Delmas x Poot

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Christophe Poot : Je crois que nous n’arrivons tous les deux pas à nous situer dans le monde de la bande dessinée, comme si elle avait généré trop d’attentes, ou, et c’est important, nos chemins graphiques ( et plastiques pour toi) nous en avaient éloigné. Il y a une richesse dans ce média, mais il y a tant de champs plastiques autour, plus souple souvent, qui donnent envie de s’écarter d’un média parfois infantilisant ou de genre (et je n’écarte pas la bd indé du genre genre). Cet aspect, ce côté commercial, tirage, nous éloigne d’un acte plus solitaire et plus « unique » qui est de faire un dessin, simplement, comme finalité.
(l’intérêt aussi c’est de mettre comme source d‘influence du cinéma de la musique et de la littérature)

Gabriel Delmas : Oui. Même si le livre reste pour moi un objet fascinant. Je regrette que la bande dessinée et ses solutions graphiques mangent peu à peu les autres formes d’expressions dessinées. Et puis j’aime beaucoup l’idée d’un livre, avec des suites de dessins. L’histoire, la répétition du code, des personnages, d’un lieu sont des choses artisanales, et donc souvent ennuyeuses. Le livre pourrait être un recueil des dessins de l’année ou de quelques mois, enfin d’une séquence, d’un moment. Il faudrait être inventif pour ne pas livrer seulement des exercices de style, ou des solutions faciles, maintes fois revues. Le but serait à l’opposé d’un album de bande dessinée. On pourrait être totalement dans le dessin. J’aime beaucoup tous les portraits que Picasso a faits de Sylvette. On voit une progression, une évolution, c’est très vivant.

Christophe Poot : Le livre de bande dessinée a fait quand même de sacrés efforts, même si ça reste une sorte de petite industrie, avec des soucis d’industrie (surtout au niveau du coût) Le dernier cri ou le FRMK ont quand même été par exemple vers une approche plus diversifiée de ce qu’est un livre de bande dessinée. On a affaire avec eux à l’émergence, même dans le façonnage du livre, à des propositions plus hétérogènes du livre. Et aussi à des gens qui ont une culture graphique plus vaste du champ du livre, plastique, typographique ou graphique. Quant aux carnets, il présente souvent une continuité qui est due aux obsessions de l’artiste. Pas que les carnets d’ailleurs, je pense au travail d’Andrew Wyeth autour de son modèle. Les obsessions sont souvent le fil conducteur suffisant pour incorporer le spectateur dans la démarche de l’artiste. Nous sommes partis tous les deux sur une voie différente, toi la peinture, moi encore accroché à une forme de récit, à la bande dessinée même si elle ne me satisfait pas. Et elle ne me, nous satisfait pas aussi parce que nous considérons les enjeux pauvres et faibles par rapport à d’autres moyens d’expression. Et ce parce qu’elle rentre un peu dans un modèle de production industrielle, codifié, et qui se renouvelle seulement par tendance : la bd didactique ou de reportage, actuellement, capitalise sur des formules qui semblent faire succès, comme la bd girly ou l’autobiographie. Comme le montre mes exemples, c’est chaque fois le récit, le thème qui est surinvesti, mais des thèmes qui finalement ne s’enrichissent pas « de l’extérieur ». C’est de l’édification.

Gabriel Delmas : Pour moi, Le dernier Cri ou United Dead Artists sont certainement ce que la bande dessinée a produit de plus intéressant ces dernières années. Ils ont créé des nouvelles visions, différentes de l’industrie de divertissement de la bande dessinée. Bien sûr, chaque système a ses codes. La bande dessinée que j’appelle « académique », c’est à dire faite de bulles et de cases et de découpages dans des albums ou des magazines est très figée dans sa tradition. Quel que soit son dessin. Je trouve nécessaire de dépasser les codes. De défaire les scénarios attendus. Il faut prendre les genres et essayer de les détruire. J’ai essayé de les utiliser, mais à chaque fois j’étais tout seul avec mon résultat surréaliste. J’ai trouvé peu de correspondance avec ce qui existe aujourd’hui, si ce n’est dans les marges. Donc, je me suis débrouillé comme j’ai pu. Dans certains de mes livres, je pense avoir réussi à détruire en partie ce qui était attendu, mais ce n’était pas assez. Aujourd’hui, je ne cherche plus ces révoltes.
Quand je suis devant ma toile, je m’affronte. C’est très violent. Tout est extrêmement difficile. Tout est raté. Et c’est un combat gigantesque d’arriver à réussir un peu. Avec le dessin graphique, c’est plus facile de rater quelque chose qui aurait pu être un peu réussi, pour le sauver de la banalité. Les défis sont inverses. Il faut s’empêcher de réussir pour découvrir. Mais dans la peinture, ou dans une approche plus plastique du dessin, je pense que tout est remis en question. Enfin, quand je dis ça, il y a un côté un peu étrange. On peut se dire que ce sont des combats absurdes et qui ne sont pas en relation avec le commerce. Et c’est vrai. L’approche plastique me passionne parce qu’elle interroge l’inconnu. Il y a des parts de hasards et d’accidents mais pas seulement. On ne veut pas bien faire. On ne veut pas plaire. On veut quelque chose qui soit directement relié à notre sensation. Le dessin n’y est plus utilitaire. Il n’est pas un outil au service de la communication. Il est tellurique et nerveux. De chair et de sang. Je sors de mes séances de travail totalement vidé, et fatigué nerveusement. Je ne sais pas où je vais. Mais c’est la seule chose qui me captive. J’ai l’impression que je suis à la préhistoire. Que je fais des formes sur des parois avec de la terre, ces oxydes de fer. Pour seulement dire à d’autres hommes : je suis passé par là, j’ai vu ça. Il n’y aucune ambition de réussite commerciale, ni de représentation sacrée. Ce n’est pas publicitaire. C’est seulement le corps qui se fracasse sur la paroi en attendant la mort. Sous le ciel immense. Je veux ça, détaché des occupations de la fourmilière.

Christophe Poot : Alors ça c’est étrange que tu parles de paroi, que tu fasses cette analogie, c’est un thème qui me nargue depuis 2008 au moins, un projet d’ailleurs toujours en chantier, une résonance assez forte avec ce que tu racontes, mais en même temps moins physique. Je suis moins physique que toi dans mon approche, puisque je cherche une espèce de résultat éthéré, une recherche d‘un signe presque, le plus primitif possible, le plus simple. Amusant d’ailleurs, il y a un débat actuellement sur la bd « patate ». Est-ce une écriture, juste une écriture véhiculaire ? Du coup le dessin est juste un signe. Mais précisément pour moi ce signe véhicule est aussi à travailler non pas comme un matériau indifférent mais comme quelque chose de sophistiqué, ni idéogramme ni lettre, dessin qui s’écrit et se pense, mais surtout qui se trace, pas n’importe comment. Ma paroi à moi, c’est encore la feuille de papier, et j’utilise comme toi les mêmes analogies : aspérités, crevasse, lumière faible, matériau et outil approximatif. Tracer finalement quelque chose qui tient du hasard de la surface, de la faiblesse de la main et de la non fiabilité de l’outil et de l’approximation de la pensée. Ce processus se renouvelle à chaque dessin, si possible, pour éviter le code justement, pour produire une forme neuve, ou du moins déclinée à chaque fois, imprécise et vivante, une émotion palpable en somme, ou visuelle.

Gabriel Delmas : Je suis persuadé, même sûr et certain qu’il y avait des Léonard de Vinci, des Picasso et des Greco à la préhistoire. Il reste surtout les traces gravées et puis ce qui était dans les grottes, protégé. Contrairement aux techniques, l’art n’a pas de progrès et dès l’apparition de l’homme, il savait parler, peindre, écrire, jouer de la musique. Tu aurais peut-être gravé les parois, alors. Moi j’aurais fait des taches un peu partout, je pense, et des grands coups de pinceaux. Je suis certain qu’ils avaient des discussions sans fin sur la courbe du dos d’un félin ou d’un cerf. Tout dépend si on se souvient d’abord des structures ou de l’émotion. Leurs dessins étaient remarquables. Et ceux qui nous restent le sont. On devrait commencer tout cours de dessin par ça. La paroi dessinée. Se tenir debout. Dessiner à hauteur de soi, avec sa mémoire. Rien ne sert d’observer, si on ne mémorise pas.
Tu penses vieillir comment avec ces volontés de traçage ? Tu as une idée de ton avenir artistique possible ? De tes recherches ? Il y a des désirs à combler ? Ou au contraire, c’est une promenade ouverte aux hasards ?

Christophe Poot : Mon avenir artistique, banalement, c’est surtout en me souciant du livre qu’il évolue, éventuellement sur la paroi virtuelle, le net. Je suis encore un peu dans l’idée du roman graphique. Penser des livres comme unité, comme unité perdue aussi, comme lacune. Même si ça ne comble pas toutes mes attentes, et si j’ai envie d’aller vers des choses, des récits plus primitifs, ou plutôt, plus cosmogoniques. Des techniques autres aussi, que je connais ou pas, le monotype par exemple, qui m’amènera ailleurs. Et à travailler debout ! C’est pas une remarque inutile que tu dises ça, debout. Encore une fois on souligne assez la position du dessinateur penché sur son dessin. Il faut essayer une ampleur physique plus grande, se donner du champ. Je travaille assez haut, parfois debout, mais en agitation du corps constante, je n’ai pas le poignet ou le bras ankylosé. Je crois que ça joue, j’ai pu le constater en faisant de la calligraphie japonaise, ou la position et le souffle jouent un rôle déterminant. Et je suis assez d’accord sur l’idée de progrès. Des cycles, oui, et peut-être un cycle mortifère à l’époque moderne (encore qu’il faille se placer en position de surplomb et d’attente). Les arts primitifs ou premiers, tout ce que veut ont une force énorme, et sont d’une sophistication incroyable pour peu qu’on y regarde bien. Comme les prémisses de la bande dessinée, qui n’ont au contraire pas fermé le champ, mais les ont ouvert, c’est après que ça s’est corsé, ou corseté
Mais la peinture t’ouvre un autre champ, où s‘y situe le hasard pour toi, où t’y situe tu ?

Gabriel Delmas : Le hasard… J’imagine que je marche. Je marche longtemps. Je cherche un lieu. La paroi est un lieu. Je cherche un lieu où je peux survivre quelques temps. C’est indéfini. Les accidents de la paroi déjà dessinent des formes, et ils excitent l’imagination et puis on doit composer avec. Alors sur la toile, comme sur le papier il faut qu’il y ait ces accidents. Ils arrivent à force de promenade, d’effacements, de changements de direction. Il se peut qu’à un moment quelque chose se forme. Il faut rester très attentif. Je reste préhistorique. Et puis la manière s’impose. Ce que j’aime le plus chez Picasso, c’est qu’il n’a pas de style. Il a tous les styles dont il a besoin. On reconnaît sa personnalité, mais tout ne s’écrit pas de la même manière. Je reviens aux portraits qu’il a faits de Sylvette. — J’y reviens souvent-. Je pense qu’au hasard des parois qui sont nos supports de créations, nos manières changent. Alors je ne m’impose pas un style trop marqué et rapidement identifiable. Parce que je ne suis pas au service du produit. Quand on avance sans style, on peut tout découvrir. Rien n’est préconçu. Jusqu’au moment où il faut faire. Alors on est dans le travail. Dans l’exécution et moins dans la recherche. L’exécution est une autre marche. On marche au même endroit. Et il faut se surprendre, retrouver encore des chemins inconnus, pour achever.
Ceux qui ne peuvent pas te suivre sur Facebook ne voient pas que tu y postes régulièrement tes dessins. Tu publies peu, tu as peu publié, même sur internet, des bandes dessinées. Tu dois faire plus de dessins que de bandes dessinées. Pourtant tu répètes souvent que tu es très attaché au livre et à la bande dessinée. C’est assez difficile finalement de te croiser artistiquement ailleurs que sur la paroi web. Parfois, je me demande ce que tu prépares. Un livre avec moins d’obligations de scénario.
Tu sais que j’ai commencé une bande dessinée abstraite, totalement, avec des griffures et des taches, il y a quelques années. Ma première tentative de bande dessinée, à quinze ans, était abstraite. Je cherchais juste le rythme. J’étais obsédé par la musique. Mais j’ai arrêté ce projet. Parfois je me dis qu’il faudrait le terminer. Pourtant, dès qu’on quitte le texte d’une histoire et dès qu’on quitte le code, l’objet « bande dessinée » n’a plus aucun intérêt. On est dans une suite de dessins. Et c’est très bien comme ça. Mais ça ne se lit pas. Et en livre, on suivrait, page après page, une suite de rythmes graphiques. J’aime le terme « Suite Graphique ». L’industrie de la bande dessinée impose ses règles, ses formats, ses définitions, et surtout son académisme pour le lecteur. Et cet académisme c’est le dessin de personnages, ces bulles ou didascalies, et ces cases. L’auteur compose avec cette contrainte. La plus grande étant le récit. Pour le lecteur.

Christophe Poot : Je prépare un livre que j’ai failli appeler Variations Schalken. Avec des contraintes rythmiques liées à la musique, des envies de sonates graphiques, de hauteur de tons et de tessiture. Et oui tu as raison, j’ai publié peu. et encore, il faut voir ce que j’ai publié, peu qui réponde aux contraintes commerciales, des choses assez expérimentales, très textuelles aussi, dans les collectif de la cinquième couche. Sur mes quatre livres, un se déclare récit en illustrations, et le dernier en date s’appuie fortement sur des lieder de Goethe et sur l’idée d’un livret d’opéra. Et comme tu dis, mes récits sur le net sont très peu attachés à la narration linéaire, à l’intrigue. Erratique, souvent. Mon dessin est erratique, épars. Mon dessin est une sorte de promenade, le paysage change, le trait change.
Je pensais aussi à une expression ce matin : faire flèche de tout bois. Coincé par une petite bruine à l’arrêt d’autobus ce matin, je n’avais pour dessiner le visage d’un bambin qu’un bout de papier ridicule. J’aime ça, le moyen de tracer avec peu, de tracer peu. Finalement, c’est pas le genre de dessin exposable, genre un ticket de métro, et je ne crois pas que ma renommée me permette de faire une somme sur mes dessins. Je ne dis pas que ça ne me tente pas, mais bon je suis réaliste de ce point de vue. Et le net me permet de publier à chaud, vite, ma production du jour. GrandPapier est un projet très intéressant, j’avoue que je l’ai peut-être délaissé parce qu’il était finalement adressé à un public trop restreint d’amateurs de bande dessinée, et centré sur la France et la Belgique. Et je me définis d’abord comme dessinateur, pas comme artiste ou auteur. J’ai finalement une espèce de perfectionnisme bizarre sur la bande dessinée, il faut que ça « s’accorde », que ça repose, et surtout, surtout, que ça ne suive pas le sens des saisons artistiques et commerciales. Un livre en dix ans, et alors ? Pas de contraintes extérieures, pas de rentabilité, juste l’idée (un peu prétentieuse) de faire une œuvre qui tienne, en tout cas essayer. Je ne dis pas que c’est le système idéal, mais je le vis comme ça, avec toute la vie qui vient autour et qui enrichit l’œuvre et le travail.

Gabriel Delmas : Je pense justement que ce serait bien de faire une somme avec tous tes dessins ; on verrait l’accumulation, chronologiquement. C’est quelque chose qui me fascine un peu, cette régularité et puis ces dessins libres et achevés. Chez moi ça n’existe pas ça. Tout est éparpillé, inachevé, sans relations. Les dessins se recouvrent les uns les autres, ou disparaissent, finissent dans la poubelle, au feu. Je ne fais pas de bons dessins qui se suivent. Il y avait un peu ça avec mes carnets, avant, il y a quinze ans, cette accumulation. Mais plus maintenant. Je dessine moins, je peins surtout. Et quand je dessine, j’aurais tendance à densifier sur le même papier. Malgré cette réduction quantitative au fil des ans, il me reste encore quelques dessins indépendants, souvent cela reste inachevé. J’inachève beaucoup.
Le livre de dix ans, c’est un fantasme. J’aimerais pouvoir faire ça. Mais je ne me ressemble pas. En dix ans, on aurait des morceaux épars. J’ai du mal à rassembler aussi. Ce que j’aimerais savoir, c’est quand tu décides que ton dessin est bon, fini, achevé. A quoi tu le vois, quand est-ce que tu sais. Est-ce que tes décisions sont rapides ? Est-ce que tes dessins te plaisent ? Ou est-ce qu’ils t’effrayent ?

Christophe Poot : Mes dessins ne m’effrayent pas. Ils peuvent me surprendre ou m’intriguer. J’ai parfois besoin de leur laisser du temps. Sauf en général dans la pratique de la prise au vol, où je suis assez sûr de mon geste et de mon feeling. Mais j’ai besoin d’aller vite, toujours. Ne pas m’appuyer sur le truc. Donc je jette beaucoup aussi, mais avant d’avoir fait un truc qui tienne. Si c’est mal parti, je le sais assez vite. Fini et achevé, ça n’a pas beaucoup de sens dans mon esprit. Je pense souvent à cette phrase assez emblématique : le dessin, ou l’art c’est 90 % de sueurs et 10 % d’inspiration. J’y arrive pas, ça. J’ai presque envie d’inverser les proportions. Si j’ai pas d’inspiration, préparée ou non, je fais rien de bon. Je peux travailler comme un goret, ça n’y changera rien. C’est très volatil, comme système. D’où mon rythme aussi. Flânant, en somme.
Et du coup travailler dix ans, bon c’est un peu long, c’est clair, cinq ans aurait bien suffit, voire moins. Mais en même temps il y a des choses que je n’avais encore pas travaillée récemment, que j’exploite seulement maintenant, et à la limite c’est comme la musique, des portions que j’ai exploitées parce que c’était des thèmes qui me plaisaient ( enfants, musique, nature). Je tourne et tourne des scènes et ne m’en lasse pas, ou je les réinvente.
Et le livre somme de tous les dessins, oui, j’attends ça un jour peut-être, avec des papiers différents, des fac-similés, des agrandissements, que sais-je…Comme un écrivain attend la pléiade. Après ma mort sans aucun doute.

Gabriel Delmas : Justement tu es auto-éditeur. Et tu as été fondateur de La 5e Couche, non ? Comment ça s’est passé au début ? Vous vous êtes rencontrés comment ?

Christophe Poot : L’école, Saint-Luc. Banalement quoi. C’est pas très vivace, les petits fanzines, à Bruxelles, en totu cas on n’y connaissait rien. Ce qui est un peu intéressant, c’est qu’au début c’est contre l’institution. Ou plutôt contre son gré, devant un corps enseignant incapable de soutenir une initiative d’étudiants : « – dites, on publierai pas quelque chose pour couronner un peu notre cycle scolaire. » La réponse : « – ha ben non c’est trop fatigant. » Ok fuck off, on le fait quand même. « Oui mais vous pouvez pas l’amener au jury, c’est pas fait en classe. » Bref, les trucs classiques. Je sais pas le miracle qui a fait que ça a tenu. Un seul enseignant nous a soutenu et porté, invité à des salons, etc… Michel Ceder, notre professeur d’histoire de l’art. Ce que j’aime assez souligner, parce qu’on en parle pas assez, vu que la cinquième a émergé avec une sorte de génération, quand même, c’est que les modèles étaient plutôt anglo-saxon, et tiraient vers le graphisme, ce qui est prégnant dans le design de nos revues. C’était pas le monde du fanzine, c’était plutôt autre chose. Je trouve nos revues très sous-estimées, très peu standardisées indé, contenu et forme. Plein de dessinateurs de la première cinquième couche avaient finalement un désir assez classique, des collages réalistes, des exercices de style. J’ai pas été vraiment fondateur de La 5e Couche, mais très présent dés le début. Xavier Lôwenthal étaient aussi une sorte d’invité, mais lui, Renaud Deheyn et moi avons assez vite réussi à nous familiariser au milieu, on va dire. Là où le reste de l’équipe goûtait très peu aux joies des festivals (euphémisme). Nous avons commencé à faire plus de livres au départ de cette équipe de départ, un peu pusillanime il faut bien le dire. Il y avait les représ et l’équipe technique, en quelque sorte. Mais toujours très libre, finalement, sans attentes esthétiques trés marquées, pas comme FRMK qui assume un héritage graphique post-expressionisme ou art brut( pour faire simple).
Mais toi, de ton côté, tu as fait beaucoup plus de petites productions proche du fanzinat ? ça ne te frustrait pas, le côté trop approximatif d’une édition photocopiée, avec perte et choix pauvre de papiers ? On en revient à l’idée de livre, ou d’imprimé, quand tu commences à vouloir tout diriger, quasi jusqu’à refaire le logo de l’éditeur si possible.

Gabriel Delmas : Non, en fait, moi je n’ai jamais pensé à la bande dessinée comme seule activité. J’ai toujours fait des choses dans tous les sens. Peinture, Photo, Vidéo, Gravure, etc… Mais mon but a toujours été « priorité à la peinture ». La bande dessinée n’est qu’un médium possible pour moi. Quand j’étais adolescent, mon modèle d’expression dessinée/peinte était Soutine. Et je faisais maladroitement des dessins tordus en pensant que c’était une expression qui disait bien ma façon de vivre. A l’université, je suivais le cours de paralittérature et de bande dessinée et je me suis amusé à faire des bandes dessinées bizarres dans le ton. Mais ce n’était pas précis. Quand je photocopiais mes machins, c’était pour en garder la trace, regarder ce que ça donnait. La photocopie transformait les collages que je faisais avec des photos. Le contraste redessinait les compositions et faisait comme un filtre, une écriture. J’ai jamais vraiment été fanzine, parce que je poursuivais toujours un but en décalage, loin des autres. Quand on me demandait quelque chose, j’étais content, puis je partais ailleurs, sans m’en rendre toujours compte. Je coupais un peu toutes les relations du coup. Alors, oui, tout seul, j’ai fait de choses. Mais il n’en reste pas beaucoup d’impressions en fait, à part des accumulations de papiers mal foutus. Quand, j’ai commencé à faire de la bande dessinée vraiment, ça a commencé directement avec Delcourt. Donc c’était différent. J’étais dans aucun groupe, aucune famille, aucune école, tout seul, et ça m’allait bien comme ça. Ce qui m’intéresse justement, c’est de comprendre comment toi, partant d’une maison d’édition que tu as créée avec tes amis, donc un collectif, qui existe toujours, donc solide, tu es arrivé à ton dessin, qui est vraiment unique, avec ses torsions et ses tremblements, et comment tu te vois aujourd’hui. J’ai toujours l’impression que le dessin (et encore plus la peinture) sont des occupations de vieux, et qu’il faut beaucoup de maturité, et de temps, pour se construire. Maintenant, notre génération, on a entre 40 et 50 ans et on commence à voir nos parcours, tous différents, quels que soient nos départs. Les caractères, les personnalités de chacun, apparaissent. Je sais que dans la douleur, et dans la solitude seulement, nait le dessin. Toi tu as un dessin qui est mouvant mais qui est caractéristique aussi. On te reconnaît. Il y a quelque chose d’à la fois très solide et très erratique. J’arrive à discuter avec toi, et je pense qu’on se comprend, même si on est très différent. Tu vois, moi, j’ai l’impression aujourd’hui et aujourd’hui seulement, c’est récent, que je suis assez mûr pour avoir un dessin dense. Parce que je prends le temps. Cette prise de temps est essentielle. Tu en parles bien. On ne cherche pas à être des soldats de l’industrie du livre. Ni à produire expositions sur expositions.

Christophe Poot : Je n’ai pas envie de me pencher sur mon parcours artistique trop longtemps, mais j’ai toujours eu des intérêts hors bd très marqué, d’abord en peinture et ensuite surtout en architecture et en typographie et graphisme. Avoir vu très jeune des tableaux de Bacon ou des expressionnistes m’a pas mal influencé, et je dois dire des cours d’histoire de l’art qui me semblait tellement antagonistes de la bd. Bon l’aspect théorie de la bd, j’ai aussi baigné dedans en lisant les cahiers de la bande dessinée, quand même une approche même si trop jargonisante, qui permet une réflexion sur ce qu’on fait réellement, ce qu’on met en jeu. La cinquième couche, je pense, a été essentielle à un moment pour moi, surtout après les études, pour avoir ne fûsse-ce que la perspective d‘éditer. Je leur dois ça, car cette période après les études artistiques est très dure, c’est justement à ce moment qu’il faut s’obstiner. S’obstiner à quarante ans, à la limite, c’est facile. On le fait ou pas, je sais maintenant que je vais le faire, ma volonté est conséquente. Toi ou moi on a encore du background derrière, maintenant c’est solide, on peut tailler la masse. Mais plus jeune, il y a pas encore de masse.
De plus, j’ai mon scanner, mes petits livres improbables, ma pratique constante du dessin, et j’avance avec ça coûte que coûte.
Quelle discipline artistique mettrais-tu en regard de la bd, y en a-t-il une ?

Gabriel Delmas : Je n’en mettrais pas vraiment. Mais disons qu’avant même de dessiner — et c’est compliqué peut-être, au début, de trouver un dessin qui nous permette de faire de la bande dessinée, sans se poser des question de dessins, de graphisme, d’écriture à chaque moment du récit — j’ai fabriqué des sortes d’articulations avec des collages, puis avec des frottages, des taches et des traits. C’est de la bande articulée, mais sans vraiment de dessin. Enfin, sans code dessiné et sans personnage(s). Je prenais des magazines récupérés un peu partout, puis je découpais des formes, des photos, des typos et puis je collais. Plus tard, en vidéo, aux Art-décos, on a vu le found footage. Et il y a un côté found footage mais graphique/photographique. Si tu passes le tout à la photocopieuse, toutes les variations de tons se transforment en noir et blanc. Avec des transformations plus ou moins réussies, et des découvertes. Il y a un côté proche de la gravure, et assez plastique aussi dans le procédé qui attend l’accident. Le hasard contribue au résultat. Et la molette contraste sur la photocopieuse. Avec ou sans texte peu importe.
Le dessin pour moi est hors bande dessinée. Le dessin en bande dessinée est tellement corseté qu’il est la plupart du temps pas très intéressant en tant que dessin. On peut accepter telle ou telle écriture, mais c’est souvent une question de goût, de culture, de désir de lire telle ou telle histoire. Ou parce qu’on aime le thème, le style graphique de quelqu’un etc. Mais cette façon de lire et de faire de la bande dessinée m’intéresse peu. Je trouve qu’on y accorde bien souvent trop d’importance. La plupart des albums que j’apprécie sont des albums très inégaux, avec beaucoup de défauts, mais ils ont une énergie particulière. Un produit trop parfait, trop efficace, trop serré me tombe des mains. J’y vois un exercice, un travail trop savonné. J’aime quand c’est un peu brut, direct, sensible aussi. Je veux y voir l’humain.
Donc pour moi, il y a des bandes dessinées. On pense trop qu’il y a une bande dessinée à cause de festivals comme Angoulême, à cause d’essais, de magazines, de sites qui mettent tout dans le même sac. Mais c’est une vision du principe de bande dessinée qui veut imposer une hiérarchie finalement : celle du succès, qu’il soit critique ou commercial, ou les deux. Personnellement, je pense qu’il y a bande dessinée à partir du moment où deux étapes graphiques ont besoin l’une de l’autre pour produire du « sens ». Voilà ma définition. Mais il y a plusieurs bandes dessinées. La bande dessinée qui dépend de l’industrie est forcément très différente de celle qu’on peut faire tout seul pour soi d’abord, comme ce que tu as fait sur Grandpapier. La bande dessinée de l’industrie répond à des nécessités commerciales. On peut parfois produire une œuvre libre en utilisant les moyens de l’industrie, si un éditeur veut bien jouer le jeu — je l’ai fait. Mais le public ne sera pas là. Il n’a pas envie de lire ça ou de découvrir. Je pense que c’est propre à l’industrie du divertissement. Le divertissement est formaté. Le public veut un format identifiable. La bande dessinée indépendante a changé la donne en imposant une bande dessinée qui répond à des nécessités plus littéraires. Un autre public est venu s’ajouter à celui du divertissement. Aujourd’hui tout est un peu flou. Ces zones floues ont permis pas mal d’expériences. Mon livre « Vorax » chez Quadrants, c’est un ovni, une anomalie improbable. Mais il est en dehors de l’industrie et produit par elle. C’est quelque chose qui m’a plu. Aujourd’hui, je ne pense pas en avoir l’envie. Et puis les bandes dessinées fabriquées dans les marges dépendent surtout de leurs auteurs. De ce qu’ils ont envie de faire. Le public est plus éclaté, plus international aussi. Cette bande dessinée a toujours été la mienne. C’est ce que fait Hollow Press, par exemple, qui me publie aujourd’hui. On peut faire des expositions, des livres, des petits tirages, des micro-tirages. Matt Brinkman (publié aussi par Hollow Press) est dans cette zone. Il n’y a pas de style de dessin prédéfini, attendu. Quoiqu’il y a souvent aussi un académisme underground. Des motifs attendus. Comme un feu clignotant qui envoie sa publicité pour un certain public.
Tu vois, pour moi, la bande dessinée dépend beaucoup du public. Ce qui est différent avec la peinture. La peinture n’a pas de public. Elle a seulement des collectionneurs. Tes œuvres dépendent de 10 personnes maximum parfois. Avec la bande dessinée, il en faut quelques centaines pour avoir un tirage qui s’autofinance. Maintenant moins, avec les nouvelles techniques d’impressions. On va voir ce qu’on va pouvoir en faire. Et puis comment vivre économiquement avec ça.

Christophe Poot : En lisant tes propos sur l’international, c’est assez exact, je me retrouve bien là dedans. Mes exemples d’édition ont été formé par ça, par les bichromies de Cages de David McKean, par exemple, ou le comix Blanket, ou straytoaster des comics plus underground. Je dois dire aussi, et là je fais pas de constat général, mais une remarque nombriliste sur mon parcours/ bien que j’adore les livres, je n’ai jamais collectionné vraiment les bds, j’étais plutôt un lecteur de magazines : à suivre surtout, mais d’autres. J’aime ce côté souple et léger, agrafé, même si c’est pour en faire un gros livre ensuite. J’aime bien le côté un peu frustre du journal. Evidemment c’est un peu mort, il n’y a guère plus que de rares titres à exister sur le marché, et la presse est en pleine chute. Bon il semble que quelques maisons d’éditions se réinvestissent dans l’aventure ( je pense au Pandora de Casterman, et frankie et nicole). L’époque n’a plus la même innocence, les réseaux se sont déplacés, la visibilité est différente. Pour parler de la visibilité de mes dessins, encore une fois surtout sur internet, elle m’amène par exemple une grande curiosité de la part des states, où mon dessin semble plus tilter qu’en France ou en Belgique, mis à part quelques pairs, qui me connaissent personnellement. En même temps, quelques centaines, quand je vois les ventes de la cinquième couche, même ça c’est pas gagné ! Il faut donc penser différemment, montrer le livre hors du circuit classique. Pour ma part, mon travail navigue autour de la musique classique, j’essaye de concevoir les livres comme autant de « livrets » fictifs d’une œuvre sonore et faire quelque chose autour de ça. C’est en gestation. J’ai pas encore trouvé le truc, l’articulation qui ira vers un autre public. Mon livre Magnolia Stellata, c’était complètement ça l’idée, d’où son côté livret presque éphémère. Bon, ne me sors pas le concert dessiné, qui est une ineptie totale. Bref, j’axe un peu là-dessus pour aller vers ailleurs. Mais c’est aussi un désir d’aller vers d’autres types de livres, non bande dessinée. Comme toi, le dessin ne veut pas dire la bande dessinée, si j’ai envie de faire des monotypes, je ne vais pas me dire génial, je vais faire une bd en monotypes, mais plutôt, si je fais un livre en monotypes, comment lui donner un sens plastique, hors contingence. Et niveau des tirages, les techniques sont nombreuses et variées, comme la facture du livre d’ailleurs (papiers, couture) pour reprendre l’exemple de Magnolia Stellata, j’avais demandé à l’imprimeur de me réserver quelques feuilles pour pouvoir non pas faire un tirage de luxe, mais un façonnage artisanal à une vingtaine d’exemplaires, signées et numérotées, vendues beaucoup plus cher. Au final, j’en ai plus vendus que l’exemplaire courant, la valeur ajoutée et le circuit plus « amateurs d’estampes » a marché mieux, qu’une diffusion en librairie. Bon en même temps j’ai un peu foiré la distribution… (rires)mais voilà, il faut innover aussi de ce point de vue (comme le dernier cri) soit aller vers une dérive commerciale. Comme tu le dis, parfois les éditeurs se prêtent au jeu de la danseuse, mais c’est rare. En même temps, parier sur : je fais des trucs qui marchent et puis j’aurai toute liberté de champ me semble une utopie. ensuite, les auteurs « confirmés » sont aussi parfois capables de faire n’importe quoi avec cette liberté ( pas de noms), parce que les éditeurs bd ne savent pas comment articuler ou porter un regard critique sur ce types d’œuvres. Tu as eu une sorte de chance d’être détaché des contingences commerciales, je le suis aussi, c’est parfois une sorte de souffrance, c’est aussi la possibilité de faire selon ton envie, ton inspiration et ta conviction. Ce constat me permet de me renforcer, et d’essayer de me poser les bonnes questions sur le dessin. Si on ne se définit pas comme professionnel artisan, la marge d’inventions est plus large, même si il faut lutter au quotidien.

Gabriel Delmas : Je pense que pour n’importe quel éditeur il y a une contingence commerciale. Peut-être chez un éditeur underground même, il s’agit de survie. J’ai rarement été compris en France quand je faisais quelque chose. Je m’en suis rendu compte après coup. Quand j’ai fait « vampyr », par exemple, je pensais que les critiques comprendraient le côté surréaliste de l’objet, l’excès lautréamontesque, l’humour noir, etc… Mais non. Le livre a été plus lautréamontesque que prévu. A la fois, je trouve ça normal, et à la fois je peux regretter un peu le manque de culture, de joie, de distance dans le monde de la bande dessinée. Mais quand les lecteurs sont là, ils comprennent très souvent ce qu’on a voulu faire. Il faut aussi qu’ils aient le temps de découvrir. Il manque de temps et des possibilités de lecture pour ces lecteurs. Le rythme des publications est trop rapide et il n’y a que très peu de fonds possibles. Alors, peut-être dans quelques bibliothèques. Il faut espérer. Mais un petit éditeur, ou un éditeur underground, peut aussi manquer de moyens pour se faire connaître. Les tirages disparaissent assez vite, ou ne sont pas dans les réseaux de distribution commerciaux courants.

Entretien par en juillet 2016