Dorénavant / dorénaprès

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Jean-Christophe Menu : Qu’as-tu pensé en découvrant le n°1 de L’Éprouvette où était citée et développée l’aventure Dorénavant pour la première fois depuis des années ?

Barthélémy Schwartz : De l’étonnement d’abord. Qu’on parle de Dorénavant en bande dessinée, c’est plutôt nouveau, j’étais plutôt habitué à ce que l’expérience soit occultée. Cela a été aussi un retour un peu brutal sur une aventure ancienne, tu sais que j’ai pris mes distances avec la bande dessinée plus ou moins après Labo [1990], j’ai cessé de suivre, après, ce qui se faisait en bande dessinée, même si j’ai continué à m’intéresser au langage de la bande dessinée, à travers le collage par exemple. Je voulais passer à autre chose. Aussi y revenir d’un coup, aujourd’hui, cela me fait une impression un peu étrange. En même temps, il y a quelque chose d’intéressant, avec Dorénavant j’ai toujours eu l’impression d’être dans une sorte de «décalage temporel» en bande dessinée, cela m’intéresse, puisqu’on revient sur Dorénavant, de confronter ce qui a été fait avec aujourd’hui, en quoi c’est actuel ou au contraire dépassé. D’où mes grandes interrogations quand tu m’as envoyé le n°1 de L’Éprouvette, tout cela est remonté d’un seul coup !
Qu’est-ce qui t’a amené à revenir sur Dorénavant ? Et surtout, pourquoi après avoir privilégié l’aspect création dans L’Association, ce besoin pour toi aujourd’hui, avec L’Éprouvette, d’un retour à la réflexion et à la critique en bande dessinée ?

Jean-Christophe Menu : Je pense que c’est un mélange de choses qui a fait apparaître ce retour de la critique dans mes préoccupations : des raisons personnelles (le tournant de la quarantaine, une remise en perspective de mon parcours, le fait que je doive terminer un Doctorat d’Arts Plastiques commencé il y a plus de quinze ans, un déménagement qui me permet d’avoir de nouveau accès à certaines archives… ) ; et des raisons extérieures, essentiellement le point d’orgue où en est arrivé le système de récupération-vulgarisation de ce que L’Association a contribué à faire exister depuis 1990. De toute évidence, depuis 2003-2004, on assiste au bouclage d’un cycle : la machine de la grosse édition-diffusion a intégré et digéré notre « alternative », et en arrive (en ayant incorporé tout ce qu’on lui opposait !) au même point de surproduction et de confusion que ce que nous avions connu à nos débuts à la fin des années 80. L’indigence et la médiocrité du microcosme BD n’ont pas disparu entre 1990 et 2003 (loin de là) mais on pouvait s’en tenir à l’écart. Le mouvement globalisant pour tout réincorporer dans une « BD » comme entité abstraite et pseudo-œcuménique nous remet malgré nous en position de réaction et d’opposition. Ajouté à cela quelques détails qui ne sont pas passés, et voilà le paysage dans lequel on rouvre l’armoire aux vieux fusils rouillés… Voilà comment j’ai d’abord écrit Plates-bandes, puis comment face à une prise de conscience assez large et encourageante, s’est créée L’Éprouvette. D’emblée, L’Éprouvette s’est retrouvée liée aux prises de position polémiques pré-Association de la fin des années 80 (Lynx, Globof, Labo), qui dans mon esprit et mon souvenir devaient beaucoup aux expériences Controverse et Dorénavant. Par ailleurs, il y avait STP, que je crois tu ne connaissais pas mais qui dix ans plus tôt élaborait des réflexions similaires. J’ai trouvé intéressant de tenter un panorama de ce qui avait alors parfois été appelé « ultracritique » (par Thierry Groensteen, notamment).
Je n’ai pas l’impression que tu te retrouves beaucoup dans ce terme d’ « ultracritique » ni même peut-être dans cette mise en perspective ?

Barthélémy Schwartz : J’ai appris l’existence de STP par Bruno Lecigne, qu’on avait contacté peu après le premier numéro de Controverse, c’est d’ailleurs dans sa revue qu’on a publié nos premiers textes, juste avant de sortir Dorénavant, plus ou moins la même année. Lecigne nous avait parlé de STP et de Thierry Lagarde qui avait déjà quitté la bande dessinée depuis longtemps. Il voyait un lien entre STP et ce qu’on faisait. À par cela, méconnaissance totale de STP.
Je pense que le terme d’ « ultracritique » a été créé par les Cahiers de la Bande Dessinée pour neutraliser tout ce qui n’allait pas dans le sens de la mise en place, par les Cahiers, d’un discours critique sérieux qui se voulait objectif en bande dessinée. Le terme a d’ailleurs été utilisé, je crois pour la première fois, mais je peux me tromper, par Thierry Groensteen pour critiquer un différend qui opposait Controverse et Dorénavant.
Mais nous, je dis «nous» car on faisait un collectif à deux avec Balthazar Kaplan et qu’on avait une même vision des limites du milieu de la bande dessinée, et inversement des possibilités immenses du langage de la bande dessinée, on était dans un état d’esprit tout à fait différent de Controverse et encore plus des Cahiers de la Bande Dessinée. On ne cherchait pas à faire de la « critique » en bande dessinée. On trouvait, au contraire, qu’il n’y avait pas encore de « vraies » bandes dessinées, on rejetait tout ‘ou presque ce qui se faisait dans ce milieu. Ce qui nous intéressait, c’était explorer le langage même de la bande dessinée, peindre, dessiner, écrire des bandes dessinées. Ce qui nous a amenés, fatalement, dès le début, à avoir un regard critique sur la bande dessinée et à chercher à briser le consensus autour de la « BD ». Nous confiner (comme on dit aujourd’hui) dans « l’ultracritique », c’était une manière de refuser de nous considérer comme des auteurs, et comme en plus, c’était aussi une façon de minorer notre discours sur la bande dessinée, il ne restait pas grand-chose comme ouverture ! Et cela pratiquement dès le premier numéro de Dorénavant
Avec Le Lynx ou Globof, tu n’avais pas les mêmes problèmes, tu en avais sûrement d’autres ! Comment tu voyais le paysage de la bande dessinée ?

Jean-Christophe Menu : La grosse différence avec Dorénavant, c’est que je crois, nous (ceux qui faisaient Le Lynx à cette époque) venions vraiment de la bande dessinée profonde, nous avions été élevés dedans… Donc il s’agissait plutôt pour nous de faire la part des choses dans ce territoire dans lequel on avait grandi, où on avait la plupart de nos références, mais qui n’évoluait pas selon nos attentes. Pour Le Lynx, le propos était d’innover au sein d’une forme bande dessinée qu’on ne remettait globalement pas en question ; là où il me semble que Dorénavant attaquait la forme même. Je crois que le point de désaccord était le primat de la narration, que vous refusiez totalement, là où nous y restions finalement attachés. Nous attaquions le milieu BD sur la politique commerciale des gros éditeurs, mais c’était pour dépoussiérer une forme dans laquelle on croyait encore, qu’on pensait pouvoir renouveler, et c’est finalement ce qu’on a fait. Mais c’est vrai que ce n’était pas en opposition radicale avec la définition admise de la bande dessinée, au contraire ça renouait aussi avec des tentatives d’ouvertures interrompues dans les années 70. Le paysage de la bande dessinée, à la fin des années 80, je le voyais comme mort, tout simplement !
Vos textes, à Kaplan et toi, dans Controverse, précédaient en fait la revue Dorénavant : qu’est-ce qui vous a poussé à écrire dans Controverse ? Comment as-tu connu ce bulletin si confidentiel, t’intéressais-tu par exemple à ce que publiait Futuropolis ?

Barthélémy Schwartz : Je connaissais mal ce que faisait Futuropolis, mais il était pour moi très largement au-dessus du lot, d’une certaine façon le fait qu’il était là était rassurant. Je le voyais un peu comme un Losfeld de la bande dessinée. Il y avait quelque chose de très fort qui se dégageait de Futuropolis, c’était l’idée que l’expérimentation, que l’exploration était possible en bande dessinée. Controverse c’était autre chose. Je crois qu’on a appris son existence par les Cahiers, on l’a remarqué très vite. Pour nous, Dorénavant était d’abord un collectif avant d’être une revue. Avant de contacter Bruno Lecigne, on avait déjà diffusé deux sortes de manifestes. En janvier 1985, on avait envoyé au Salon d’Angoulême un faux Swarte intitulé Anton Makasar présente : misère de la bande dessinée, et en mars, à une poignée de critiques, une bande dessinée détournée d’Hergé qui s’appelait L’Affaire Balthazar Kaplan, avec un sous-titre très long qui résumait ce qu’on voulait faire : « Quelques thèses simples en faveur d’un débat moderne, celui de faire de la bande dessinée un véritable art original, ou misère de la bande dessinée. » C’est dans ce contexte qu’on a découvert Controverse, juste après. Comme le premier numéro appelait à ouvrir un débat sur la bande dessinée, on a envoyé deux textes. Et en novembre, on a aussi diffusé largement une « Lettre aux critiques ». Si bien que quand est sorti le n°1 de Dorénavant, cela a coïncidé avec la publication de nos deux textes dans Controverse.
Mais je voudrais revenir sur la question de la narration que tu as évoquée. Il y avait un problème avec la narration, qui venait, pour moi, du côté préhistorique du milieu de la bande dessinée, et peut-être aussi du choix par certains de ce que devait être ou ne pas être la bande dessinée. Dorénavant n’était pas contre la narration, mais contre la narration comme moyen unique de s’exprimer en bande dessinée. Mais ça a été tout de suite compris comme un rejet de la narration. Moi, ça ne m’intéressait pas de raconter des histoires en bande dessinée, je cherchais plutôt mes marques en poésie, je n’ai jamais été très littéraire, Kaplan l’était beaucoup plus, la narration l’intéressait, mais pas de cette manière-là ! Il voyait par exemple, dans Manhattan Transfer de Dos Passos, un exemple à expérimenter en bande dessinée. On discutait de ce genre de choses.
Là où c’est intéressant, c’est que dans ce paysage «mort», comme tu dis, il y avait un problème autour de la narration qui était en fait, je pense, un problème autour de la bande dessinée. Quand on a sorti Dorénavant, il y avait encore en bande dessinée l’idée de territoire à consolider ou à protéger, de l’art par exemple. Quand on parlait de bandes dessinées qui ne raconteraient pas forcément des histoires, on nous répliquait « ça n’existe pas, ce n’est pas de la bande dessinée ». Il y avait une grande peur qui montrait qu’il y avait aussi un grand trou noir en bande dessinée, c’est la place de la poésie, ou plutôt son absence. Une exploration poétique du langage semblait incompréhensible et inconcevable en bande dessinée.
Mais est-ce que cette question a évolué ensuite, je veux dire, est-ce que dans L’Association et autour de vous, tu as vu émerger des bandes dessinées qui s’écartaient de la narration, qui cherchaient autre chose ?

Jean-Christophe Menu : Le point sur lequel nous étions d’accord était d’être « contre la narration comme moyen unique de s’exprimer en bande dessinée ». À la différence près que la majeure partie de ce que nous faisions alors, et commencions à publier avec L’Association, restait basée sur la narration… et l’est demeuré par la suite… Les Tordus de Mattt Konture, parmi ses premières planches des années 85-86, correspondaient assez bien à la définition de Dorénavant, c’était des juxtapositions de cases sans scénario préétabli. Mais Mattt Konture a évolué lui aussi vers une forme structurée de récit autobiographique. Il est clair que L’Association a surtout cherché à repousser les limites du genre sans remettre en question la narration, à de rares exceptions près. D’un autre côté, je n’ai pas l’impression durant toutes ces années d’avoir vu beaucoup d’exemples convaincants de bandes dessinées poétiques et non-narratives, au sens où l’entendait Dorénavant. Peut-être que je n’ai pas su les voir ? Je pense que des livres comme Le Saint Patron de Jochen Gerner ou, plus récemment, Safari Monseigneur de Florent Ruppert & Jerome Mulot, ne sont pas éloignés de ce que pouvait défendre Dorénavant. Mais on ne quitte pas la narration. Il est probable que Dorénavant avait non pas vingt mais trente ans d’avance, et qu’on va seulement commencer à voir se développer des expériences de bandes dessinées non (anti ?) narratives…
Tu ne te retrouves pas dans le terme d’ « ultracritique », je suppose que tu ne te reconnais pas non plus dans celui d’ « infranarratif » dû au même Thierry Groensteen ? Il avait défini ce concept d’ « infranarratif » lors du colloque de Cerisy de 1987 (actes publiés par Futuropolis), en s’appuyant précisément sur les travaux de Dorénavant. Je suppose que le fait de voir vos tentatives rapprochées de force (et de façon subalterne) à la narration n’a pas dû être trop de votre goût ?

Barthélémy Schwartz : Non, pas vraiment, parce que « l’infranarratif », c’était encore enfermer les possibilités du langage dans la seule case de la narration, et dans une conception d’ailleurs très contestable. Car c’était quoi la bande dessinée pour Thierry Groensteen ? Quelque chose qui relevait forcément du « récit » parce que s’il n’y a pas de récit il n’y a pas de « sens ». Toujours cette incompréhension totale de l’approche poétique en bande dessinée, comme si la poésie c’était quelque chose de dépourvu de sens ! C’était ne pas voir que dès qu’on met deux images l’une à côté de l’autre, même arbitrairement, il y a forcément du sens parce qu’il y a un dialogue. Il y a une unité cachée, car il n’y a pas que la raison qui gouverne le monde comme on dit, il y a aussi l’inconscient. Un jour Stéphane Goarnisson a rêvé d’un livre de bande dessinée dans lequel toutes les cases avaient été découpées, du coup on voyait à travers les cases les pages de dessous et ainsi de suite comme dans un pliage de dentelle. Ça aurait été intéressant de le réaliser en vrai. Ça aussi, c’était un exemple de « bande dessinée sans dé » ! Donc Groensteen évacuait complètement la question de l’inconscient dans le rapport aux images ou dans le processus de création. Sans parler de sa conception de la narration en bande dessinée, ou ce qu’il disait du surréalisme. Mais surtout, il caricaturait Dorénavant en parlant de « bande dessinée pure » (je ne sais pas ce que ça veut dire la « bande dessinée pure »), pour ensuite se réapproprier ce qu’on faisait, mais dans un sens tout à fait opposé…
Il y a d’ailleurs un lien, je trouve, entre son texte de Cerisy et celui qu’il a écrit pour l’OuPus 1 de l’OuBaPo. C’est un peu la même idée qui est poursuivie. Au lieu de chercher la création dans l’exploration du langage, on la cherche d’un point de vue abstrait dans la définition d’une grille ou d’une structure. À côté de cela, toujours dans l’OuPus 1, il y a le « tripoutre » de Killoffer inspiré d’Escher, qui montre ce qu’on peut faire quand on part du langage au lieu de chercher une structure abstraite à appliquer sur le langage. Killoffer bouscule son langage, il cherche et il trouve des choses, alors que Thierry Groensteen ne voit que les contraintes et les procédures, c’est-à-dire ce qu’il appelait « l’infranarratif » justement. Un autre exemple d’exploration du langage, c’est Moins d’un quart de seconde pour vivre que tu as fait avec Lewis Trondheim et qui était excellent, j’avais écrit quelque chose dessus quand c’était sorti. Là, il y avait des portes qui s’ouvraient, qui sont pour moi des exemples d’approches poétiques en bande dessinée, alors que Thierry Groensteen cherchait plutôt à fermer les portes, à codifier.
Tu as dit qu’il y a eu peu d’exploration en dehors de la narration ou dans ses marges, même dans L’Association. En même temps, vous avez créé l’OuBaPo qui est bien une expérience sur les possibilités du langage. En même temps, l’OuBaPo a volontairement pris une forme qui le distingue de l’approche « habituelle » de la bande dessinée. Comme si l’exploration du langage ne pouvait exister en bande dessinée que dans les marges ou alors dans un espace volontairement placé à l’écart du reste.
Est-ce que tu ne trouves pas que l’OuBaPo a été la forme hybride qu’a prise l’exploration du langage en bande dessinée dans un contexte général qui était archaïque et hostile à des recherches nouvelles ? D’un côté l’OuBaPo a rassuré ceux qui n’auraient pas su comprendre ces expériences si elles étaient apparues plus librement, et de l’autre il a permis des expériences qui n’auraient pu être tentées ailleurs. D’où aussi son côté contradictoire, on trouve à la fois dans l’OuBaPo des choses très stimulantes comme le « tripoutre » ou Moins d’un quart de seconde, ou d’autres choses encore, mais aussi des exercices et des théories qui en sont presque le contraire.

Jean-Christophe Menu : Le paradoxe est que l’OuBaPo est un espace où l’on peut envisager d’autres pistes narratives, mais qui répond aussi à des critères précis. Comme l’OuBaPo est officiellement basé sur les contraintes d’ordre mathématique, dans la suite de l’OuLiPo, on ne peut pas attendre de l’OuBapo qu’il couvre un champ de recherches plus large que ce pour quoi il a été créé. Par ailleurs, l’OuBaPo est un groupe constitué, qui n’inclut pas forcément les autres fondateurs ou auteurs de L’Association. Donc il y a peut-être un malentendu, quand on perçoit l’OuBaPo comme le sous-territoire le plus expérimental de L’Association. Ce qu’il aurait fallu, peut-être, c’est de nombreux autres groupes de recherche avec des axes différents, au sein de L’Association… C’est curieux que spontanément, je ne pense pas à l’OuBaPo quand je me pose la question de ce qu’a fait L’Association pour échapper à l’hégémonie de la narration. C’est peut-être que si l’OuBaPo travaille sur le langage, il ne me semble pas en opposition avec la narration. Au contraire, les contraintes me paraissent destinées à faire naître de nouvelles directions narratives, des formes de récit qui ne seraient pas venues spontanément à l’esprit. Par exemple, dans l’OuPus 2, Jochen Gerner a proposé une réinterprétation graphique et textuelle d’un strip publicitaire de bricolage, j’en suis venu ainsi à traiter du 11 septembre 2001, ce que je n’aurais pas eu la démarche de faire autrement. C’est que la structure proposée (les lignes directrices du strip modèle) m’a évoqué les éléments du 11 septembre, qui était un événement récent, comme j’aurais pu voir un visage précis dans l’humidité d’un mur ou dans les nervures d’un panneau de bois… Peut-être est-ce là que l’OuBaPo rejoint l’approche poétique : en faisant naître de l’imprévisible.
C’est intéressant quand tu dis qu’au sein même de l’OuBaPo, Killoffer ouvrait des perspectives et Groensteen les refermait. C’est peut-être la véritable raison de la démission de Groensteen qu’on n’a jamais vraiment élucidée : il y avait trop de portes ouvertes, trop de courants d’air ! C’est peut-être aussi à mettre en parallèle avec un propos qu’on m’a rapporté récemment comme quoi le 9e Art de Groensteen était une revue « positive » et L’Éprouvette une revue « négative ». Pourquoi pas…
Ce qui m’amène à te demander comment tu vois ce qui se passe en ce moment dans la bande dessinée, sous un angle politique ? Puisque je sais qu’après Dorénavant, tu t’es occupé entre autres d’Ab irato dont l’un des axes principaux était la critique sociale.

Barthélémy Schwartz : Comme je te l’ai dit, j’ai un regard assez distant sur la bande dessinée. La bande dessinée « sous un angle politique » ? Je ne sais pas si je vais répondre exactement à ta question. Pour moi, l’idée de création a toujours été liée à l’idée que dans une société idéale, tout le monde devrait pouvoir créer, sans « spécialistes » de la création, sans « spectateurs », etc. C’est donc lié à l’idée de changer la société. La création est pour moi liée à l’idée d’utopie. Je ne pense pas qu’en création, comme dans tous les autres domaines de la vie, on pourra aller, dans un monde inchangé, au-delà des limites imposées par la société existante, capitaliste. C’est ce gui m’a amené après Dorénavant à m’orienter vers la critique sociale, et à délaisser un peu la création d’ailleurs. En faisant avec quelques amis le collectif Ab irato, qui a d’abord été une revue et qui est devenu ensuite une maison d’édition, et aussi, plus tard, avec l’expérience de la revue Oiseau-tempête. J’ai toujours pensé cela, d’ailleurs le nom de Dorénavant était un clin d’œil à la revue Maintenant de Cravan.
Pour revenir à ta question, la bande dessinée est pour moi à la fois archaïque et moderne. Archaïque parce qu’il y a toujours cette bataille pour qu’elle devienne un langage adulte face à une arrière-garde qui se satisfait des vieilles rentes, et qu’il y a toujours des scandales faciles à faire. Mais moderne aussi parce que paradoxalement le côté marchand est aussi le moyen par lequel la bande dessinée se « modernise », c’est-à-dire qu’elle se transforme pour devenir pareille à ce qui se fait dans les autres domaines. C’est-à-dire ni mieux ni moins bien qu’ailleurs, avec la même pollution marchande. C’est dans ce contexte que s’articule, je crois, L’Association qui lutte à la fois contre les archaïsmes mais qui doit aussi se défendre contre la « modernité » marchande, avec le risque qu’après avoir aidé à bousculer la « vieille » bande dessinée, elle soit engloutie par la « nouvelle » bande dessinée, qui voudra tout, le succès, les journalistes, les paparazzis, les offices et les couvertures de magazine. Et le pire, c’est l’alliance de ce qui est archaïque et de ce qui est « moderne ».
Mais il y a autre chose, qui dépasse d’ailleurs la problématique de la bande dessinée. Il y a une différence entre l’esprit « art moderne » qui a imprégné l’art et la littérature au moins jusqu’à la deuxième guerre mondiale, et la culture qui est apparue après les années 50. L’art moderne avait hérité des valeurs utopiques du XIXe, le romantisme, le progressisme social, etc. qu’on voit avec Dada ou les surréalistes, et dont les situationnistes sont encore les héritiers. Elles étaient à la fois des éléments de contestation et d’intégration, comme on le voit avec le surréalisme. Après la deuxième guerre mondiale, tout ça a été fini. On entre dans un monde qui n’a plus besoin de contestation ou de fausse contestation, on est entré dans l’ère de l’économie mixte. Les arts qui se sont imposés à partir de cette nouvelle époque sont dépourvus d’utopie. Il y a même un rejet de l’utopie. On est entré dans une logique d’acceptation du monde existant. C’est très fort avec l’art contemporain, par exemple. Mais c’est plus évident encore avec le cinéma. Debord a dit des choses très intéressantes sur le cinéma, la contradiction entre les immenses possibilités du langage et la misère du cinéma lié à la société existante qui ne laisse de place à rien d’autre qu’au spectacle de masse. D’où la réapparition d’une figure qui était un fétiche du XIXe et qui avait disparu, celle du « poète maudit ». Il y a de cela aussi, je trouve, en bande dessinée, qui est lié à notre époque.
Est-ce que ce qu’est devenue L’Association en quinze ans correspond à ce que tu imaginais du temps de Labo ? Est-ce que tu pensais à l’époque que le côté marchand que tu dénonces aujourd’hui ferait partie de cette «modernité» de la bande dessinée ?

Jean-Christophe Menu : Je ne m’imaginais rien de tout ça après Labo ! Honnêtement, pour moi, Labo, qui était une sorte d’échec, par rapport à tout ce que j’avais pu y projeter, marquait la fin d’une époque. Et puisqu’on était en janvier 1990, c’était une bonne date pour tirer un trait. Je pensais que L’Association ne serait jamais autre chose qu’un espace de production marginal, qui ferait deux ou trois livres par an, dans le temps libre de ses fondateurs, en dilettantes complets. C’est d’ailleurs ce que les choses laissaient présager les quatre premières années. Je ne pensais pas que les axes que l’on défendait pourraient trouver un jour un écho plus large, encore moins que nous aurions un jour ne serait-ce qu’un salarié et un local ; alors, aujourd’hui, quand je considère que L’Association a huit salariés, un catalogue de près de 300 titres, et un best-seller vendu à un million d’exemplaires dans le monde, je le vis parfois comme une sorte d’immense aberration. Extérieurement ça s’appelle une réussite (voire une « success story »…), et je peux difficilement me plaindre de finalement en vivre, mais de fait, il y a un malentendu persistant entre les principes du début et le fait que L’Association ait dû, même en restant une asso loi 1901, devenir une entreprise qui s’adapte tant bien que mal au système marchand. Enfin, disons que je ne m’y suis jamais fait.
Et alors, évidemment, jamais n’aurait pu me venir l’idée que les marchands, les gros éditeurs honnis de la fin des années 1980, finiraient par revenir incorporer le genre de territoires que nous aurions pu contribuer à défricher. La récupération a commencé à se sentir au fur et à mesure des années, et a fortiori à partir du succès commercial de Persepolis, mais entre 1990 et 1994, c’était absolument inimaginable.
Il me semble que le texte que tu as publié dans Labo était le dernier de ton époque critique autour de la bande dessinée ? En fait, quand s’est réellement arrêté Dorénavant et pourquoi ?

Barthélémy Schwartz : Ça s’est arrêté en 1989, en début d’année. Entre-temps le collectif s’était étoffé, après le départ de Kaplan, avec Stéphane Goarnisson qui venait de la poésie visuelle et du lettrisme, et Yves Dymen qui venait de quitter son poste de professeur des Beaux-Arts. Il avait aussi Romuald Hibert mais il ne s’intéressait pas vraiment à la bande dessinée… En fait, depuis quelque temps, je crois, on était déjà ailleurs. Ou plutôt dans cet « ailleurs » il y avait encore la bande dessinée, mais elle n’occupait plus qu’une place. Stéphane Goarnisson faisait de la poésie visuelle, une poésie qui est à la fois de l’image et du texte. La couverture du dernier Dorénavant que tu as reproduite dans L’Éprouvette est de lui : une carte de France avec des nuages remplacés par des bulles de bande dessinée, c’était de la poésie visuelle. Une manière de subvertir le sens en détournant des éléments. Il avait fait une bande dessinée autobiographique, truffée de références lettristes et poétiques, Flip de Paris, dont seules quelques pages ont malheureusement été publiées dans le dernier Dorénavant. Il avait aussi sa propre revue de poésie visuelle, Soir de Paris, et publiait dans des revues comme Dock(s) de Julien Blaine. Ce qu’il faisait en poésie visuelle intéressait la bande dessinée et vice versa, mais les fausses catégories « bande dessinée », « poésie visuelle », « art » n’avaient là plus vraiment de sens. C’est peut-être cela qui a préparé le passage de Dorénavant à la Comète d’Ab Irato, située quelque part, au début, entre la bande dessinée, la poésie visuelle, la littérature, le non-art et la critique sociale. On avait un bagage subversif-anti-artistique commun. Yves Dymen, lui, était plus proche de l’art, mais dans une pratique activiste, proche du happening. Il faisait des installations dans la rue avec des personnages dessinés peints in situ, dont plusieurs ont été reproduits dans le dernier numéro, et des jeux sur la juxtaposation d’images. L’erreur a été, je crois, d’aller à un salon de bande dessinée et d’y avoir un stand. C’était à Grenoble, un truc complètement commercial et « bédé ». Tout le monde en est sorti dégoûté. Pour moi, ça a été un déclic, et quelques jours après j’ai décidé pour ce qui me concerne d’arrêter de faire Dorénavant, et ça s’est arrêté comme ça. Yves Dymen a tenté d’avoir une subvention du CNL pour continuer la revue, mais je crois que ça n’a pas marché. Après il y a eu ton invitation à participer au numéro de Labo chez Futuropolis, et ça m’a permis de faire un point sur cette expérience de bande dessinée. Et après j’ai arrêté d’écrire sur la bande dessinée, j’ai continué à explorer à ma manière le langage de la bande dessinée, par le collage surtout, mais ailleurs qu’en bande dessinée. Et ce qui est marrant, c’est qu’ « ailleurs » on ne m’a jamais dit que ce que je faisais « ce n’était pas de la bande dessinée »…
En quoi Labo a été un échec ?

Jean-Christophe Menu : J’en attendais trop. Je voyais ça comme une espèce de NRF de la bande dessinée. Et la préparation a duré deux longues années. J’ai eu des conflits avec Robial (qui lui-même en avait avec Gallimard), avec Thévenet qui faisait parfois l’intermédiaire, avec certains auteurs, parce que ce n’était pas payé notamment… Quand c’est sorti, j’étais un peu usé. Le projet a été abandonné ou mis en stand-by au moins deux fois durant cette période 1988-1990. J’avais trop projeté sur Labo alors que ma marge de manœuvre était très faible.

Barthélémy Schwartz : Dans ton texte sur « bande dessinée et avant-garde », on sent que la réflexion sur l’histoire de la bande dessinée est importante pour toi. Est-ce qu’il n’y a pas là un souci de « sauver du naufrage » (de l’immédiateté marchande et de l’absence de mémoire en bande dessinée), des bandes dessinées qui ont été cruciales pour toi, et qui le sont aussi, selon toi, pour la bande dessinée elle-même ? Je pense au travail fait par L’Association autour d’Edmond Baudoin. Et par là, aussi, l’idée de transmettre des expériences et des acquis aux générations nouvelles ? Futuropolis a joué je crois un peu ce rôle-là en bande dessinée.

Jean-Christophe Menu : Oui, tout à fait, L’Association a toujours voulu régler ses dettes à ceux qui nous ont inspirés et qui nous paraissaient les plus innovants. Nous avons réédité Baudoin, Goossens, Gébé, Forest, Mattioli, bientôt Caro, qui étaient devenus indisponibles en librairie (ou n’avaient jamais existé, comme le M le Magicien de Mattioli, ou bientôt l’intégralité en un volume de Sergent Laterreur de Touïs et Frydman). Autant Futuropolis avait joué ce rôle dans les années 1970-80 avec le meilleur des années 1910-20-30 américaines, autant nous avons eu à le jouer pour ce qui nous précédait plus directement, les années 1960-70… Il y a un côté sacerdotal un peu désespérant à le faire parce que ces auteurs difficiles qui se vendaient mal en leurs temps, se vendent souvent toujours aussi mal, malgré leur statut de classiques. Et avec l’évolution de la librairie qui privilégie les nouveautés par rapport au fonds, les rééditions patrimoniales passent souvent inaperçues, alors qu’elles nous ont parfois réclamé des mois voire des années de travail de restauration. Mais peu importe : c’est disponible.
J’ai une question sur l’origine de Dorénavant. Comment as-tu rencontré Balthazar Kaplan et comment en êtes-vous venus tous les deux à établir ce programme critique ? Sais-tu ce qu’il est devenu aujourd’hui ?

Barthélémy Schwartz : On s’est connu dès le collège, mais ce n’est qu’après le Bac qu’on a commencé à réfléchir plus sérieusement à des choses collectives, avec deux autres amis, Romain Pilum et Alma. Cela a duré un an ou deux à discuter de recherches expérimentales qui allaient dans des directions très différentes, autour de la critique de la société, de la poésie, du cinéma expérimental et des graffitis sauvages. On parlait peu de bande dessinée, même si on en avait lu pas mal, mais pas plus que d’autres. À ce moment-là, Kaplan était à Normale Sup à Henri IV, Alma, Pilum et moi on était étudiants dans une école d’art à Cergy-Pontoise. Pendant cette période, je faisais avec Pilum des graffitis la nuit dans Paris, qu’on appelait « attentats plastiques », qui consistaient à détourner des affiches dans une esthétique très Bazooka, souvent dans le métro. On faisait aussi un journal à l’école d’art qui s’appelait Le Cossard Tribune, qui était un mini-Canard Enchaîné et qui a duré un an, on voulait aussi créer une « Internationale cossarde » pour unifier un peu tout ça. On avait diffusé sur les murs des appels à des graffitis sauvages plus politiques et poétiques signés l’Internationale cossarde. C’était assez potache, mais ça nous amusait beaucoup. Et puis il y a eu une dispersion quand on s’est fait exclure de l’école d’art. C’est à ce moment-là, je pense, qu’on a commencé avec Kaplan à réfléchir, à deux, à un projet collectif de renouveau du langage en bande dessinée, c’était vers 1984. D’une certaine façon, c’est dans la bande dessinée qu’on a concrétisé toutes ces idées, en la considérant à la fois comme un langage, comme un milieu, et comme une attitude, d’où la référence à Cravan. On a commencé à faire de l’expérimentation en bande dessinée, mais sans rien montrer ni publier. Il y avait les deux dimensions, texte/image et narration linéaire, nous on voulait explorer la troisième dimension, le rapport d’images. Puis en 1985, on a commencé à faire les choses plus sérieusement en préparant ce qu’on appelait entre nous « L’Affaire Balthazar Kaplan », parce qu’on préparait ça comme une aventure de bande dessinée mais qu’on vivait comme une aventure en bande dessinée, et puis après il y a eu la revue Dorénavant.
Je vois toujours Balthazar Kaplan, qui vit en Bretagne, mais pendant une longue période, quand il a quitté Dorénavant, on s’est un peu éloigné l’un de l’autre. Il a passé une agrégation de lettres modernes, puis il est parti vivre au Japon dans les années 1990 où il a travaillé comme chargé de mission à l’ambassade de France. Il y est resté quelques années. Il a commencé à écrire. À son retour en France, il a publié sous son vrai nom, Guillaume Marbot, un premier roman, La Ville, en 1998, puis récemment chez Flammarion Le Chimiste en 2004. On est resté en contact après son retour du Japon. Par contre, j’ai perdu de vue Romain Pilum et Alma (qui a fait partie de La Comète d’Ab Irato), mais aussi Stéphane Goarnisson et Yves Dymen.

[Discussion échangée par e-mail en mars et avril 2006, publiée dans l’Éprouvette, n°2 (2006).]

Entretien par en janvier 2016