Delmas x Gardon

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Julien Gardon est un artiste dessinateur au trait sombre et acéré. Il participe à de nombreux fanzines et collectifs. Depuis Toujours la même chose sorti en 2006 chez Garage L, il auto-édite plusieurs recueils de ses dessins. Son dernier travail !!!Dégage!!! a été publié au Dernier Cri en 2016.

Gabriel Delmas : Tu dessines et publies tes dessins depuis combien de temps ?

Julien Gardon : J’ai participé à quelques fanzines punks dans les années 90, très peu. Très axés sur la musique, je ne m’y suis jamais vraiment fais une place. J’ai auto-édité mon premier livre toujours la même chose en 2007. Comme je m’occupais de tout, tout seul, je pouvais faire exactement ce que je voulais. J’ai toujours cet état d’esprit. J’aime être libre.

Gabriel Delmas : Tu écoutais beaucoup de punk ? Tu étais dans le mouvement punk ?

Julien Gardon : J’écoutais du punk, j’en écoute encore mais je ne me suis jamais considéré comme un punk. Je n’aime pas les étiquettes.

Gabriel Delmas : Oui, je comprends ça, moi non plus je n’aime pas les étiquettes, ni les clans. Cependant il y a des cultures, des univers qui ont pu former nos goûts, nos attitudes, nos façons de nous exprimer… Je sais que ma sensibilité se rapproche de celle des artistes dadas puis expressionnistes, qui sont punk avant les punk. J’ai toujours eu l’impression que les arts plastiques précèdent les mouvements populaires plus médiatiques. C’est à partir des années 80 que beaucoup de codes apparaissent et qu’on fait d’une attitude punk une sorte de cliché hirsute un peu moche… Et beaucoup d’artistes s’y conforment.

Julien Gardon : Ce qui m’a le plus plu dans la culture punk, c’est le « Do It Yourself ». J’aimais beaucoup l’idée de faire ce que l’on veut, comme on veut, et de ne pas attendre après des espèces de mec en costard qui ne pensent qu’à profiter des autres, de voir combien ça pourra bien leur rapporter.

Gabriel Delmas : En costard, ou en tee-shirt…

Julien Gardon : Et même en bermuda. Pour moi la sincérité, ça commence par être sincère et honnête avec soi-même. Être cohérent avec ce que l’on ressent. Et surtout, ne pas tricher avec ses émotions.

Gabriel Delmas : Il faut surprendre et se surprendre. Peut être est-ce ça être sincère aussi, non ? Ne pas correspondre à ce qu’on attendrait de nous mais correspondre uniquement à ses sensations, ses sentiments. Ce qui veut dire qu’il faut être conscient de tout ce qu’on fait, tout le temps. Pourquoi est-ce important pour toi ?

Julien Gardon : Ce qui est important pour moi, c’est de vider mon sac, de baver sur du papier des trucs toxiques que je peux avoir dans la tête. Dessiner, ça me libère et ça m’équilibre. C’est toujours quand je me sens plutôt mal que j’ai des idées. Le dessin est un refuge. J’aime quand ça devient un livre, un imprimé, parce que ça ne m’appartient plus. Ces moments, ces instants, que j’ai dessinés m’échappent complètement. C’est un peu comme s’ils faisaient leur propre chemin. Ils ne sont plus à moi. J’adore ça .

Gabriel Delmas : Je ressens ça aussi. On a effectivement besoin de quitter ses dessins, pour pouvoir en découvrir d’autres. Je rapproche souvent cette nécessité d’une marche sur un territoire. Ces œuvres existent dans un lieu et on les laisse pour poursuivre notre route. Ces dessins sont attachés à un espace-temps. Ils ont une manière qui correspond à un espace-temps mental, émotionnel, et physique.

Julien Gardon : Ouais, c’est un peu comme si on pouvait tenir ces moments, ces instants, entre ses mains. Comme si c’était un morceau de pâte à modeler. Avec le dessin, on peut en faire ce que l’on veut, on peut en jouer.

Gabriel Delmas : L’auto-édition est un bon moyen de diffuser ce qu’on veut sans avoir à monter des expositions ou à vendre des originaux. Mais le fait de rassembler des dessins dans un livre, sans forcément qu’il y ait une narration, même si elle se crée, de toutes façons, par cette suite d’images, ça influence ta façon de dessiner, ça t’oblige à une certaine cohérence graphique ou tu n’y penses pas ? Quand est-ce que naît le projet « livre » ? Au début ? Ou alors tu fais une sélection après un certain temps dans une masse de dessins épars ?

Julien Gardon : J’ai toujours en tête l’idée que ça finisse en quelque chose d’imprimé. Je ne pense pas spécialement à un ordre quand je dessine. Je les fais quand une idée me vient. Je focalise sur un dessin avant d’en faire un autre et ensuite, quand j’en ai suffisamment, je sélectionne. Effectivement, rassembler des dessins, les mettre dans un certain ordre, peut donner une narration, même si ça reste flou. C’est plutôt marrant d’ailleurs de les « organiser ». Ça donne du recul, un effet miroir. En les rassemblant, je vois une cohérence que je ne voyais pas du tout avant. Tout est lié. Des fois, je trouve ça drôle et d’autres fois non. Par moment j’ai l’impression de découvrir des parties de moi-même que je ne voulais pas voir. Tu connais ça, toi aussi ?

Gabriel Delmas : Oui, même si j’ai l’impression de travailler des ensembles. Jamais un dessin fini après l’autre, mais plutôt plusieurs dessins d’un même « objet » mental à la fois. Et puis achever me demande beaucoup d’efforts. J’ai l’impression que ce travail sur des ensembles me permet d’organiser mieux mes nécessités de produire des images. Alors ces parties de moi-même, je pense que je me pousse à les exprimer. Ou sinon je vais découvrir chez d’autres des sensations qui résonnent avec les miennes. Souvent des œuvres expressionnistes, d’ailleurs.

Julien Gardon : C’est plutôt bien de se pousser à exprimer ces parties de soi-même qu’on connait mal ou qu’on évite. J’aime beaucoup le côté « il fallait que ça sorte » dans les choses artistiques.

Gabriel Delmas : Quand on était au Crack Fumetti à Rome, j’ai pu voir ton nouveau livre  ! ! !Dégage ! ! ! qui vient de sortir au Dernier Cri, un grand format de 32 pages.

Julien Gardon : Oui, ce livre au Dernier Cri est entièrement sérigraphié à la main. Il y a aussi un bon nombres d’exemplaires cousus à la main. Et la mise en couleur aussi … à la main. Il y a vraiment de la sueur dans  ! ! !Dégage ! ! !. Il y a aussi de l’amitié. C’est important. C’était chouette de faire ma mise en couleur à l’atelier tout en discutant avec Craoman, qui pouvait me guider quand j’étais trop paumé, qui dessinait en même temps, puis d’imprimer avec Jurictus et Pakito Bolino, de partager une exposition avec Jérôme Barbosa … Le Dernier Cri, c’est aussi des potes.

Gabriel Delmas : Il y a sur ces pages une frontalité et une intensité expressive qui me fait penser aux gravures des expressionnistes allemands comme Heckel ou Pechstein. On sent la filiation du dessin, acéré, pessimiste, angoissé. Tu revendiques ces influences ? Tu regardes beaucoup ce que font les autres artistes ?

Julien Gardon : J’aime beaucoup les expressionnistes mais je connais mal Heckel et Pechstein. J’adore surtout le boulot de George Grosz, Otto Dix, les gravures de Max Beckmann… Et puis Mattt Konture, Caroline Sury, Pascal Doury, Bruno Richard, Ichiba Daisuke, Pakito Bolino, Tommi Musturi, Jurictus, Mathieu Desjardins, Aleksandra Waliszewka … J’en oublie, il y en trop ! Il y a aussi la démarche dans laquelle c’est fait. Je suis surtout touché par le côté sincère, être vrai, honnête, l’abandon de soi. Comme dans les chansons de Daniel Johnston par exemple. C’est ça qui est vraiment bon ! Pour moi, en tout cas. Se dévoiler, ne pas avoir peur de se montrer faible, fragile ou vulnérable. Je peux être beaucoup plus touché par un dessin d’enfant que par un « beau » dessin trop technique et qui raconte pas grand chose.

Gabriel Delmas : Tu ne penses pas qu’en dessin, on est toujours faible, fragile et vulnérable malgré soi ? A moins de passer un temps fou à enlever ces parts de soi de chaque dessin en corrigeant, mais sinon, c’est une démarche de mise à nu particulièrement éprouvante.

Julien Gardon : Pas forcément. Il y en a qui ne prennent pas ce risque.

Gabriel Delmas : Oui, mais on reconnaît ceux qui prennent le risque de montrer des dessins qui correspondent à leurs visions intérieures. Cependant, la sincérité est-elle la preuve de l’art ? Parfois des amateurs vulnérables font aussi des choses sans intérêt. Et des professionnels très artisans parviennent à exprimer des sentiments très complexes.

Julien Gardon : La sincérité n’est pas une preuve, mais elle est cependant importante pour moi dans les arts car elle correspond à notre vision, interprétation des choses. Nous sommes tous uniques, il faut le montrer.

Gabriel Delmas : Ne trouves-tu pas justement que beaucoup de dessins des productions « underground » se ressemblent ? N’y a-t-il pas un « académisme » underground ? Les artistes ne cherchent-ils pas, même inconsciemment, à être acceptés par leurs pairs et à correspondre à un milieu ? À un public ?

Julien Gardon : Je ne pense pas qu’il y ait vraiment un académisme. Il y a des personnes influentes et d’autres influencées. Il y a sans doute des artistes qui cherchent à se faire une place dans cet univers. J’en fais partie. Après, correspondre à un milieu, je ne sais pas trop… Il y a beaucoup de « bites, chattes, couilles » des fois ça tourne un peu en rond mais certain le font très bien, comme les frères Guedin, par exemple.

Gabriel Delmas : Oui tout le monde s’influence et c’est quelque chose de vraiment normal. Et même, heureusement. Quand je parle d’académisme, c’est plus dans une façon de représenter certains motifs. Est-ce qu’à force de dérision, ces visions ironiques assez conformes ne sont pas condamnées à être comparées à des œuvres plus directes, avec un premier degré plus affirmé ? Tu le dis toi-même et tu reviens souvent à ces notions de sincérité, de vérité de soi, etc

Julien Gardon : Cette vision de sincérité n’engage que moi. C’est ce qui me plait le plus, mais chacun ses goûts. L’ironie touche à l’humour. On peux faire passer beaucoup de choses avec l’humour car quand on rit, on est détendu, pas braqué. ça passe mieux et puis se marrer est toujours agréable. Je pense que l’ironie a sa place dans l’art. Comme tout ce qui fait partie de la vie.Tout a sa place dans l’art !

Gabriel Delmas : La finalité de l’ironie n’est ce pas de revenir au premier degré ? A la passion ?

Julien Gardon : L’ironie sert surtout à faire passer la pilule, je crois. Tu en penses quoi, toi ?

Gabriel Delmas : Je pense qu’on est ironique en art quand on n’arrive pas à atteindre le premier degré. Et je pense que le second degré est la même chose que le premier. Sauf que le premier assume le ridicule, alors que le second ne l’assume pas, n’arrive pas à s’en débarrasser. Le second degré est une position adolescente. Le premier degré est une position adulte. Et trop souvent on y a vu un manque d’autodérision, mais je pense que l’œuvre d’art achevée au premier degré est souvent très consciente d’elle-même. Donc contient une auto-dérision mais sans avoir besoin de la mettre au premier plan.

Julien Gardon : Content de savoir que mes trucs sont premier degré alors ! Tu parles du ridicule…Je m’en débarrasse justement dans ce livre au Dernier Cri. Il y a plusieurs dessins qui parlent de moqueries qui en s’accumulant deviennent des humiliations. Ça m’a fait du bien de les dessiner pour assumer ce ridicule puis m’en défaire.

Gabriel Delmas : Oui, j’ai ressenti ça. Cette mise en couleur de  ! ! !Dégage ! ! !, tu l’as faite en redessinant directement sur les calques ?

Julien Gardon : Oui, j’ai noirci chaque calque avec des feutres ou de l’encre de chine. C’était long surtout que c’était la première fois que je faisais ça. Ce n’était pas facile ; des fois, je me perdais un peu dans les couleurs. Il fallait que j’imagine ce que ça allait donner, mais ça n’y ressemblait pas toujours. Ha ha ! Chaque impression était une surprise pour moi.

Gabriel Delmas : Tu veux parler des mélanges de couleurs ? Oui c’est assez complexe. Le résultat est impressionnant. Tu es prêt à recommencer ?

Julien Gardon : Le mélange n’a pas été si facile pour moi. Bien sûr que je suis prêt à recommencer ! J’en ai très envie ! Avec le recul, il y a des trucs que je ferais autrement maintenant. Je le ferai la prochaine fois…

Gabriel Delmas : Tu as un nouveau projet en chantier ?

Julien Gardon : Pas vraiment. J’ai quelques idées de dessins en tête. Je vais les faire et je verrai ensuite.Je fonctionne toujours comme ça.J’ai des périodes où je ne dessine plus. Pour m’y remettre, j’ai besoin d’apporter un élément nouveau, ça me motive.

Gabriel Delmas : Pour continuer ce que tu disais, on pourrait relever le paradoxe : en affirmant, en assumant ses fragilités, on montre une force artistique bien plus importante qu’en essayant de se masquer dans un style sans faille (souvent les styles très codifiés comme ceux des dessins animés dont les bibliothèques de formes ont été définies avant soi, ou de la bande dessinée mainstream). De ce fait, la fragilité est bien plus forte artistiquement qu’une production bien nettoyée de toutes aspérités. Et si l’on prend comme exemple Picasso qui ne cesse de délivrer des œuvres de styles très différents, d’un dessin plus classique jusqu’aux limites du figuratif, il affirme surtout sa force dans cette liberté : il fait ce qu’il veut. Le dessin d’un enfant est-il fragile ? Il n’a pas conscience de son expression. Je retiens cette phrase de Matisse : « Un artiste doit se rendre compte, quand il raisonne, que son tableau est factice, mais quand il peint, il doit avoir le sentiment qu’il a copié la nature. » Ne pas tricher, mais on peut être dupe de soi un peu, parfois. Avec l’expressionnisme, on rend visible les émotions, les passions, les désordres d’une manière assez brutale, directe ; notre nature est intérieure. Il n’y a forcément aucune perfection à atteindre, bien au contraire, et encore moins la perfection du produit, que voudrait nous imposer l’industrie, pour vendre.

Julien Gardon : C’est ça qui est super avec les trucs artistiques : assumer ses fragilités, vulnérabilités, tout ce qui touche à nos faiblesses. Les exprimer, ça les transforme. La faiblesse devient, oui, en quelque sorte, une force. On ne se cache plus. Parce qu’un morceau de papier et la « vraie » vie, c’est quand même pas exactement la même chose. On peut royalement se faire humilier en montrant ses faiblesses dans la vie de tous les jours. Il faut malheureusement se méfier de beaucoup de gens. Surtout avec tous ces connards et toutes ces connasses qui sont toujours en concurrence avec tout le monde, qui se sentent obligés de rabaisser pour s’affirmer. Avec les arts, on s’exprime mais surtout on prend du plaisir. Quelque chose ou un moment désagréable devient épanouissant en l’exprimant. On arrête de subir. C’est pour ça qu’il est important de rester authentique, de ne pas tricher. Les tricheurs/tricheuses sont des losers pour moi.

Gabriel Delmas : Mais peut-être simplement qu’ils ne sont pas des « artistes » au sens où tu l’entends… Il y a une part de charlatanisme. C’est parfois difficile de savoir qui est dans une démarche nécessaire et qui est dans une démarche purement commerciale (à part les travaux authentiquement commerciaux, avec une démarche quasi publicitaire). Certains dessinateurs ont envie de plaire ou sont déformés par leur parcours professionnel dans le dessin animé, par exemple, où ils étaient des ouvriers. Ils ne savent plus communiquer autrement que de la manière dont l’industrie les a formaté. Et le public les aime, parce que ce sont des dessins faciles à comprendre ou à aimer. Je les vois comme des artisans, simplement…

Julien Gardon : Je ne parlais pas des artistes mais des gens en général. Je me méfie toujours de l’effet de groupe et de sa hiérarchie qui est toujours présente, dans tous les univers, aucun n’y échappe.

Gabriel Delmas : Nous, avec nos dessins et nos univers torturés, sombres ou violents, c’est normal qu’on demande beaucoup plus d’efforts. Et puis notre façon de communiquer est un peu brutale. Ce qui n’empêche pas la force, bien sûr. Au contraire… D’ailleurs, pour moi,  ! ! !Dégage ! ! ! est vraiment magnifique. Il y a une grande force dans ton dessin. Tes images sont frontales, des coups de poings graphiques. On sent une forme de violence et de jubilation. Mais en même temps, il n’y aucune haine. Et on voit vraiment ce que tu dis : transformer toutes ces énergies en force.

Julien Gardon : Merci ! Moi personnellement, je les trouve encore trop gentils mes dessins. J’aimerais qu’ils soient encore plus « coup de poing ». Effectivement il n’y a pas de haine dans ce livre, et pourtant, de la haine, j’en ai. Dans  ! ! !Dégage ! ! les personnages subissent. J’ai envie de rendre les coups ! En dessin bien sûr…

Gabriel Delmas : D’un point de vue purement technique, tu dessines sur quel format, avec quels outils, quel papier, et tu mets combien de temps pour faire un dessin ?

Julien Gardon : Je dessine sur du papier à dessin 180 ou 224 grammes avec une plume et de l’encre de chine. Je passe pas mal de temps sur un dessin, plusieurs heures voire plusieurs jours.

Gabriel Delmas : Toute la journée ?

Julien Gardon : Le meilleur pour moi, c’est quand je suis dans ma bulle. Du petit matin jusqu’au moment d’aller dormir. Je me coupe un peu du monde pendant ces périodes, je m’isole. Mais je n’y arrive pas toujours, et puis c’est important d’avoir un vie sociale. J’ai des périodes de creux qui sont généralement les moments ou j’accumule des idées.

Gabriel Delmas : Et tu fais des croquis préparatoires ?

Julien Gardon : Je les note, en dessin ou en écrits dans un carnet, et ensuite je reviens dessus. Certaines idées tombent à l’eau et d’autres idées qui me paraissaient inutile de noter sont finalement pas si mal.

Gabriel Delmas : Tu as fait des études artistiques ou tu es autodidacte ?

Julien Gardon : Non, je n’ai fais aucune étude artistique, aucune étude du tout d’ailleurs, j’étais ce qu’on appelle un cancre. Je séchais beaucoup les cours, je n’ai jamais aimé l’école, c’était l’enfer pour moi.

Gabriel Delmas : Est-ce que tes dessins sont tous avec ce style et cette nécessité d’exprimer ces tensions intérieures ou est-ce qu’il t’arrive d’aller faire le portrait de gens que tu connais ou un paysage d’après nature ?

Julien Gardon : Je ne dessine jamais de paysages ou choses comme ça. Je dessine quand j’ai accumulé trop de choses qui me prennent la tête. Je suis complètement dans l’exutoire quand je fais ça. C’est du crachat, du vomi, du pus de cerveau. D’ailleurs il faut aussi prendre ça en considération, je ne suis pas toujours comme ça ! Le dessin, le papier, ça fige les choses. J’ai des hauts et des bas comme tout le monde, c’est quand je suis en bas que des idées me viennent. Le papier c’est le cabinet dans lequel je vomis. Pour le moment en tout cas.

Gabriel Delmas : C’est intéressant ce que tu dis. Parce que tu parles de « vomi » et moi, je vois une très grande rigueur dans tes dessins. Une construction très étudiée, très maîtrisée. Un vomi peut être très brut mais en même temps très savant. Tu te dis cancre, autodidacte, la liste est longue des artistes autodidactes. Je pense à Druillet. Ce que je trouve savant, c’est cette maîtrise de la composition graphique. Je suis toujours face à ce paradoxe. Je sais que, quand nous nous exprimons sur ce qu’on fait, on sélectionne ce que l’on veut dire. Les dessins contiennent aussi ce qui nous semble impossible à dire. Donc un vomi avec des couleurs vives mais très douces aussi. L’œuvre extrême a une amplitude extrême. Les contraires y sont puissants. Il y a une forme d’humour noir aussi. Je lis  ! ! !Dégage ! ! ! et sa narration si particulière comme un grand rire. Un rire vomi. Jeté à la face de celui qui ne l’accompagne pas. Ce sont des dessins « coup de poing » qui soignent. Enfin, je trouve qu’ils ne transmettent pas du malaise, au contraire. On se sent mieux après les avoir regardé.

Julien Gardon : Je commence presque toujours en m’appliquant. Au bout d’un moment j’en ai marre et je m’énerve, je me défoule. Mais j’aimerais être plus spontané. Ça demande de la pratique, du travail et donc du temps. Avec le dessin, on n’arrête jamais d’apprendre. Oui il y a des choses qui nous échappent quand on dessine. C’est plutôt troublant d’ailleurs, tu ne trouves pas ? Par moment on se découvre. On ne peut pas tout dire avec des mots. J’aime l’idée qu’en dessin, ou autre forme artistique, on exprime quelque chose qu’on ne pouvait exprimer autrement. Ça touche directement aux émotions. Tu n’es pas la première personne qui me parle d’humour mais ce n’est pas volontaire de ma part. Quand je dessine, je ne me demande pas ce que les gens vont en penser. Sinon je serais, d’une manière ou d’une autre, dans un rapport de séduction. Et ça me bloque. Je pense que ce côté « marrant » qu’il peut y avoir vient des Fluide Glacial que je lisais gamin. Ça ressort sans que je le fasse exprès. Après que des gens rigolent en voyant mes angoisses ne me pose aucun problème. Je ne cherche pas à provoquer ceci ou cela. Les gens font bien ce qu’ils veulent.

Gabriel Delmas : Ah non je ne ris pas. Mais j’y vois un humour noir. Une distance sérieuse avec le sujet du dessin. Une certaine tendresse aussi. Une amitié pour les sujets qui souffrent. Une caricature au premier degré. L’angoisse est très forte mais le dessin que tu nous transmets contient son propre apaisement. Et c’est très particulier. Je dirais qu’on suit toutes les énergies que tu places dans tes dessins jusqu’à leurs achèvements. Et puis les couleurs de  ! ! !Dégage ! ! ! magnifient vraiment les dessins mais les prolongent peut être aussi.
Oui, quand on dessine, beaucoup de choses nous échappent. Je fais souvent l’analogie avec « être nu sur une scène ». Pas une nudité seulement physique, extérieure, mais la mise à nu est celle de notre intériorité, de notre monde souterrain. Ce que les autres cachent, nous le dévoilons. Ce dévoilement est toujours un arrachement. On livre ses angoisses et d’autres y lisent quelque chose de plus vaste. Parce que les dessins entraînent avec eux non seulement l’idée première, mais plusieurs autres choses qui flottaient derrière l’idée. Des déchets mais aussi des sentiments attachés à cette idée malgré nous. Qui font partie de notre expérience de cette idée, de ces pensées, de ces émotions.

Julien Gardon : Il y a peut-être ce côté caricature par ce que j’en rajoute. Je noircis le tableau au sens figuré comme au sens propre, je me vautre dans la noirceur. Ça peut donner un côté marrant parce qu’excessif.

Gabriel Delmas : L’excès d’un même sentiment peut transformer ce sentiment, par ses rebonds, en son contraire, oui. Ou son épuisement.

Julien Gardon : Ouais, la mise à nu est importante. Nous dévoilons ce que les autres cachent mais je dévoile aussi ce que moi je cache. Chacun sa pudeur. Avec le dessin on peut tout se permettre, je refuse de m’auto-censurer. Il ne faut pas perdre de vue que ça reste un morceau de papier. William Burroughs disait à propos de l’écriture : « rien n’est vrai, tout est permis ». Ça marche aussi avec le dessin. On peut tout faire ! Certains de mes dessins me gênent, m’embarrassent parce qu’il touchent à mon intimité. C’est ceux-là que j’ai préfère faire, justement pour ça. Quand je commence à m’interdire de dessiner un truc que j’ai en tête je sais qu’il faut absolument que je le fasse. C’est nécessaire ! Des fois c’est marrant de voir ce que les gens y voient. Ça ne colle pas forcément avec ce que j’avais à dire. Ça ne me dérange pas, c’est même plutôt intéressant. Peut-être que ça les ramène à quelque chose qu’ils/elles ont en eux, à leur histoire.

Gabriel Delmas : Oui…A quel moment as-tu décidé d’aller montrer tes dessins ? Tu participes aussi à des graphzines, et donc à des événements collectifs. Quel est ton regard sur l’édition underground européenne actuelle ?

Julien Gardon : J’ai rencontré Alkbazz à un vernissage au Dernier Cri et Pakito dans son atelier après mon arrivée à Marseille. Je parlais d’un livre que je voulais auto-éditer et Alkbazz et Vanessa m’ont proposé de l’éditer dans leur collection « les braquignolades ». Ca a donné putain de tête. J’ai eu une traversé du désert ou je ne dessinais quasiment plus. Je m’y suis remis et j’ai sorti Mauvaise passe. Ensuite j’ai accumulé d’autres dessins que j’ai montré à Pakito Bolino. Il m’a dit ok et ça a donné  ! ! !Dégage ! ! !. J’ai participé à peu de graphzines, le dernier Hopital Brut (Dernier Cri) , deux numéros de Gestrococlub, chairs fraîches (E2) et Couverture 4 (éditions la chienne). Ça fait seulement deux ou trois ans que je découvre vraiment cette scène underground. J’ai l’impression qu’elle est plutôt vivace. Il y a des choses très intéressante et d’autre beaucoup moins. Je pense que tu dois avoir un regard plus expérimenté que moi là dessus.

Gabriel Delmas : Je ne sais pas. Je m’intéresse à l’autoproduction depuis longtemps mais je remarque qu’il y a eu surtout ces dernières années des choses vraiment bien. Ce n’était pas le cas avant, à part les trucs de Pakito Bolino ou Leo Quievreux qui eux étaient de toutes façons plutôt connus. Après il y a quelques zines très dark, très obscurs, mais dont les dessinateurs ont totalement disparu. Quand je faisais des choses comme ça, je les ai un peu rassemblées dans mon livre vampyr et j’ai réussi à le faire éditer. Tout seul je n’aurai pas pu et ça serait resté un peu en morceaux photocopiés. Il y a eu quelques années où il était possible finalement de faire publier des choses complètement hors cadre par des éditeurs. Maintenant je pense que c’est totalement impossible mais l’autoproduction est de plus en plus intéressante. Et surtout les styles graphiques sont beaucoup plus divers.

Julien Gardon : Bolino et Quievreux sont des bosseurs, c’est pour ça qu’il font des trucs bien. Comme quand je vois mes potes Craoman et Jurictus, ils s’impliquent à fond. Il n’y a pas de secret, faut bosser.

Gabriel Delmas : Dans toujours la même chose tu as une narration, dans chaque dessin, très originale grâce à ces petits personnages noirs qui symbolisent le mal, la pulsion négative, à la fois comme extérieure à soi, comme démultiplié, des sortes de légions de démons. Comment t’es venue cette idée ?

Julien Gardon : Je me souviens mal comment c’est venu… Il y a longtemps que j’ai fait ça. Il me semble que j’ai commencé par faire le mec qui vomit et une idée en a entraîné une autre. C’est souvent comme ça. Il y a dans ce livre un dessin qui revient plusieurs fois, le personnage noir qui court dans un bois obscur qui est en fait une tête. Je voulais peut-être dire que ces démons, que l’on a tous d’une manière ou d’une autre, n’existent que dans notre esprit. Ça pisse pas loin.

Gabriel Delmas : Quand tu montres tes dessins, tu dois t’attendre à quelque chose. Par exemple je ne sais pas, quand tu as montré tes dessins de  ! ! !Dégage ! ! ! à Pakito Bolino, tu voulais qu’il t’édite, je suppose. Tu voulais provoquer une réaction. De ce côté-là, disons, qu’est-ce que tu attends, qu’est-ce que tu veux ? Pour après, pour le futur, si tu fais une exposition… Enfin je pense qu’un artiste veut toujours susciter une réaction mais je me trompe peut-être. Il attend toujours quelque chose, finalement. Il veut plus. Encore plus. Son présent ne lui convient pas. Enfin, je ne sais pas si je suis plus clair. J’ai l’impression qu’on dit des choses qu’on est, qu’on ressent, quel que soit le masque qu’on utilise. Il s’agit d’un déguisement, d’une image, d’un autre corps sur une scène. Mais pourquoi a-t-il cette nécessité ? Pas seulement pour dire qui il est. Il y a ça bien sûr, mais la question de l’ego n’est pas la plus grande part. Ces sentiments montrés dévoilés sont nécessaires. Ces dévoilements transforment la société, la rendent plus libres. Ce sont des armes. Différentes.

Julien Gardon : Je n’attends rien de spécial… je ne sais pas trop en fait. J’ai des idées de dessins quand je sens le besoin de vider mon sac. J’ai montré environ 14 ou 15 dessins à Pakito . Il m’a dit « ouais, on peut faire un truc » puis m’a donné un livre modèle avec donc les rabats et la page centrale qui se déplie. Ça a dû durer à peine cinq minutes (mais il connaissait mes dessins car vus sur internet). Ensuite j’ai fait d’autres dessins et quand j’ai eu fini, je suis allé le voir et on a imprimé ça un mois ou deux après.

Gabriel Delmas : Heureusement, on a un peu dépassé cette vague un peu niaise blog indé ou tout le monde refaisait son lapinot autobio. Je ne sais pas si tu as vu beaucoup de choses qui te parlaient. On voit aussi la narration académique être enfin détruite dans les livres dessinés, heureusement.

Julien Gardon : Oui, l’auto-édition fonctionne pas mal ces derniers temps, on revient au papier, je crois parce qu’il y a un public qu’il n’y avait peut-être pas avant. Quand des gens s’intéressent à ce que tu fais ça donne envie de s’impliquer d’avantage. Enfin je dis ça comme ça, je découvre cet univers depuis pas très longtemps. Peut-être aussi que, justement à cause des éditeurs qui veulent ratisser large, les gens en ont marre et vont voir ailleurs et notamment dans les trucs underground où on peut avoir la liberté de prendre plus de risques.

Gabriel Delmas : Justement, les grands éditeurs ratissent moins larges aujourd’hui, publient moins de choses qui fonctionnent sur des narrations différentes. Tu remarqueras que l’académisme est vraiment sur la narration décor/personnages/dialogues/cases/bulles. On voit de plus en plus rarement des systèmes qui débordent des champs classiques franco-belges. Des choses comme Druillet. Pour moi, c’est un bon exemple : il était publié par des grands éditeurs et pourtant il a un style et des thèmes très underground. Un livre comme Yragaël serait impossible aujourd’hui, à part dans l’autoproduction. Je pense que les « majors » sont en train de perdre la bataille de l’image. Ils ne sont pas adaptés au monde qui vient. L’underground n’est plus seulement des marges ou une contre-culture. C’est aussi une expression authentique. Tu as dit ce mot plusieurs fois et je suis entièrement d’accord. Les éditeurs doivent suivre les artistes et non l’inverse. Sinon les artistes deviennent des artisans sous-traitant de l’industrie.

Julien Gardon : Quand on veut ratisser large, on veut plaire à tout le monde. Quand on veut plaire à tout le monde, on perd son âme. On ment, on triche. Je pense qu’il est important d’être authentique parce qu’on a tous une histoire qui n’appartient qu’à nous. D’une manière ou d’une autre ça nous façonne, nous donne une vision des choses, de la vie. J’aime avoir l’impression d’être dans la tête de l’artiste quand je regarde, écoute ou lis un truc. Je suis d’accord avec toi quand tu dis que les éditeurs devraient suivre les artistes, et en même temps, certains sont là pour les faire améliorer. C’est bien d’avoir un avis extérieur qui peut nous pousser à franchir nos limites. Et puis bien sûr, il y a ceux qui ne pensent qu’au pognon et à combien ça va rapporter. C’est la seule chose qui les intéresse. Je ne sais pas si les majors perdent la bataille en ce moment. Quand ils verront qu’il y a de plus en plus de gens tournés vers les trucs underground, il ne serait pas très étonnant que ces gens-là pointent le bout de leur nez. on verra…

[Entretien débuté en juin 2016 durant le Crack Fumetti à Rome, et conclu par mail durant juillet – août 2016.]

Entretien par en janvier 2017