantinople et de père arménien. Mes grand-parents paternels se sont installés au Liban, où sont nés mon père et ses frères. Le Liban est à l’époque sous protectorat français, et il obtient sa nationalité française à partir du moment où il peut prouver qu’il est bien le fils de sa mère. Cela n’a pas été si simple. Nous sommes arrivés en France en 1975 avec des passeports libanais et nous n’avons recouvré la nationalité française qu’au début des années 80.

RL : Et votre mère ?

CB : Elle est chypriote. Elle n’a jamais travaillé parce que cela ne se faisait pas dans la société libanaise de l’époque. Ma grand-mère maternelle est née à Jérusalem, et mon grand-père à Chypre. Tous deux sont enterrés à Châtenay-Malabry. Ce sont de drôles de destins de déracinés. Le bassin méditerranéen est vraiment l’endroit où tous les peuples se croisent. Le découpage européen, particulièrement anglais et français, de cette partie du monde dans la première moitié du XXème siècle a réellement créé des mélanges culturels étonnants.

RL : Quelle langue parlez-vous à la maison ?

CB : Nous parlons français et anglais. Ma grand-mère chypriote, née sous protectorat anglais, a son passeport anglais et parle curieusement l’anglais et non le grec avec nous, parce qu’elle considère qu’il vaut mieux nous apprendre l’anglais. Quand elle se rend compte que c’est dommage qu’elle ne nous ait pas appris le grec, c’est trop tard. Le pli est pris. Et puis nous parlons très mal l’arabe.

RL : C’est à dire ?

CB : Le peu de notions que j’ai de l’arabe me font aimer cette langue. Il m’arrive de tomber sur des films égyptiens, où l’on peut entendre un arabe un peu littéraire, et j’arrive à comprendre ce qui se dit. Je trouve le dialecte libanais attirant dans sa manière de contracter les formes. L’humour libanais me semble proche de l’humour anglais et cela me fait beaucoup rire. Je suis bien content de savoir parler deux langues couramment même si je découvre tous les jours que je ne les parle pas si bien que cela, mais j’aimerais beaucoup redécouvrir l’arabe.

RL : Votre grand-mère habitait avec vous ?

CB : C’est l’inverse. Mon frère, puis moi, avons été envoyés chez elle, à Beyrouth. Mon frère depuis l’âge de six ans, et moi à partir de 1969. Nos parents nous louent par la suite un appartement. Cette grand-mère a donc une place très importante dans nos vies. C’est notamment grâce à elle que nous sommes bilingues.

RL : A l’époque, quelle identité aviez-vous ? Vous sentiez-vous libanais ? chypriote ? arménien ? irakien ?

CB : Petit, je ne me posais pas la question. Cela reste confus aujourd’hui. J’ai demandé à mon père pour quelle raison il ne parlait pas arménien, et il m’a dit que sa mère avait imposé que l’on ne parle pas cette langue à la maison. Son père la parlait mais ses deux frères et lui ne l’ont pas apprise. C’est déjà une situation assez curieuse… J’ai grandi avec l’idée qu’il n’y avait eu qu’un seul génocide en Turquie, en 1915, alors qu’il y avait eu toute une série de massacres depuis le 19ème siècle… Si je fais l’addition de toutes mes racines, le plus simple serait de dire que je suis avant tout méditerranéen. Sinon je me sens français, et j’aime ce pays.

RL : Même sans y avoir vécu votre enfance…

CB : Cela peut paraître curieux de se sentir chez soi dans un pays comme la France alors que je n’y avais jamais mis les pieds avant l’age de quinze ans. Quand je dis «chez soi», c’est à dire que quand je suis arrivé ici, c’était pour moi le pays de la bande dessinée. Je ne savais pas que la Belgique existait et qu’elle avait eu une influence bien plus considérable en matière de bande dessinée que la France, mais ma passion pour la bande dessinée était si importante que j’avais besoin de ce type de repère pour affirmer mon identité.

RL : Pourtant, les noms des pays qui les produisent sont inscrits dans les ouvrages…

CB : Je vois bien qu’il y a des villes de mentionnées, sur les livres du Lombard par exemple, comme Paris, Bruxelles et New York, mais pour moi la France est le pays où les gens parlent français et donc tout vient de là-bas. Mes parents avaient des amis en Suisse également mais je ne voyais vraiment pas où ça pouvait être, et puis ils parlaient allemand… A l’âge de dix ans, mes notions géographiques étaient extrêmement limités. Pour moi, la notion de frontière s’arrêtait à celle de désert, celui que nous devions traverser pour aller de l’Irak au Liban : un endroit où il fallait attendre des heures le temps que mon père montre les passeports. Autour de moi les gens parlaient l’allemand, le français, l’italien, l’arabe, l’espagnol et puis nous avions un nom arménien, ma mère était chypriote mais je ne savais pas du tout ce que tout cela voulait dire. Ma mère est née à Jérusalem et a grandit au Liban et possède une culture francophone ! C’est très séduisant ce mélange, pictural, cinématographique, littéraire, extra-national qui, par l’éducation, oriente vers la France.

RL : Est-ce une culture qui vous est également transmise par votre éducation ?

CB : A l’époque, l’emprise culturelle française en Irak et au Liban est particulièrement forte. Je me souviens des centres culturels français de Bagdad et Beyrouth, où des livres et des films étaient à notre disposition. C’est comme cela que j’ai pu voir Les disparus de St Agil, des Lelouch et notamment un documentaire sur le Tour de France qui m’a beaucoup impressionné. De plus, beaucoup de Libanais voyagent et ramènent des disques, des livres… Nous baignons dans une culture musicale anglo-saxonne. Les premiers albums que j’ai pu entendre de James Taylor, Paul Simon ou Santana ont eu l’effet de grosses baffes sur moi : un choc comparable à celui que m’avait provoqué la bande dessinée un peu plus tôt.

RL : Et en ce qui concerne vos lectures ? Anglais ou Français ?

CB : Mes premières lectures, ce sont les comics américains, Batman et Superman. Mon frère lit et achète des romans en anglais. Pour ma part, passé la bibliothèque verte, je découvre Bob Morane, Sherlock Holmes et Le Saint qui se battent dans mon esprit pour obtenir la première place. Et puis la découverte de la bande dessinée franco-belge me fait arrêter du jour au lendemain les comics et basculer vers Astérix, Lucky Luke, Buck Danny, etc. La littérature revient plus tard, en France, quand je découvre des auteurs qui sont plus proches de moi que ceux que l’on tente de me faire lire à l’époque.

RL : Où effectuez-vous votre scolarité ?

CB : En Irak, j’étais chez les religieuses, et au Liban chez les Jésuites. Ils occupaient une place très forte dans l’éducation des chrétiens libanais. C’était une éducation payante, privée, et particulièrement stricte. Cela s’est poursuivi en France…

RL : Nous y reviendrons, mais venons-en s’il vous plait à votre découverte de la bande dessinée, ou plutôt des bandes dessinées. Quelles sont vos premières références ?

CB : Les dix premières années de ma vie, je ne lis que des comics américains. En Irak, les comics étaient bien plus facilement accessibles. J’ai découvert mes premières bandes dessinées européennes chez des amis de mes parents dont les enfants les avaient rapportées de France. Il y avait des Oncle Paul, des Jean Valhardy, dont L’affaire Barnes, et cela ne m’avait pas vraiment intéressé. Je trouvais les Oncle Paul terriblement inintéressants par rapport aux productions de DC Comics comme Flash ou Batman… même si Valhardi n’était pas si mal tout compte fait. J’avais la Batmobile, et tous les Corgi toys, la voiture de James Bond, celle de Man from Unkle et plein de figurines. J’inventais mes histoires avec. En fait, j’ai gardé mes jouets jusqu’à la fin de mon adolescence, mais je me demande si l’adolescence ne se prolonge pas jusqu’à la fin de la quarantaine… Non, en réalité, la première partie de mon adolescence s’est terminée quand j’ai quitté Beyrouth et mes copains. J’ai laissé mes jouets derrière moi.

RL : Si il avait fallu n’en emporter qu’un ?

CB : Cela a été un dilemme très difficile à résoudre. Je voulais tout prendre ou rien. Et tout prendre n’était pas possible. Et puis nous ne savions pas que ce départ était définitif. Quand mes parents sont retournés faire les caisses, ils n’ont à ma demande récupéré que mes livres. Entre temps j’avais commencé à en racheter, mais d’occasion, avec d’autres noms inscrits sur les livres !

RL : Pourtant votre atelier et votre salon ne manquent pas de jouets…

CB : A la naissance de ma fille, nous avons fait beaucoup d’allers-retours chez un pédiatre rue de Maubeuge, et dans la vitrine d’un magasin, juste à coté de l’entrée de l’immeuble du médecin, il y avait une Batmobile qui me narguait atrocement. Le pédiatre coûtait une fortune, alors j’ai quand même fini par acheter la Batmobile en me disant que je n’étais plus à 400 balles près. Je raconte ça dans le Journal d’un album, ce n’est pas seulement de la nostalgie, c’est aussi un amour des beaux objets. Dans les nouveaux jouets, les Simpsons m’ont tapé dans l’œil par exemple. Peu de temps après la sortie du livre, Emmanuel Plane vient m’interviewer, et il débarque avec deux Batmobiles qu’il m’offre très gentiment. Et puis le dessin animé de Batman commence à être diffusé, il est très réussi, et la conjonction des deux fait que je recommence à accumuler des choses sur Batman. Cela a repris à ce moment là. Le Journal d’un album devait clore ma fascination pour les objets de l’enfance et au contraire, cela l’a renforcée.

RL : Pour en revenir à votre enfance, qu’est-ce qui à l’époque vous a fait changer d’avis sur la bande dessinée européenne ?

CB : Un jour, on m’a mis dans les mains Le combat des chefs de Goscinny et Uderzo, puis les Lucky Luke et cela a été une révélation ! J’ai découvert Tintin plus tard et cela m’a moins impressionné. De plus, je lisais les Tintin de mon frère et il fallait que j’y fasse très attention, tandis que je découvrais les autres séries sans avoir à passer par lui.

RL : Vous poursuivez vos lectures américaines ?

CB : Non, Astérix et Lucky Luke sont des claques monumentales, relayées par les premiers Gotlib. Je découvre Pif Gadget avec Docteur Justice, Rahan, Corto Maltese et cela balaye tous les super héros.

RL : Vous en aviez beaucoup à la maison ?

CB : Au Liban, où j’arrive en 1969, mon frère est abonné au Journal Tintin et il a une bibliothèque avec les albums de Tintin. Et puis on nous offre des bandes dessinées, surtout aux fêtes comme les anniversaires par exemple. Ce qu’il y a de particulier, c’est que je découvre tout en même temps, de Spirou à Pif en passant par Pilote dont c’est les années fastes. Pourtant, c’est très compliqué de mettre la main sur un magazine Pilote à Beyrouth à l’époque. Heureusement, le copain de ma cousine fait des aller-retours à Paris et ramène dans ses bagages des trésors. Je tombe sur Blueberry, et Superman et Batman sont relégués au fond des tiroirs. A ce moment, le français devient la langue de la bande dessinée.

RL : J’imagine qu’il doit également y avoir des échanges dans la cour d’école ?

CB : Oui, des copains de classe me montrent Kid Ordinn et Achille Talon… Je m’abonne au journal Spirou et je découvre Tif et Tondu et l’école Belge. Je ne sais pas que c’est en Belgique, je vois bien qu’il y a Marcinelle d’écrit dans le magazine, mais je ne sais pas très bien où c’est. Pour moi, c’est écrit en français donc c’est français.

RL : S’abonner à un magazine est une chose, lire des bandes dessinées aussi, mais de là à en faire, il y a quand même une première frontière à franchir non ?

CB : Je me mets à dessiner à partir du moment où je me rends compte que je ne pourrai pas acheter tous les albums qui existent. Je tente donc de les inventer moi-même. Je les réalise pour agrandir ma collection. Mon éducation jésuite me poussant certainement à faire les choses dans les règles, je copie même les copyrights «tous droits de reproductions réservés pour tous pays sauf l’U.R.S.S.» sans savoir ce que cela veut dire ! Je les agrafe et je les plastifie pour les glisser dans ma bibliothèque.

RL : Vous évoquiez Spirou. Pouvez-vous nous en dire plus ?

CB : Ce sont d’abord les albums que je découvre. Le journal vient plus tard et me sert de support pour me permettre d’acheter moins d’albums. Je repère les histoires publiées sur des recto-verso, que je découpe et transforme en albums. Le livre, c’est quelque chose où je suis chez moi. Je ne suis pas obligé de partager ma lecture avec des choses qui me plairaient moins comme dans un magazine. Je n’ai pas de mauvaises surprises. Les comics commençaient à m’emmerder justement parce qu’ils étaient envahis par la publicité.

RL : Cette culture du livre est quelque chose que vos parents vous ont transmis ?

CB : Oui, mes parents sont de grands lecteurs, même s’ils ne courent pas après les éditions rares. Ils s’intéressent peu à l’objet, mais beaucoup à la lecture. Ce sont des gens qui achètent, lisent, et gardent les livres.

RL : Vous avez vous-même très jeune ce besoin d’accumuler…

CB : L’accumulation vient du fait que la bande dessinée était devenue pour moi l’objet principal de mes activités. Je repérais à l’école les autres gamins qui pourraient avoir les mêmes intérêts, on se prêtait les livres, et nous dessinions ensemble. Ces amitiés étaient presque exclusives. Nous parlions des heures durant de nos dessinateurs préférés, nous arpentions les rues de Beyrouth à la recherche d’un album particulier… Ce sont les meilleurs souvenirs que j’aie pu en garder. Ces discussions, c’était tout ce que j’aimais. Au même moment, je commençais à dessiner et c’était forcément lié à ces amitiés.

RL : Vous dépensiez votre argent de poche en bandes dessinées ?

CB : Plus encore que vous ne pouvez le penser ! Quand je partais en colonie de vacances, je ne dépensais rien et gardais tout pour acheter des albums à mon retour. Des Tanguy et Laverdure, des Blueberry, et des Lucky Luke bien sur. Les Lucky Luke étaient tous bien ! Il était obligatoire de tous les acheter. C’était drôle, inventif, bien dessiné, on pouvait y piocher des phrases qui devenaient des phrases de cour de récré… La collectionnite vient de là, de l’envie de lecture, de renouveler ce plaisir.

RL : Cette passion de la bande dessinée passe-t-elle avant tout par le dessin ou par les histoires qu’elle véhicule ? Enfant, est-ce que vous faites une différence entre les deux ?

CB : Ce qui m’intéressait en premier lieu, c’était les histoires, mais je n’ai pris conscience du mode de narration que très tard. Dans les comics, Batman en particulier, le dessinateur changeait régulièrement, et cela ne me gênait pas plus que cela. Je n’établissais pas de rapport entre ce fait et celui que certaines histoires me plaisaient plus que d’autres. La gamme chromatique hallucinante d’Astérix ou les noir et blanc de Gotlib ne me gênaient pas. L’intelligence de Morris, à la fois graphique et chromatique, ne m’est apparue que très tard, vers l’âge de 30 ans, quand j’ai redessiné une case de Lucky Luke.

RL : Pardon ?

CB : Un prof de dessin m’avait dit que si je voulais vraiment comprendre un auteur, un artiste, il fallait copier son dessin. Il nous invitait à recopier Van Gogh, et j’ai commencé par copier Morris. C’est à ce moment là que je me suis rendu compte que ce type était incroyable. Il avait trouvé des solutions graphiques hyper simples, pour faire des plongées par exemple… c’est brillant ! Il possédait un sens de la mise en scène fabuleux et utilisait une gamme chromatique exceptionnelle, lui permettant à travers un à-plat, une couleur, de peindre l’aube de manière totalement efficace. Ouvrez n’importe quelle page, fixez n’importe quelle case et vous verrez que tout est dit. Formidable !

RL : Vous disiez avoir totalement abandonné la bande dessinée américaine. Ne vous y êtes-vous jamais intéressé à nouveau depuis votre enfance ?

CB : Si, particulièrement quand j’ai découvert Crumb, un choc ! Et puis d’autres auteurs et d’autres titres m’ont marqués parmi les comics de super héros. Dark Knight et Batman : Year One sont époustouflants. Mazzucchelli a un trait qui emprunte à Toth et Pratt, il est extrêmement talentueux. L’écriture de Miller est à la fois efficace et retorse, particulièrement dans la psychologie des personnages. J’y trouve mon compte, parce que je considère que c’est une bonne jonction entre ce que j’aimais étant gamin et ce que je peux apprécier en tant qu’adulte aujourd’hui. C’est ma réconciliation avec les comics.

RL : Et les Watchmen ? Alan Moore ?

CB : Cela m’impressionne moins. Je continue à penser que c’est une excroissance des super héros qui ne m’intéresse pas. Alan Moore déploie des prouesses d’invention, mais je me fous un peu du formalisme. Je préfère Lelouch à Tarantino, parce que les personnages de l’un sont plus intéressants à mon avis que ceux de l’autre. Ce qui bluffait dans Pulp Fiction, c’était la construction, mais Lelouch l’avait fait avec Le Voyou. Je ne vais pas bouder mon plaisir, j’ai aimé regarder les films de Tarantino, mais le formalisme a un défaut, c’est qu’il se fait toujours rattraper. Il y a toujours un moment où la forme prend le dessus sur le fond. Et c’est catastrophique. Il n’y a qu’à voir tous les Lelouch à partir de Les uns et les autres, c’est catastrophique.

RL : Vous n’avez jamais eu l’envie de faire sérieusement un Batman ?

CB : Si, et nous allons le faire ! Dans l’anthologie Bizarro ! C’est un exercice difficile parce qu’il ne faut pas tomber dans le piège dans lequel est tombé Chaland quand il a fait Spirou, tout comme je ne suis pas persuadé de la pertinence artistique des reprises de Blake et Mortimer. Miller est le seul exemple d’auteur qui ait su faire une recréation qui soit fidèle au personnage. La mythologie permet de faire revivre les personnages de cette manière. La mythologie fait que l’on peut se le réapproprier. Il n’y a que Bruce Wayne qui soit impossible à dessiner. Comme j’aime bien les contradictions, j’aimerais bien focaliser là-dessus.

RL : Quel regard portiez-vous, adolescent, sur la société post soixante-huitarde ?

CB : J’étais trop jeune et je n’ai pas de souvenir de mai 1968. Ce n’est pas très éloigné dans le temps de mes premières vacances en France, mais parait d’une autre époque. Je découvre son impact en 1974 parce que tout le monde en parle encore et qu’il y a, par exemple, des chanteurs traités de soixante-huitards, mais c’est un peu abscons. Ce qui l’est moins, c’est ce que je peux en lire à travers Gotlib et l’Echo des Savanes, et puis j’ai découvert Cabu et Gébé dans un Pilote au Liban. La première fois et la première chose que je fais quand je débarque en France pour les vacances en 1974 est d’acheter les premiers numéros de l’Echo des Savanes et Charlie Hebdo. J’avais aperçu un exemplaire au Liban de l’Echo et cela avait été un choc, puisqu’on y voyait des bittes et des culs, des dessins pour adultes quoi ! Je tenais à en trouver d’autres à mon arrivé en El Dorado. Pour l’adolescent en pleine ébullition que j’étais, c’était un choc.

RL : Vous évoquez la musique, et c’est un autre art qui vous tient à cœur !

CB : Tout de suite après la bande dessinée vient la musique, puis le cinéma, et enfin la littérature. Après avoir épuisé les Bob Morane et Sherlock Holmes, les livres qui me sont tombés entre les mains ne me plaisaient pas particulièrement à l’époque : Jules Verne, Balzac, Gilbert Cesbron ou Simenon, c’était très très loin de moi.

RL : Paul Simon aussi !

CB : Non, au Liban nous étions particulièrement attirés par tous ces gens qui avaient un discours sur la paix, sur les manières de changer le monde. Woodstock avait fait une très très forte impression. Il y avait des révolutions toutes les cinq minutes en Irak, il y avait la guerre entre la Jordanie, l’Egypte et Israël, et j’avais grandi là-dedans. Ces gens étaient habillés différemment de l’adolescent que j’étais, et de mes parents. Ils avaient les cheveux longs, un point angulaire de la révolte.

RL : Et pourquoi pas le cinéma ?

CB : Il est attractif, je contracte les virus Truffaut avec Baisers Volés et Woody Allen avec Play it again Sam, mais comme ces gens parlent de sujets résolument plus adultes, je ne me rends compte de leur influence que bien plus tard. Le choc du dessin arrive avant. La musique vient plus tard, l’envie d’en faire en tout cas. Tout cela parce que le dessin est plus immédiat.

RL : Et puis ?

CB : Il n’y a pas que cela. L’univers de la bande dessinée est plus facile à intégrer et à cartographier. En regardant dans quel journal un auteur que l’on aime travaille, il est facile de trouver d’autres choses qui puissent nous plaire. Dans la musique, il n’y a pas de journal auditif, on ne sait pas où chercher. La collectionnite s’en ressent moins. Aujourd’hui j’ai comblé mon retard, j’achète autant d’instruments de musique que de disques et de bandes dessinées. Et de livres. C’est ce qui m’intéresse le plus.

La guerre et la France

RL : Revenons à la chronologie des événements. En 1974 donc, vous découvrez la France ?

CB : Oui, je viens y passer des vacances d’un mois avec ma mère chez des amis. C’est un souvenir impérissable. Je me réveille tôt le lendemain de mon arrivée et fonce dans une librairie dépenser tout l’argent que j’ai mis de coté. J’ai lu dans un des derniers Pilote auquel j’ai eu accès au Liban que la Ballade pour un cercueil est paru en album. Il me le faut absolument ! Avec Chihuahua Pearl, j’étais tombé à fond dans Blueberry et cela faisait un moment que ce nouvel épisode de la série était en prépublication mais cela semblait interminable. Mon butin dégotté, je me suis précipité chez moi et je l’ai dévoré sans une once de déception, du bonheur à l’état pur. Pas une seconde de dépit. La médiocrité des couleurs ne m’a frappé que bien plus tard, au moment où j’ai racheté les rééditions de Blueberry en noir et blanc parues chez Horus. Quel gâchis ces couleurs, franchement ! Elles avaient du êtres faites par un cyclope daltonien.

RL : Votre objectif était d’écumer les librairies parisiennes ?

CB : Il n’y en avait pas tant que cela mais oui. J’ai fait des pieds et des mains pour aller à la librairie Dupuis qui était sur Saint Germain, et dont j’avais vu des publicités dans Pilote. Nous étions logés à Robinson et j’avais également trouvé des albums dans les grands magasins de Vélizy, plus particulièrement les Corto Maltese en grand format publiés par Casterman. Je suis donc retourné au Liban content, avec quelques albums dans les valises, et surtout quelques exemplaires de Charlie Mensuel sous le bras ! Pour moi, Cavana était formidable. Il était tout ce que j’aimais. J’adorais sa manière d’écrire, son humour, sa distance, et sa vision de l’actualité surtout ! Et puis la guerre civile avance à grands pas au Liban et je soutiens à fond la position pacifiste et antimilitariste de Charlie Hebdo.

RL : Cela fait partie d’une crise d’adolescence ?

CB : Non, je ne fais pas réellement de crise d’adolescence. La guerre arrive et je suis extrait de mon milieu à cette période.

RL : Même pas de rebellions contre vos parents ?

CB : De 1969 à 1975, je n’ai pas vécu avec eux puisqu’ils étaient restés en Irak. Mes parents pensaient s’installer au Liban, et puis comme cela ne s’est pas fait, nous sommes restés, mon frère et moi, tous seuls à Beyrouth dans un appartement. Mon frère avait 16-17 ans, et moi 11 ans. Au départ, notre grand-mère habitait avec nous, puis une gouvernante est venue tous les jours s’occuper de nous. Le bus venait nous prendre à 7 heures du matin et nous ramenait de l’école vers 20 heures, ce n’était donc pas une totale indépendance comme on peut l’imaginer. Il y a eu une blessure oui, mais faite par la guerre surtout. Une guerre civile qui s’installe laisse des marques, quel que soit l’âge que l’on peut avoir à cette époque.

RL : Que pouvez-vous en dire aujourd’hui ?

CB : J’ai vécu cela comme un gamin. J’étais content qu’il n’y ait pas école, ce qui me laissait plus de temps pour dessiner. Le couvre-feu ne me faisait ni chaud ni froid puisque je détestais sortir, et puis les premières bombes ont commencé à tomber et l’angoisse est apparue. Au début, nos parents devaient juste nous envoyer en France pour les études, puis cela s’est rapidement transformé en exil permanent. Pour moi c’était l’idéal, j’allais enfin avoir un accès illimité aux librairies tant convoitées.

RL : Ce n’était pas réellement un exil pour vous ?

CB : Je ne l’ai pas perçu comme ça. Je me préparais à grandir dans un pays où le métier de dessinateur n’existait pas. J’avais découvert les premiers travaux d’illustration d’Edika et j’étais allé voir la revue qui le faisait travailler, où j’avais demandé comment faire pour devenir dessinateur professionnel. Un type un peu triste m’avait donné des essais à faire tout en me disant bien que cela n’était pas bien payé et qu’il n’y avait pas beaucoup d’emploi. Je voyais bien que cette carrière était difficile. Et puis personne autour de moi n’exerçait ce métier. C’était complètement abstrait. Me rendre en France, le pays de la bande dessinée, pour m’y installer, c’était inespéré !

RL : La guerre éclate en avril 1975. Peut-être en avez-vous vu les premiers effets ?

CB : Je n’ai connu que le début de la guerre. Je ne peux pas me plaindre, j’ai eu beaucoup de chance de partir tôt dans le conflit. Voir le chaos s’installer, puis quelques années plus tard les photos des endroits mêmes où l’on a vécu, voir les immeubles ravagés, les arbres, les herbes sauvages commencer à tout recouvrir, c’est impressionnant. ! On se rend compte que toute civilisation est éphémère. A l’âge où j’étais en pleine formation intellectuelle, je me suis aperçu que tout était friable, que tout pouvait disparaître en un clin d’œil. A la lecture de Gébé, Reiser et Gotlib, c’est un cocktail parfait car on choisit sa manière de vivre de manière radicale. On choisit sa famille culturelle aussi.

RL : Les débuts d’une guerre civile sont toujours très flous… Et ses raisons ancrées dans l’histoire de sa région…

CB : Le Liban est placé au bord de la Méditerranée entre Israël et la Syrie, non loin de la Jordanie et de l’Irak. Les frontières étaient régulièrement fermées et une tension réelle existait à la frontière sud, avec Israël. Il y avait une pression énorme à cette époque sur le Liban de la part des pays musulmans, mais c’était une sorte de poche à part, que l’on appelait la Suisse du Moyen Orient, non pas pour le côté brassage des religions et des cultures, mais pour son système bancaire. C’était la plaque tournante du commerce. Il fallait bien un endroit où tous ceux qui étaient autour pouvaient venir placer ou dépenser leur argent.

RL : Vous souvenez-vous de comment cela a démarré ?

CB : Je crois que l’homme est né pour se mettre sur la gueule. Il y a avait au Liban du bois sec qui ne demandait qu’une étincelle pour partir. Au sujet des événements d’avril 1975, il y a une première alerte en 1973-1974 lorsque l’armée libanaise bombarde un camp palestinien et que la partie musulmane de l’armée se révolte. Et puis le dimanche 13 avril 1975, un bus plein de palestiniens est attaqué par un commando libanais et cela met le feu aux poudres : 31 morts ! Au début, la chose était très géographiquement limitée dans la ville, puis les affrontements se sont étendus. A l’époque, nous pensions que les Américains allaient intervenir, mais non.

RL : Cela veut dire que vous viviez dans la peur ?

CB : Franchement, il régnait une sorte d’insouciance ou d’inconscience chez les Libanais. Et puis aucune guerre n’avait été officiellement déclarée. Il y avait des incidents isolés et la vie continuait malgré les couvre-feu. Tel jour, il n’y avait pas d’école et je trouvais ça chouette parce que j’allais pouvoir jouer avec mes copains. Je sortais pour aller les retrouver et ma mère me disait de faire attention aux franc-tireurs parce qu’ils y en avait quelques uns de dissimulés dans le quartier. L’insouciance a perdu du terrain au fur et à mesure que les tirs de mitraillette et de roquettes ont augmenté. Nous évitions de plus en plus de quartiers. Et puis tout le centre ville a été touché, comme un cancer. Nous étions mal placés parce que notre immeuble se trouvant sur la frontière du quartier chrétien, nous avons été les premiers à prendre des roquettes sur l’immeuble.

RL : SUR l’immeuble ?

CB : Oui, mais les premières roquettes qui sont lancées, comparées à ce qui va suivre, ce sont de petits pétards ! Ce qui nous a décidé à partir, c’est que nous dormions dans le couloir et une roquette a explosé sur notre balcon, le souffle balayant vitres et mobilier. Le bruit des mitraillettes vrillait les nerfs aussi. Il y a un très bon film qui montre ça : West Beyrouth, de Ziad Douairi, produit par ARTE, raconte le début de la guerre coté musulman. On y voit deux gamins qui cherchent à développer une bobine de super 8, inconscients de ce qui les entoure, et c’est exactement comme cela que j’ai vécu la guerre du Liban. «Chouette, pas d’école», on ne voyait pas du tout ce qui se passait. Des chantiers étaient abandonnés et on traînait dans les rues. Un jour, on prend le bus pour aller à l’école et à un coin de rue on entend une pétarade de mitraillette, tout le monde se met à plat ventre et quand on se relève, on s’aperçoit qu’une balle a traversé le bus. Arrivé à l’école, le surveillant général décide de renvoyer tout le collège à la maison. Quand on était réfugiés chez ma grand-mère, dans le quartier des grands hôtels sur le front de mer, où il y aura une des plus violentes batailles plus tard, tout le monde se baignait à la plage ! En attendant que cela se calme, on discute, et personne ne croit que la guerre va s’installer, tout le monde attend les Américains, surtout que, paraît-il, leurs bateaux ne sont pas loin ! Et puis par exemple, le lendemain, il faut retourner arroser les géraniums dans notre appartement. Un chauffeur nous fait passer par un coin soi-disant sur, et à un moment on baisse la tête parce que l’on entend les tirs. Tout ça pour arroser les géraniums !

RL : A quel moment vos parents décident-ils de partir ?

CB : En septembre – octobre 1975, le conflit s’est étendu au quartier des grands hôtels et nous avons compris que le conflit dégénérait. Il y avait eu une accalmie en août. J’étais allé en France avec des copains en prenant à Beyrouth un cargo qui nous avait mené à Marseille, et à notre retour, les combats avaient repris. Les choses se sont faites sans se déclarer. On parlait d’«événements». Sur le moment, on ne voulait pas voir les signes avant-coureurs d’une guerre civile qui va durer vingt ans, mais c’était pourtant flagrant. Mon frère était parti en France parce qu’il avait pris un peu de retard dans ses études, et il était déjà inscrit à la faculté de Dauphine. Il avait commencé à suivre des cours quand j’ai débarqué en octobre à Paris.

RL : 1975, c’est l’arrivée à Paris…

CB : Au début, nous sommes logés chez des amis qui nous aident à trouver un petit appartement à louer en banlieue. Puis, dans les trois ou quatre mois qui suivent notre arrivée, on apprend que cela sera définitif. La situation au Liban ne s’arrangeant pas, nos parents, puis nos grand-parents maternels, nous rejoignent et notre père loue quelque chose à Paris.

RL : Et en ce qui concerne l’éducation… Il faut que vous vous réinsériez dans le système français…

CB : Cela se fait par paliers. Des amis libanais sont déjà inscrits dans des écoles religieuses en France et en vantent les mérites à ma mère. J’aurais rêvé de me retrouver dans une école mixte, mais cela ne sera pas le cas en grande partie à cause d’eux ! Les salauds ! Une école de garçons, c’était l’enfer ! Et de se retrouver dans le même cursus dans un pays ou l’alternative de la mixité est possible me rend fou. Du coup, je me suis pressé de passer mon bac pour en finir.

RL : Vous auriez aussi pu vous rebeller, non ?

CB : Je ne voyais pas les choses de cette façon. Même si le système ne me convenait pas, les cours de français et de philo me retenaient dans le système. J’adorais ça. Et puis il y avait de la bande dessinée dans les manuels scolaires à partir de la 4ème ! Pas n’importe laquelle en plus, on y trouvait même du Gotlib ! C’était également l’endroit où l’on pouvait découvrir beaucoup de choses grâce à ses camarades de classe. Ce que l’on apprenait pas avec les pères, cela se découvrait avec les copains. C’est d’ailleurs le meilleur conseil que je donne aux jeunes qui viennent me voir avant de s’inscrire dans des écoles de dessin. Je pense que si un bon enseignement est délivré tant mieux, mais que c’est avant tout l’endroit où une bande va naître, ou les connaissances vont être mises en commun et où la motivation va naître. Rester isolé dans son coin n’est jamais bon.

RL : Cette éducation religieuse ne vous a pas poussé à la crise de foi ?

CB : Si. Elle vient très vite. A force de lire Gotlib, Crumb, Charlie… Et puis j’ai trouvé les Jésuites exécrables. J’ai réellement été dégoûté par ces gens-là qui m’ont enseigné la peur et la lâcheté. Un jour, j’ai laissé un copain se faire punir à ma place parce que je n’ai pas osé dire que c’était moi qui avais commis une bêtise. Et puis en Seconde, je découvre les latinistes, c’est à dire ceux qui apprennent le latin, une caste à part au collège. Ce sont des gens à la fois très intelligents, drôles, indisciplinés, dont deux ou trois deviennent de vrais amis. Ils me révèlent que l’on est pas obligé de trembler devant les prêtres. Jusque là, je considérais les pères jésuites un peu comme mes vrais parents, et je me tenais à carreau. Le rejet de la foi est passé par le rejet de ceux qui me l’apportaient. C’était présenté de manière si idiote et lapidaire que cela n’a pas été compliqué de la rejeter. Par exemple, il fallait que je me fasse chier à la messe pendant des heures à écouter un vieux type qui sentait la cigarette me dire des choses débiles. Et puis à cela se rajoute la guerre confessionnelle au Liban où chrétiens et musulmans se tapent dessus, puis où tous se tapent dessus, et je ne le comprends pas. J’ai rejeté en bloc l’appartenance à une quelconque religion, et surtout à celle de mon enfance.

RL : Comment vos parents l’ont-ils pris ?

CB : Cela n’a pas été si scandaleux que cela. Eux même ne pratiquaient pas beaucoup, si ce n’est une messe de minuit par ci ou d’enterrement par là.

RL : Avez-vous gardé contact avec vos amis libanais ? Vous êtes-vous reconstitué une bande de copains, arrivé à Paris ?

CB : Il y a deux amis auxquels je tenais énormément lorsque je suis parti du Liban. Un s’est installé à Toulouse. J’étais amoureux de sa petite sœur et je les ai retrouvés. J’ai malheureusement perdu l’autre de vue. Nous dessinions beaucoup ensemble. La plupart des libanais arrivés en France en même temps que moi restaient ensemble. Cela a également été mon cas au lycée. Nous allions au cinéma et nous révisions ensemble, mais cela n’a pas duré. Ensuite chacun a pris une direction différente. Plus tard, les vrai premiers amis que je me suis faits, je les ai rencontrés grâce à la bande dessinée à travers l’école graphique à laquelle je suis allé après le bac. Je me suis choisi avec plus de détermination une famille culturelle, et cela se confirme assez régulièrement encore aujourd’hui, au hasard de nouvelles rencontres. Avec Gotlib, il y avait une trop grande différence d’âge pour que cela soit possible, mais ce que représente Gotlib a attiré des gens qui pouvaient s’entendre et qui sont devenus des amis, comme Thiriet et Blutch par exemple. C’est avec ces gens là que j’ai pu poursuivre les discussions que j’avais avec mes amis d’enfance au Liban. Charlie Hebdo a également eu cet effet fédérateur. On se reconnaissait entre lecteurs, et c’est toujours le cas d’ailleurs. Crumb aussi est un détonateur, ou un dénominateur commun assez parlant, pour plein de gens dans le monde entier. Cornélius est l’éditeur de Crumb et Jean-Louis Capron s’est considéré un moment comme le fils spirituel de Gotlib. Ce n’est pas un hasard si l’on travaille ensemble. Cornélius et l’Association, Dupuis ou les Humanoïdes, ce sont des racines dans lesquelles je me reconnais. C’est peut-être plus vrai encore que dans la musique ou l’on n’est que spectateur et où l’audience est bien plus large.

RL : Avant même d’avoir votre bac, saviez-vous que vous souhaitiez devenir auteur de bande dessinée ? Que cela se transformerait en métier ?

CB : Pas totalement. Au Liban les métiers artistiques n’existaient pas et j’ai grandi dans un milieu qui ne pouvait concevoir que j’occupe ce type de fonction. Avec les années 60, la période de l’adolescence apparaît, en même temps que de nouveaux métiers. La culture commence à devenir un commerce rentable. A mon arrivée à Paris, cela commence à peine à apparaître. C’est un paradoxe parce qu’à l’époque, les dessinateurs de bd sont salariés, ont un statut de journaliste, sont bien payés, et que les générations de Gotlib et Franquin rêvaient certainement d’être peintres mais démarrent rapidement et plus facilement dans la bande dessinée qu’aujourd’hui !

Profession : Auteur de bandes dessinées

RL : Que faites-vous, bac en poche ?

CB : L’idée est d’envisager une année sabbatique après le bac, une année qui me permette de mieux cerner ce que j’ai réellement envie de faire. C’est plus simple pour moi qui suis le cadet. Mon frère essuie les plâtres. Il est dirigé vers une école de commerce alors qu’il n’en veut pas, qu’il sait déjà qu’il veut faire du cinéma. Quant à moi, comme il fallait que je m’inscrive vite et que je ne savais pas quoi faire, j’ai opté à la va-vite pour médecine, pour faire comme un pote.

RL : Quel souvenir en gardez-vous ?

CB : De médecine ? Pas grand chose de médical à vrai dire. Tous les matins je faisais une page de bd pour mes camarades. Je perpétuais un rituel que j’avais commencé au lycée. Cela me permettait de trouver ma place dans la bande de copains. Au bout d’un an, j’ai décidé que faire de la bande dessinée était ce que je voulais faire à plein temps.

RL : Est-ce que, pour autant, cela en devient un métier ?

CB : Mes parents pouvaient subvenir à mes besoins sans m’agiter sous le nez la peur de la misère, donc à l’époque je ne vois pas la bande dessinée comme un métier, mais comme une activité passionnante et agréable. Ils m’ont payé une année de prépa aux écoles d’art, pour les Beaux Arts, les Arts Appliqués et les Arts Déco, pour 10 000 francs ! A l’époque c’était beaucoup.

RL : Quelle est la différence entre ces écoles ?

CB : En prépa, on ne la voit pas, mais on la sent tout de suite une fois que l’on y est. J’ai été très vexé d’être admis aux Arts Appliqués et refusé aux Arts Déco, parce que tout ce qui était scolaire et un peu classique, basique, était plutôt aux Arts Appliqués, et j’avais ce côté classique capable de descendre un plâtre ou un nu, alors que tout ce qui était conceptuel et avant-gardiste était aux Arts Déco, où j’avais été refusé parce que je n’étais pas assez inventif ! C’est certainement également ce qui m’a poussé à établir des relations avec Philippe, puisque lui était aux Arts Déco. Or les amis que je m’étais fait en prépa et qui avaient été admis là-bas n’avaient pas forcément envie de pousser plus loin dans la bande dessinée et je me suis retrouvé isolé. Je faisais des bandes dessinées, mais mon prof de prépa m’avait fait découvrir d’autres voies. C’est grâce à lui que j’ai découvert Ronald Searle et Ralph Steadman, ainsi qu’Ungerer lors d’une exposition qui lui était consacrée au musée des arts décoratifs. Je m’intéresse également de manière moins anecdotique à la peinture et je découvre mieux les travaux de Gauguin, Matisse et Picasso.

RL : Combien de temps avez-vous passé aux Arts Appliqués ?

CB : J’ai arrêté au bout d’un an et demi. Cela ne m’a pas empêché d’y rencontrer des gens très intéressants comme François Avril qui est devenu un ami et dont j’estime énormément le travail. J’ai appris beaucoup de choses à son contact.

RL : Votre ouverture vers d’autres arts ne vous a pas détourné de la bande dessinée ?

CB : Certainement pas ! J’ai lu les livres d’interview de Moebius, de Gotlib aussi… les rééditions du Spirit chez Kitchen Press, les entretiens d’Eisner. Je trouve que ce sont des personnes fascinantes. J’ai été ravi de pouvoir rencontrer de tels personnages. Ce qui m’attire dans la bande d’auteurs qui se constitue à l’époque, comme ce qui m’avait attiré dans la bande qui s’était constituée dans les années 20, c’était de passer des heures à parler de dessin comme si c’était la chose la plus importante au monde. Même si faire du dessin pour le dessin peut paraître idéal, mon attirance pour la bande dessinée est toujours là.

RL : Quels sont vos modèles à l’époque ?

CB : Les bandes dessinées de Chaland, Petit Roulet et Serge Clerc me parlent et je suis fan de Topor qui publie ses dessins dans le Fou parle. Enfin, disons que j’étais fasciné, jusqu’au jour ou je suis tombé sur une interview de Topor dans laquelle on pouvait lire qu’il pensait que les auteurs de bande dessinée étaient des putes, des ouvriers de basse besogne, parce qu’ils étaient obligés de refaire les mêmes dessins. Là je me suis dis que c’était un sale con… Pourtant, en même temps, ce type était un personnage passionnant. En plus d’être dessinateur, peintre, il était aussi scénariste et écrivait des nouvelles ! Je trouve que certains auteurs de bande dessinée peuvent également avoir cette dimension. Je suis attiré par Giraud, notamment, parce qu’il donne l’impression d’être plus grand que nature ; Jano et Jean-Claude Denis, pareil. La bande dessinée est vraiment un endroit où je me sens chez moi, une partie de la bande dessinée en tout cas, celle que je lis et que j’apprécie.

RL : Le fanzinat était l’endroit où il fallait commencer ?

CB : Cela arrive très tôt. Dans une école d’art, on trouve toujours des gens motivés pour monter des projets. Dans mon atelier, il y a une fille qui me parle d’Olivier Grojnowsky. C’est par son entremise que je rencontre Philippe, puis PLG je crois. Mais le fanzinat à l’époque, c’est un milieu de fans, il n’y a que des gens qui y publient des interviews d’auteurs avec quelques bandes dessinées d’amateurs ou débutants pour encadrer le tout. Olivier avait l’ambition de faire une revue avec uniquement des bandes dessinées de débutants. Ce projet démarre, on fait un numéro, je rencontre Philippe et on commence à travailler ensemble. On se rencontre d’abord parce que tous ceux qui ont des projets ont envie de les voir aboutir, et pourquoi pas dans un journal. Mais Philippe avait un plus par rapport à nous autres puisqu’il avait déjà placé des planches et des dessins dans Spirou et Aïe. Je ne sais plus si j’avais à l’époque déjà placé des illustrations au Monde mais c’était ma grande fierté, même si je n’en ai pas fait beaucoup. Par contre, je n’avais rien fait en bande dessinée. J’avais rencontré Guy Vidal qui s’était montré très encourageant mais mon projet ne tenait pas la route. Et puis Métal Hurlant m’avait déjà rembarré une ou deux fois.

RL : Vous avez retenté votre chance chez eux avec Philippe ?

CB : C’est cela. Philippe cherchait une histoire pour Métal Aventure. Notre collaboration a commencé sur le principe de moi scénariste et lui dessinateur, mais comme Philippe avait vu mes dessins publiés dans Bande à part, une suite de dessins sur le football, il m’a proposé de dessiner avec lui d’autant plus qu’il n’avait pas beaucoup de temps à consacrer à la bande dessinée en étant aux Arts Déco.

RL : Nous en reparlerons avec lui. Dans les années 80, c’est également l’avènement de nouveaux éditeurs, qui révèlent une nouvelle bande dessinée…

CB : Il y a chez Magic Strip une collection particulièrement attirante. Le dessin de Chaland a déjà ce charisme incroyable, et oui, il y a une nouvelle génération d’auteurs qui gravite autour de Métal Hurlant. C’est ancré dans l’époque, il y a un ton nouveau. Futuropolis apparaît au même moment, mais il n’y a pas les mêmes idées derrière. Futuro est bien plus esthétisant, et puis ce n’est pas de la presse. On ne voit pas tout de suite à quel point Robial et Dionnet sont centraux dans tout ça. Pour moi, Métal, c’est Chaland, Serge Clerc et Margerin. Ma priorité va aux auteurs, et c’est pareil pour notre visite chez Magic Strip. Philippe et moi sommes allés les voir parce qu’ils avaient déjà publié Chaland et Clerc dans leur collection très chic. Notre projet a été accepté et entre temps, nos projets chez Fluide Glacial ont pris de l’ampleur. Donc les choses se mettent en place en suivant le courant. J’ai une idée dont je parle à Philippe. Il l’approuve, on la propose à Fluide et ça marche. Les choses se mettent en place au fur et à mesure. On revient de Bruxelles en sachant que l’on a deux-trois mois pour faire Petit Peintre, et au moment où nous rendons nos pages, Diament nous appelle en disant que Coucho étant viré, il faut que l’on prenne sa place et qu’à partir de ce moment, il va falloir apporter des pages tous les mois.

RL : Cela s’enchaîne très rapidement !

CB : Oui. Quand Petit Peintre sort, Michel Lagarde nous propose de faire un portfolio, et comme nous avions fait les dessins à deux, on pouvait continuer là-dessus de la même manière. Ce qui n’était pas envisagé au début a finit par se faire. Un peu malgré nous. Cela aurait pu dérailler pour de nombreuses raisons. Mais on a nos bandes dessinées de Fluide à faire, et pas de temps à perdre.

RL : Comment et pourquoi se tourner vers les Humanos et Fluide ?

CB : Chaland revient de Bruxelles et on rencontre Yann qui vient d’être viré de Spirou, Le Gall est passé chez Glénat, pareil pour Hislaire, personne ne voulait y aller à l’époque. Franquin ne dessinait quasiment plus, et de toute façon, Métal agissait comme un aimant. Comme l’accès nous y est refusé, on se retrouve dans Fluide. L’époque dorée de Wolinsky était terminée chez Charlie. L’Echo des Savanes en était déjà à sa nouvelle formule cauchemardesque, et (A Suivre), c’était pourquoi pas ? J’étais allé voir Mougin qui m’avait fait tout un historique sur Cervantes et la place du héros dans la littérature alors que tout ce que j’attendais, moi, c’était de savoir s’il voudrait me publier ou non. Et j’ai été très déçu qu’il ne veuille pas. Et puis il y avait Fluide, avec Gotlib, Binet, Goossens et Edika, c’était une bande dessinée de qualité, qui ne ressemblait à rien d’autre. Je me disais que c’était une revue incroyable parce que chaque auteur faisait quelque chose d’une originalité incroyable. Chez Métal il y avait un côté clinquant. Dans les festivals on repérait la bande Métal à des kilomètres, alors que la bande Fluide non, on ne la voyait pas. Métal, c’était «les bad boys sont en ville et vont vous en foutre plein la vue». On avait forcément envie d’en être !

RL : La mise en avant des auteurs par rapport à leurs œuvres, c’est bien les années 80…

CB : Oui, c’est notamment du aux couvertures de Robial qui mettait en avant les noms des auteurs. Et puis plein de gens ont travaillé dans ce sens, comme Dionnet. Ce type est un passeur. Il faisait en sorte que sa revue soit un endroit où l’on avait envie de se retrouver pour y découvrir des choses intéressantes et motivantes. J’y ai découvert Schiele et Klimt ! Et puis il n’y a pas longtemps, en feuilletant un ancien numéro, je suis tombé sur une chronique d’un livre de Jean Lorrain, écrivain français du début du siècle dont tout le monde se fout royalement, parce qu’assimilé de droite limite raciste, hédoniste, la littérature française l’avait oublié, mais c’est dans Métal que l’on en parlait. Dionnet est vraiment quelqu’un qui a beaucoup fait pour que la France ne soit pas une peau de chagrin de culture. Je pense que le rock et la bande dessinée ont permis à la France de survivre culturellement, parce qu’en art, soyons francs, laissons tomber, pareil en littérature, il y a une telle suffisance ! Ce sont les Anglais, les Américains et les Japonais qui ont créé les bases du XXème siècle. Dionnet aborde la culture sans a priori, aussi bien la peinture que le cinéma. C’est rare. Je n’en vois pas un qui fasse le travail aujourd’hui de ce type là. Il a repris ce rôle dans les pages du nouveau Métal dont on peut malheureusement se dispenser, mais ses pages à lui sont heureusement toujours très agréables à lire. Ce que je retiens des années 70 en France, même si ce ne sont pas les meilleures, c’est Mandrika, Gotlib, Bretecher, et, en musique, toute une génération qui s’est abreuvée à Métal Hurlant et Rock & Folk, les seuls endroits qui parlaient d’une culture vivante. La bande dessinée redevient grâce à ces gens-là un terreau fertile.

RL : Vous évoquez la bande de Métal dans les festivals, mais vous n’en faisiez pas partie…

CB : Après-coup, si. Et ce n’est pas plus mal parce que l’on a été préservé d’être trop vite confrontés aux projecteurs. De toute façon, je suis devenu ami avec les gens qui m’intéressaient, et je fais de la musique avec beaucoup d’entre eux. Si l’on reste intègre et que l’on suit ses valeurs, on se retrouve forcément là où l’on doit être. En tout cas, c’est comme cela que je vois les choses avec le recul. Il était logique que je me retrouve dans le journal de Gotlib. C’est lui qui m’amène à Crumb, aux Monty Python, c’est lui qui me fait ouvrir l’Echo des Savanes et découvrir Moebius. Comme c’est lui qui me donne l’idée que la bande dessinée peut devenir un métier, il semble logique que je me retrouve à travailler dans son journal.

L’atelier

RL : Depuis le début, ces conversations se déroulent dans votre atelier, un studio éloigné de plusieurs centaines de mètres de votre appartement. Vous l’avez depuis longtemps ?

CB : Depuis 1996 ou 1995. Avant cela, je travaillais à la maison. Au début, Philippe et moi travaillions chez l’un ou l’autre. Nous allions chez celui des deux qui avait le plus grand appartement selon les déménagements successifs. Quand chacun a commencé à avoir une vie de couple et que l’on ne pouvait plus débarquer chez l’un ou l’autre à n’importe quel moment, il a été plus simple que l’on travaille chacun de notre côté. A ce moment là, quelqu’un a inventé le fax spécialement pour nous, et cette personne, on pense que c’est la même, a ensuite inventé l’ordinateur et internet afin que l’on puisse encore mieux travailler à distance. Cela dit, on n’a jamais réellement été loin de l’autre. Nous restons dans le même quartier, en réalité.

RL : Pourquoi avoir fait le choix de travailler dans un atelier et non chez vous ?

CB : Il est toujours délicat de faire comprendre aux gens avec qui l’on vie que l’on peut être là sans l’être, que l’on est barré sur autre chose… L’atelier permet de travailler plus calmement. Cela ne m’empêche pas d’avoir annexé une partie du salon chez moi pour y installer un bureau, avec un ordinateur, mais l’atelier est l’endroit où je peux recevoir des gens sans déranger, d’autant plus que ma compagne travaille également parfois à la maison. Je ne dis pas que j’ai été chassé de chez moi. Parfois je travaille mieux à la maison qu’à l’atelier, mais cela me permet de sortir chez moi. Et puis ce n’est pas juste une question de travail brut, il y a une mise en condition. Je prépare mon matériel comme un pêcheur place sa ligne. Là, dans mon bureau, les choses sont en place. J’ai du papier, des stylos…. Mon bureau est bourré à craquer de livres, de disques et d’instruments de musique. Même si j’achetais peu de choses, par accumulation cela ferait beaucoup !

RL : J’aperçois des originaux sur votre table… Comment faites-vous pour les classer ?

CB : Quand l’exposition rétrospective à Louvain a eu lieu, cela a été un cauchemar ! On se rend compte que l’on a pas tout récupéré, que certains journaux n’en ont parfois jamais renvoyé… C’est un véritable travail d’archiviste que de se souvenir, de dater et de classer tous les aboutissements de nos travaux. Nous gardons des traces de tous les ouvrages que nous avons publiés, mais il est plus compliqué de le faire avec les originaux. Philippe est plus discipliné que moi, heureusement, et possède un meuble pour les ranger. C’est éprouvant. Quand quelqu’un souhaite nous acheter un dessin, et qu’il en a un en tête, il est plus simple de lui montrer ce qui est accessible que de lui ressortir un dessin en particulier. Je mets parfois des heures à retrouver des choses. Le pire, c’est quand des planches reviennent d’une exposition et que j’avais complètement oublié qu’elles étaient parties, une horreur ! J’en ai des frissons. Cela me fout une angoisse monstrueuse. Nous n’avons pas envie de tout vendre, mais cela permettrait aussi de se soulager de cette angoisse. C’est comme la comptabilité, un travail à part entière. Cela fait trois jours que j’ai des factures à faire et il va falloir que je les fasse si je veux que l’argent rentre. Il y a donc toute une partie intendance très lourde, et l’atelier permet de tout regrouper, quand je n’en oublie pas chez moi ou chez Philippe.

RL : Par contre, sur vos murs, ce sont des originaux d’autres auteurs que l’on peut voir…

CB : J’aime m’entourer des dessins des autres, et plus particulièrement d’amis et de gens dont j’admire le travail, comme Joe Matt, Seth, Killofer, Emmanuel Pierre, Avril, Jean-Claude Denis, Jano, Blutch ou Loustal… J’aime leur compagnie.

RL : Vous avez aussi une planche de Blueberry

CB : Giraud n’est pas un ami mais j’aimerais bien qu’il le soit, parce que j’aurais beaucoup de choses à lui dire.

RL : Vous faites des échanges ?

CB : Oui, j’ai eu une couverture de Margerin. On discute avec lui, il prend deux pages de nous, et on en prend deux. C’est comme cela que l’on procède habituellement. J’ai beaucoup d’admiration pour Corben et c’est le seul, je pense, que Philippe ne comprend pas. Pour le reste, on tombe très souvent d’accord pour faire un double échange. Et puis il y a des originaux que j’ai achetés, tout simplement.

RL : Il n’y a pas une image de vous au mur. Il y a bien des paquets de cigarettes que vous avez dessinés posés sur une étagère, mais c’est tout, c’est voulu ?

CB : Vous avez raison. A la maison, il y en a au mur, mais à l’atelier je cherche un réconfort dans le travail des autres. Je dois avoir le courage d’aller jusqu’au bout d’un dessin qui me pose un problème, et c’est parfois utile de se motiver en fixant le travail des autres. J’ai un dessin de Bofa là qui me motive incroyablement.

RL : Trois guitares, ce n’est pas un peu beaucoup pour un seul homme ?

CB : Il y en a une qui n’est pas là d’habitude, mais comme je vais répéter avec Jean-Claude Denis après cette conversation, je l’ai apportée. La classique est la première qui soit rentrée dans l’atelier, parce que je voulais me forcer à en jouer. Et puis il y a ma toute première guitare, que j’ai récupéré de chez Philippe (je la lui avais prêté). Enfin, je me suis acheté une guitare à résonateur, et j’ai une guitare électrique que je n’utilise jamais et dont je vais me séparer.

RL : La musique prend une place très importante sur vos étagères…

CB : Vous voulez parler des minidiscs… En fait, j’adore les vinyles et cela m’a permis de les ressusciter. Je trouvais très astreignant de manipuler les disques 33 tours et j’aime ce nouvel objet. Je peux aussi enregistrer des chansons dessus avec un bon son.

Les carnets et le dessin

RL : Vous avez également beaucoup de livres de toute sorte, des recueils de photos, d’illustrations… C’est ce qui constitue votre documentation ?

CB : En réalité, j’ai tenté de m’en constituer une et j’ai arrêté rapidement parce que je ne retrouvais jamais ce que je cherchais. Aujourd’hui, avec internet, je trouve tout ce que je veux… Non, ce que j’accumule, ce sont les carnets. Certains sont encore sous plastique. Ce sont de beaux objets. Il y a des carnets commencés qui n’arriveront jamais à terme parce que j’en ai commencé d’autres, de meilleure qualité, entre temps. Il y en a d’autres que j’ai interrompus parce que je ne m’étais pas fait à la couverture, ou à la prise en main.

RL : Il y a peut-être un lien à faire entre vos carnets et les livres de bandes dessinées que vous reconstituiez lorsque vous étiez enfant…

CB : Travailler dans un beau carnet enlève l’angoisse de la page blanche. Les dessins qui vont se coucher dedans ne servent pas obligatoirement à quelque chose, mais sont toujours très personnels. C’est avec eux que je travaille pour les travaux d’illustration. Il m’arrive encore de travailler sur des feuilles volantes, mais pour un livre d’illustrations, comme le recueil de poèmes par exemple, je me sens plus à l’aise dans un carnet.

RL : Aujourd’hui que vous travaillez avec Philippe Dupuy, que deviennent vos envies personnelles de dessin ?

CB : Je ne sais plus depuis combien de temps nous avons chacun nos carnets !

RL : Certainement, mais ils vous servent à travailler ensemble, non ?

CB : Non, pas ceux-là, nous avons chacun nos carnets personnels, d’où sont tirés les carnets de voyages publiés chez Cornélius notamment. Les carnets permettent de jouer sur l’aspect complémentaire des dessins de Philippe et des miens, bien plus que sur la confusion des genres ou l’abolition des différences. Là-dedans, il y a plein de dessins, dont certains ont donné naissance aux Montparnos, ou à Nectars, et sont ramenés dans le pot commun. D’autres donnent lieu à des publications personnelles, comme ceux qui traitent de la musique. Et puis certains n’en sortent pas. Les livres ne sont pas une fin en soi. Je suis content qu’un livre se fasse, mais ce que je préfère, c’est dessiner, et travailler sur des projets. J’aime partager des projets, avec Philippe et/ou avec un éditeur. Quand nous avons travaillé sur le recueil de poésies, chez Bayard, chacun a apporté ses dessins, à part deux ou trois exceptions peut-être.

RL : C’est un assemblage de travaux individuels ?

CB : J’aime bien faire les choses dans mon coin, puis les montrer et voir avec qui je peux les faire. Il se trouve que Philippe est quelqu’un avec qui j’aime bien discuter de projets, mais pour Cycloman, je savais pertinemment que les super-héros n’étaient pas sa tasse de thé.

RL : Concrètement, cela veut dire qu’un projet d’ordre personnel pourrait voir le jour avec un éditeur ou un autre auteur demain, et que rien ne s’y opposerait ?

CB : Tous les projets que j’ai fait jusqu’à maintenant sont d’ordre personnels, mais certains restent dans mes carnets.

RL : Ce n’est pas dans ce sens que j’entendais personnel, je voulais évoquer des livres que vous signeriez sans Dupuy…

CB : Je pense que la collaboration avec Philippe ne repose que sur ce genre de principe. Notre participation doit être entière. Je ne réfléchis pas exactement à ce que je fais. C’est comme les chansons que je fais avec Jean-Claude Denis. J’en fais tout seul dans mon coin, je les enregistre, je les lui apporte, il les écoute, et me dit celles qui lui plaisent et l’inspirent. C’est la même chose avec Philippe, nous nous mettons d’accord sur les choses qui nous parlent tous les deux. J’ai tendance à vouloir faire quinze mille choses à la fois. Si l’on commence à vouloir faire tout en même temps, cela ne marche pas. Démarrer des projets sans en voir l’aboutissement possible enlève de l’énergie et de l’excitation. J’aime quand c’est entrain d’être fait.

RL : C’est plus simple de concrétiser un travail mis en commun avec quelqu’un ?

CB : Il y a certainement de cela. Particulièrement sur un livre de bande dessinée, qui est particulièrement long et laborieux. Je suis paresseux, je n’aime pas resté enfermé très longtemps, et je ne suis pas très bosseur en fait, même si je dessine beaucoup. J’aime bien partager aussi pour cela, c’est le meilleur moyen de produire tout en vivant des choses, de ne pas rester enfermer entre quatre murs.

RL : La bande dessinée est une activité particulièrement contraignante ?

CB : C’est le cas de toute activité réalisée sérieusement. Dans mon cas, j’ai la chance de ne pas travailler tout seul, donc ne boudons pas ce plaisir là. Tant que je trouve que l’on pousse plus loin une idée de départ, cela est enrichissant. Il y a toujours des angles que l’on ne voit pas, etc…

RL : Ce n’est pas une manière de se planquer derrière l’autre ?

CB : Il y a toujours des moments où l’on travaille tout seul. Et puis il y a eu un avant et un après le Journal d’un album. Après, nous n’avons pas travaillé ensemble pour les mêmes raisons qui nous ont fait nous réunir au début. Au début, c’était une association complémentaire parce que nous savions mieux réaliser des choses différentes. Mais ce qui m’intéresse, c’est de garder un rapport à ce métier qui ne soit pas entièrement professionnel. Si ce métier devient trop sérieux, cela lui enlève un peu de sa sève. On devient des «professionnels de la profession», et Godard n’a pas totalement tort à ce sujet. Ce que j’aime bien, c’est justement le fait que personne ne sache qui fait quoi, mais je travaille dans un laboratoire personnel à alimenter la machine, pour l’aspect égocentrique de la chose, et j’ai ensuite l’avantage de le sortir au grand jour avec Philippe afin d’en faire un travail d’équipe. J’ai l’impression d’avoir tous les avantages et peu d’inconvénients. Il y a aussi la chance d’avoir trouvé une collaboration de ce type, protéiforme, qui, même s’il y a toujours des astreintes, ne suscite pas de frustrations. Et puis cela me permet de faire Cycloman à coté si j’en ai envie. Philippe et moi avons des problématiques différentes qu’il ne faut pas gommer parce que la frustration pourrait venir de là. Je ne me mets pas au départ dans un cas de figure où je me garderais des idées pour moi et où j’en partagerais d’autres. Je note un tas d’idées dans mes carnets, et quand arrive un Monsieur Jean, nous faisons un inventaire de ce que nous avons envie de raconter, et des idées se retrouvent dans l’album alors que je ne pensais pas qu’elles y auraient place.

RL : Vous avez un exemple concret ?

CB : Le peintre dans Vivons heureux sans en avoir l’air par exemple, ou encore l’immeuble qui se déplace dans le dernier album… Ce sont des paragraphes dans mes carnets, qui se sont développés au contact de Philippe. Ce qui me plaît également dans la manière de construire une histoire, c’est de faire que des ingrédients qui n’étaient pas prévus au départ viennent donner un goût différent au plat prévu à l’origine.

RL : Pourquoi ne pas avoir dessiné Cycloman vous-même ?

CB : Parce que je voulais, sur la distance, me retrouver dans la position de scénariste et n’avoir à me poser que des questions d’écriture. Et puis la position de spectateur du récit en train de se dessiner est intéressante.

RL : Qu’est-ce que vous avez livré ? Un texte découpé ? Un storyboard ?

CB : Comme le récit est en noir et blanc, nous sommes partis sur la base très ouverte d’un nombre de pages imprécis. Le principe était que je ne devais pas tenir compte de la pagination, mais que j’écrivais des suites de situations, des dialogues, un descriptif succinct de la scène, sans indiquer de nombre de cases. Grégory a fait tout le découpage et la mise en scène. Nous nous étions mis d’accord sur le fait qu’il avait une liberté totale sur le nombre de cases qu’il pouvait utiliser pour retranscrire une situation.

RL : Et vous aviez un avis à donner sur le résultat ?

CB : Tout autant que lui sur le scénario. C’est la base de toute collaboration. Au fur et à mesure que les pages arrivaient, je me rendais bien compte des choses qu’il avait plaisir à dessiner ou non. Le personnage de la fille par exemple a pris plus d’importance que prévu parce que Grégory avait plaisir à la dessiner. Et puis il a fallu trouver des solutions graphiques à Cycloman, pour exprimer ses pouvoirs, qui ont donné naissance à des scènes. J’aime bien travailler comme cela, rebondir sur la manière qu’a l’autre de renvoyer la balle. Le point de départ de la collaboration avec Grégory était de donner une réalité du quotidien à Cycloman. Nous visions le premier degré. Je m’étais dit que je ne serais pas capable de faire du premier degré en action mais j’ai été très content du résultat.

RL : Vous disiez tout à l’heure que vous appréhendiez le risque d’oublier un «angle» d’un sujet. Travailler à deux, c’est aussi éviter cela non ?

CB : On peut aussi se planter à deux ! On l’a déjà fait, mais c’est surtout une émulation. Quand je travaille avec Philippe, et avec Cornélius ou Sébastien Gnaedig, qui était éditeur aux Humanos puis chez Dupuis, je me sens poussé à donner le meilleur de moi-même, parce qu’en face, il y a quelqu’un. Parfois, tout seul, on passe sur des facilités, comme des magiciens, et la personne en face ne laisse pas passer ces facilités, comme celle de ne pas dessiner ce que l’on a pas envie de faire par exemple. Ces petites démissions sont plus difficiles lorsque l’on est deux. On ne peut pas éviter certaines erreurs, mais les démissions si. Et puis il y a des erreurs qui me plaisent parce qu’elles nous ressemblent, parce qu’elles retracent notre parcours avec Philippe. C’est pour cela que j’ai aimé redessiner Petit Peintre.

RL : Il traîne aussi pas mal de magazines dans votre atelier. Nous avons évoqué avec Philippe l’importance du New Yorker. En est-il de même pour vous ?

CB : Le New Yorker, c’est la découverte d’un endroit où les dessinateurs ne sont plus considérés comme des pis-aller aux textes ! C’est un peu comme si nous avions rencontré une deuxième famille. La bande dessinée force le dessin a être narratif et des gens comme Petit Roulet, Saul Steinberg, Herriman et Blutch parviennent à s’exprimer avec un minimalisme incroyable. Aucun de ceux qui y parviennent ne sont reconnus à leur juste valeur. Ces gens sont fascinants parce qu’ils arrivent à une notion du dessin qui est assez proche de ce que Miles Davis appelait la note juste, l’essentiel. La ligne claire fait partie de cette chose là, mais même si il y a cette volonté, la ligne claire n’est pas dans le mouvement.

RL : Elle se situe dans l’accident ?

CB : Non, la ligne claire s’inscrit dans le statique. Elle est issue d’une réflexion très poussée dans l’arrêt, la contemplation. Il y a quelque chose de plus fort chez ceux qui bougent. C’est une question d’approche. Je préfère les Hergé en mouvement, les albums en noir et blanc, à ceux en couleur. Ma lecture des derniers Hergé est loin d’être claire. La typo ne correspond pas au dessin et est placée n’importe comment. Les décors lourds et charbonneux contrastent fortement avec les personnages, et ce qui différencie Schultz et Hergé, c’est que Shultz fait des choix tandis qu’Hergé en fait de moins en moins. Tout doit être dessiné. Dans les Picaros, il ne fait même plus le choix des personnages, on les retrouve tous ! J’aime beaucoup les scénarios du Tibet et des Bijoux, mais le dessin ne me convient pas. L’apothéose, c’est le Lotus Bleu en noir et blanc. J’ai eu la chance de voir tous ses originaux à Angoulême lors d’une rétrospective et c’était magique. Il y a une intensité incroyable dans ses pages. Je crois sincèrement qu’Hergé s’est perdu dans la perfection. Au départ, je pensais qu’il s’était perdu parce qu’il avait fait un studio, mais j’ai découvert le travail de Tezuka, et son œuvre la plus marquante pour moi, Phoenix, a été réalisée en studio, dans la deuxième partie de sa vie. Je pense que la ligne claire telle que l’envisageaient Ever Meulen et Swarte, c’était plein d’humour, tout comme chez Chaland, mais qu’ensuite, les influences sont multiples. On y fourre tout et n’importe quoi, dans cette appellation !

RL : Oui, mais la démarche est intéressante, et est peut-être similaire, c’est la recherche du trait juste…

CB : On trouve cela chez Matisse aussi, ou chez Picasso, mais c’est bien plus difficile à trouver dans la bande dessinée, qui a tendance à figer le dessin. Il y a heureusement des gens comme Brétécher qui gardent cette énergie, qui restent dans le mouvement. Il y a une écriture chez elle, comme chez Binet ou Tardi, qui consiste à ne pas se laisser dompter par les contraintes du genre. J’en suis très admiratif.

RL : La conclusion pour aujourd’hui ?

CB : Mangez du yaourt !

Entretien par en octobre 2008