Chester Brown

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Essuyant les refus de Marvel, DC Comics et de la revue RAW, Chester Brown rejoint le «mouvement» de l’auto-édition en pleine ascension au début des années ’80. A la sortie du premier fascicule de Yummy Fur en 1983, l’auteur canadien ignore encore qu’il bâtira une œuvre dont l’influence se fera ressentir sur toute sa génération et la suivante. Au fil des numéros se succèdent des projets éclectiques et ambitieux (Ed The Happy Clown, Underwater, une adaptation des Evangiles) et des récits autobiographiques magistraux (The Playboy, I Never Liked You). Troisième tête d’un cerbère formé avec Seth et Joe Matt, Chester Brown développe rapidement une esthétique austère et épurée visant à supprimer tout accent mélodramatique de ses ouvrages. Il trouvera ensuite dans le style du dessinateur Harold Gray un modèle qu’il appliquera dans les pages de sa biographie de Louis Riel qui dirigea la résistance des Métis contre le gouvernement canadien à la fin du XIXième siècle. Résistant également mais aux conventions d’une forme d’expression souvent moribonde, Chester Brown est l’une des figures emblématiques de ce qu’est l’Autre Bande Dessinée.

Nicolas Verstappen : A l’âge de douze ans, vous réalisez vos premiers strips inspirés du modèle de la série Doug Wright’s Family. Pouvait-on déjà y déceler une mise en scène de votre quotidien compte tenu du fait que vos personnages ont pour traits ceux des membres de votre famille ?

Chester Brown : Je ne dirais pas que ces strips à la Dough Wright contenaient de véritables histoires… c’étaient de courts gags. Il n’y avait certainement aucun désir d’exprimer une quelconque vérité autobiographique. Les strips de Dough Wright me procuraient un modèle qui semblait facile à imiter. A cet âge, je réalisais aussi des gags qui étaient plus fictionnels.

NV : Plus tard, vous travaillez sur l’adaptation des Evangiles afin de «faire le point» sur votre Foi. Est-ce la même idée qui se retrouve à l’origine de vos récits autobiographiques ? Est-ce une manière de «faire le point» sur votre rapport aux femmes, à la sexualité ou à votre éducation ?

CB : Non. L’autobiographie semblait être le genre le plus amusant à cette époque-là.

NV : Joe Matt est pour beaucoup dans l’éveil de votre intérêt pour l’autobiographie. Pensez-vous que vos travaux respectifs aient une forte influence sur le parcours de l’autre ?

CB : L’œuvre de Joe m’a très certainement influencé quand je réalisais des albums autobiographiques. Je ne peux pas dire que ce soit encore le cas aujourd’hui (je ne pense pas qu’il y ait la moindre influence de Joe Matt dans Louis Riel) mais j’apprécie toujours autant son boulot ; c’est un des meilleurs auteurs du milieu.

NV : De son côté, Seth est intervenu d’une manière indirecte sur Louis Riel. Il semble qu’il vous ait donné quelques conseils durant la réalisation de cet album ainsi que de plusieurs autres de vos récits.[1] Ce rapport fonctionne-t-il selon les mêmes principes que ceux d’une relation «professionnelle» ?

CB : Nous n’avons pas de relation professionnelle, nous sommes amis. Je lui fais lire la plupart de mes travaux avant leur publication. Il a effectivement émis quelques suggestions pour Louis Riel. J’ai suivi certaines d’entre elles et je pense qu’il en résulte un meilleur album.

NV : Vous dédiez Le Playboy à Seth pour son «exemple en tant qu’artiste». Son œuvre a-t-elle une influence similaire à celle de Joe Matt sur votre approche de la bande dessinée ?

CB : L’œuvre de Seth m’a grandement influencé à l’époque au je dessinais Le Playboy même si cela ne transparaît pas d’une manière évidente. Ces derniers temps, mon influence majeure est Harold Gray.

NV : Ce rapport à Harold Gray est omniprésent dans Louis Riel ; vous vous imposez de reprendre les attitudes et les physionomies typiques de ses personnages. Etait-ce une manière de vous confronter à son dessin, de mieux comprendre la fascination que vous lui vouez ?

CB : Non, je trouvais simplement son style si beau que j’ai voulu essayer de reproduire dans mon travail ce que je trouvais si captivant dans le sien. A mes yeux, j’ai complètement échoué dans cette tentative.

NV : N’y avait-il pas aussi dans cette approche une volonté de vous imposer des contraintes qui vous aideraient à ne pas «verser dans le mélodramatique».[2]

CB : Oui, j’évite cela en limitant l’utilisation de plans rapprochés et en gardant toutes les cases à la même taille.

NV : Sur l’une des dernières planches de l’album, vous jouez avec l’effet de «gaufrier» en laissant un espace vide là où aurait dû se trouver la dernière des six cases utilisées tout au long de Louis Riel. Qu’est-ce qui vous a mené à cet effet ?[3]

CB : C’était un accident. Je disposais les cases pour le dernier numéro de Louis Riel[4] et je me suis aperçu qu’il n’y avait que cinq cases au lieu de six pour la dernière page car je m’étais trompé dans mon compte. Je me suis aussi aperçu que cette erreur marchait bien et je l’ai donc conservée.

NV : Depuis longtemps déjà, vous avez pris l’habitude de dessiner une case par feuille de papier. Etait-ce pour vous permettre d’essayer plusieurs «dispositions» avant d’opter pour une composition définitive de vos planches ?

CB : Je n’aimais pas dessiner sur de grandes feuilles disposées sur une table à dessin. Mon bras se fatiguait à force de dessiner sur le haut des pages au sommet de la table. L’un des avantages de cette technique où les cases sont dessinées séparément tient en effet de la facilité à restructurer le récit.

NV : Dans l’édition originale de Louis Riel, vous reprenez douze cases muettes que vous introduisez dans vos pages de garde. Vouliez-vous par là créer une sorte de «bande d’annonce» de l’album ?

CB : J’ai déjà fait cela dans The Little Man. Il est traditionnel d’introduire une sorte d’imagerie dans les pages de garde. L’idée de présenter un bref aperçu du contenu de l’album m’a semblé naturelle.

NV : Une autre contrainte stylistique que vous vous imposez est celle de l’utilisation des yeux «ovales et vides» à la manière d’Harold Gray. Dans son America’s Great Comic-Strip Artists,[5] Richard Marshall déclare ceci : «Un critique[6] a suggéré que des yeux dépourvus d’expression obligent les lecteurs à faire appel à leurs propres émotions dans diverses situations du récits. Mais en fait, Gray insufflait une expression subtile dans ces petits cercles et faisait beaucoup de bien peu. Dans un sens plus large, ces fameux yeux étaient les symboles de l’univers austère qu’ils observaient et dans lequel Gray plaçait ses personnages avec un sentiment d’inéluctabilité».

CB : Dessiner des yeux vides est un autre moyen de se détacher de l’excès mélodramatique ; des yeux dessinés avec beaucoup de détails peuvent véhiculer trop d’informations émotionnelles. Mais Marshall a aussi raison de dire que même ces cercles vides peuvent être utilisés pour exprimer un certain degré d’émotion.

NV : Cette utilisation des «yeux ovales et vides» dans Underwater tient aussi de l’influence d’Harold Gray ?

CB : Oui, il y est déjà pour beaucoup.

NV : Au point de vue du langage, on peut observer dans Louis Riel une séquence où vous résumez les insultes de Thomas Scott par une série de croix. Est-ce lié à votre habitude de ne jamais prononcer de mots vulgaires[7] ou plutôt à une économie due aux contraintes imposées ?

CB : Je ne parvenais pas à trouver la bonne tonalité pour les insultes de Scott. Lorsque j’écrivais de bêtes insultes, elles n’avaient pas assez d’impact pour justifier la colère des Métis contre lui. Par ailleurs, lorsque j’essayais de lui trouver des insultes plus intelligentes, elles lui donnaient l’apparence d’un personnage bien trop malin… Il serait dès lors devenu un personnage trop captivant. En fin de compte, j’ai opté pour l’idée de laisser les insultes à l’imagination du lecteur.

NV : Dans la version originale de Louis Riel, vous rendez l’accent des personnages francophones lorsqu’ils parlent anglais en supprimant la lettre «h». Pourquoi avoir introduit ce système dans un album qui tend vers l’économie ?

CB : Je ne savais pas trop jusqu’où aller dans le rendu d’un accent français. Je n’apprécie pas tellement la difficulté qu’un dialecte écrit peut poser au lecteur. D’un autre côté, je désirais donner quelques indications sur le fait que les Métis français ne parlaient pas l’anglais couramment. Ce système fut particulièrement nécessaire dans la scène de procès de la quatrième partie. Riel y joue sa vie alors qu’il se défend dans une position de désavantage linguistique. Mon compromis fut donc de simplement laisser tomber la lettre «h» lorsque les francophones parlent anglais.

NV : Lorsqu’on lit Louis Riel, il est difficile de ne pas penser à une autre biographie en bande dessinée qui utilise elle aussi le système du gaufrier et des notes de référence. Pensez-vous qu’il est juste de faire un lien avec From Hell ?

CB : From Hell est un album fantastique… un chef-d’œuvre. Il porte comme sous-titre : «Un Mélodrame» et il est clairement construit afin d’obtenir une plus grande réponse émotionnelle du lecteur que dans mes albums. Si je tente d’éviter le mélodrame dans mes albums, cela n’implique pas forcément que je n’aime pas le retrouver dans l’œuvre des autres (les Little Orphan Annie d’Harold Gray étaient très mélodramatiques).

NV : Vous avez déclaré que vous créez principalement à partir de deux émotions ; la culpabilité et l’outrage provoqué par les abus de pouvoirs des autorités.[8] Même si le genre abordé est nouveau pour vous, on peut retrouver dans Louis Riel les mêmes préoccupations thématiques. Les abus d’autorité et la culpabilité de Riel face à la mort de Thomas Scott furent-ils déterminants dans le choix de ce récit ?

CB : Le premier ouvrage que j’ai lu à son propos était lié à mon intérêt pour sa lutte contre le gouvernement car j’étais anarchiste à l’époque. Par contre, Riel n’était pas un anarchiste ! Ses vues politiques personnelles étaient conservatrices pour la plupart.

NV : Vous étiez «anarchiste à l’époque». Comment s’est développé votre rapport à la politique ?

CB : Oui, je ne suis plus anarchiste… Je me suis défini comme tel durant cinq ou six ans puis je suis passé au libertarianisme en 2000.

NV : Cela a-t-il eu une influence sur votre travail artistique, sur votre rapport aux «contraintes» et aux «libertés» ?

CB : Même si j’étais resté un anarchiste, cela n’aurait pas influé sur mon parcours créatif. L’anarchie reste une idéologie politique et non une idéologie artistique. Il est vrai que je me pose de nombreuses contraintes mais tous les artistes le font. Je pense d’ailleurs que je me permets bien plus de libertés que de nombreux autres dessinateurs de bande dessinée.

NV : On retrouve cette grande liberté dans votre série Underwater, série que vous avez d’ailleurs abandonnée devant le gigantisme de la tâche. N’avez-vous pas été trop audacieux de vous lancer dans un récit qui devait retracer toute l’évolution du langage depuis ses premiers balbutiements ?

CB : J’ai eu les yeux plus gros que le ventre ! Comme je racontais l’histoire du point de vue d’un enfant, il m’avait semblé naturel d’intégrer la compréhension graduelle du langage comme une partie du récit.

NV : Vous aviez réalisé un faux lexique pour créer ce langage incompréhensible au nouveau-né ?

CB : Ce n’était qu’un code… une simple substitution de lettres.

NV : Votre adaptation des Evangiles s’est, elle aussi, arrêtée après Marc et durant Matthieu. Comptez-vous terminer ce projet ?

CB : Je vais probablement terminer Matthieu mais je ne m’attaquerai pas à Luc ni même à Jean. Il y a d’autres sujets qui m’intéressent pour le moment.

NV : Dans de nombreuses adaptations des Evangiles en bande dessinée, j’ai pu noter que les paraboles étaient mises en scène. Votre approche est assez originale puisque vous les gardez sous forme de texte.

CB : Oui, je comptais aborder les paraboles d’une manière différente dans mon approche de Luc que dans celle de Matthieu. Dans Luc, les paraboles sont plus concrètes et se rapprochent plus de courts récits. Je comptais donc les dépeindre en adaptant Luc.

NV : Pour en revenir aux libertés que vous prenez, vous avez redessiné le début de Louis Riel et réarrangé les cases du Playboy lorsque Drawn & Quarterly a réuni les fascicules de prépublication sous forme de roman graphique. Envisagez-vous ces prépublications comme une premier essai avant une version définitive ?

CB : Ce n’est pas vraiment ça… J’essaie toujours de réussir du premier coup. Mais si je ne suis pas content du résultat initial, pourquoi ne pas tenter d’arranger une œuvre si elle est doit être réimprimée ?

NV : Vous allez à nouveau apporter des modifications au Playboy en changeant le fond noir par un fond blanc. Est-ce aussi lié à une volonté de dédramatiser l’œuvre ?

CB : J’aime l’austérité et le fond blanc me semble tout simplement plus austère.

NV : Le graphisme du Playboy tend vers l’austérité tout comme sa narration. Vous commencez l’album avec un narrateur extérieur (un Chester Brown aux ailes démoniaques) qui va peu à peu disparaître. Ce narrateur vous a semblé superflu au cours de l’écriture ?

CB : Oui. Je n’avais pas écrit de scénario détaillé pour cette histoire avant de l’entamer. Mon rapport au narrateur s’est donc développé et même modifié durant la création de l’album.

NV : Dans The Playboy, vous évoquez l’achat de vos premières revues érotiques à l’adolescence. On peut ressentir dans votre mise en scène une forme de paranoïa «hitchcockienne» alors que vous cachez un «corps» loin de témoins éventuels. Ce sous texte policier était volontaire ?

CB : Ha ha ! C’est une comparaison amusante et qui a son sens ! Je n’ai pourtant jamais désiré ce parallèle.

NV : Ed The Happy Clown était un album entièrement improvisé. The Playboy et I Never Liked You ne le sont plus qu’en partie. Les Evangiles et Louis Riel sont des adaptations où le travail d’écriture préliminaire a été encore plus important que précédemment. Comment envisager vos prochains récits ?

CB : En fait, il y a eu très peu d’improvisation dans I Never Liked You. Tout était planifié même si je n’avais pas écrit un scénario complet. Pour ce qui en est de mon programme, j’apporte actuellement quelques modifications à Ed The Happy Clown. Après ça, je compte travailler sur un autre roman graphique autobiographique et ensuite sur un autre roman graphique historique (qui prendra place à Toronto).

[Entretien réalisé en Juillet 2004 par correspondance pour le sixième carnet XeroXed.]

Notes

  1. Voir aussi dans The Little Man où l’on peut observer une discussion entre Seth et Chester Brown à propos de la réalisation d’un récit de ce dernier.
  2. The Comics Journal #162, «Seth – Brown – Matt», Octobre 1993, p.52.
  3. Cet effet et plusieurs autres dans Louis Riel rappellent ceux utilisés par Jason. Chester Brown me confirmera d’ailleurs plus tard à quel point il apprécie l’œuvre de ce dessinateur norvégien édité par Atrabile et Carabas. «L’œuvre de Jason est géniale. J’apprécie énormément ce qu’il fait. Chhht ! est l’album que je préfère de lui jusqu’à présent».
  4. Louis Riel a fait l’objet d’une prépublication en épisodes (neuf fascicules) comme il est de coutume en Amérique du Nord.
  5. Richard Marschall, America’s Great Comic-Strip Artists : from the Yellow Kid to Peanuts, Stewart, Tabori & Chang, 1997, p.168.
  6. D’après mes recherches, ce critique serait Coulton Waugh. Voir The Encyclopedia of American Comics, Denis Wepman, 1990, p.156-157.
  7. The Playboy portait à l’origine le titre de Fuck en référence aux insultes que les camarades de Brown tentaient de lui faire dire.
  8. The Comics Journal #162, «Good Ol’ Chester Brown», p.47.
Entretien par en août 2008