Dorénavant a 30 ans

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En mars 1986, le premier numéro de Dorénavant s'ouvrait sur un véritable ultimatum: « Nous nous présentons comme critiques ET auteurs de bande-dessinée: par critique nous entendons faire la critique de la critique; par auteur, nous entendons rechercher un nouveau langage en bande-dessinée. [...] Notre intention est de ne pas chercher à vivre de nos RECHERCHES de manière à pouvoir les poursuivre en toute liberté. Nous avons le projet de créer une aventure. » Au moment de fêter les trente ans de cette revue à la trajectoire fulgurante, échange (au long-cours) avec ses deux fondateurs.

Xavier Guilbert : Puisque l’on parle « d’un temps que les moins de vingt ans, etc. », je serais curieux de savoir quelle était votre perception du petit monde de la critique de bande dessinée à l’époque ? Dans un monde pré-Internet, comment s’informait-on, comment se rencontrait-on, comment en venait-on à envisager un projet aussi fou qu’une revue ?

Barthélémy Schwartz : Il y avait d’abord le « petit monde » de la bande dessinée, dont les productions nous paraissaient totalement préhistoriques. Dans ce petit monde, il y avait des gens qui faisaient de la « critique », généralement guère plus intéressantes que les productions. Et par-dessus tout, le sentiment qu’à cette époque, il n’y avait pas encore de définition stabilisée de ce qu’était ou non la bande dessinée, en quoi ce langage était particulier. Nous lisions les Cahiers de la bande dessinée, PLGPPUR, le Collectionneur de bande dessinée et pratiquions l’échange de revue.

Xavier Guilbert : Je suis un peu étonné par cette description — j’ai l’impression qu’une partie des gens qui s’intéressent à la critique en bande dessinée considèrent la période Groensteen des Cahiers comme une forme d’âge d’or. Il y a d’ailleurs là une forme de paradoxe pour cette époque, avec d’un côté une production qui est reconnue comme s’industrialisant à l’excès (la collection « Vécu » de Glénat emblématique de cette dérive), et de l’autre le développement d’une critique idéalisée…
En ce qui vous concerne, étiez-vous exposé à des productions qui sortaient justement de ce « petit monde » ? Quels étaient justement ces références qui vous permettaient de sentir que la bande dessinée pouvait aspirer à autre chose ?

Balthazar Kaplan : En ce qui me concerne, je crois n’avoir jamais lu un seul texte de critique de bande dessinée avant Dorénavant. J’ai feuilleté quelquefois les Cahiers mais juste pour les interviews des auteurs. En fait, il y a un malentendu de départ avec Dorénavant, c’est que nous ne nous sommes jamais considérés comme critiques. De mon côté, la bande dessinée a été dans mon enfance un magnifique vecteur d’évasion dans un milieu familial de classe moyenne plutôt étriqué. J’ai beaucoup lu et aussi beaucoup dessiné. Lors de nos années de lycée, Barthélémy et moi avions créé un fanzine. Mais c’est aussi dans ces années-là que j’ai découvert la puissance de la littérature, de la peinture, du cinéma. L’enjeu, pour nous, à 20 ans, c’était de réévaluer cette bande dessinée qui nous avait tant enchantés. La réévaluer en tant que moyen d’expression, au même titre que le reste. Dans la période entre nos fanzines et Dorénavant, nous avons aussi écrit des poèmes, réalisé des court-métrages. Nous avons donc dressé un inventaire de ce que nous connaissions avec cette idée de prendre au mot la bande dessinée comme art entier et majeur. Et très vite cet inventaire s’est transformé en une intuition ou une conviction : la bande dessinée n’en était qu’au début de ses moyens d’expression, et notamment parce qu’elle avait été limitée à une définition trop restrictive. Il fallait redéfinir la bande dessinée pour ré-ouvrir le champ des possibles. Et tout l’outillage réflexif venait de l’extérieur de la bande dessinée : de la critique littéraire, de la philosophie, de tout ce que nous avions l’un et l’autre glané dans nos lectures.

Barthélémy Schwartz : Je rejoins ce que dit Balthazar. Avant Dorénavant, je ne m’intéressais pas non plus à la critique de la bande dessinée ni à ses théories. J’avais lu, en tant qu’amateur de bande dessinée tout simplement, les entretiens avec Hergé de Numa Sadoul, quelques numéros de Schtroumf, sûrement trouvés d’occasion chez les bouquinistes, sur des auteurs que j’aimais bien, Giraud, Hergé je crois, peut-être Fred, je ne me souviens plus. En fait, la bande dessinée comme genre à explorer est arrivée dans nos projets presque par accident. Nous explorions un peu la bande dessinée, mais sans grande prétention au moment du lycée avec un fanzine, mais ce n’est pas ça qui a déclenché l’envie de nous intéresser plus particulièrement à la bande dessinée. Comme le dit Balthazar, entre temps, nous avons commencé à faire à deux des sortes d’expérimentations en création, explorant plusieurs moyens d’expression en même temps, poésie, film, écriture à deux, pour ma part je faisais aussi des détournements d’affiches dans le métro, des choses liées au quotidien. Il y avait aussi l’idée de « totalité » (tout était à explorer) plutôt que la séparation et la spécialisation. A un moment, on s’est tourné plus particulièrement vers la bande dessinée, mais on aurait pu aussi bien se tourner vers le cinéma avec des pratiques expérimentales. La bande dessinée était peut-être plus accessible (un petit monde, un peu provincial). Il y avait aussi l’idée de faire une expérience collective qui ne durerait pas forcément dans la durée. En fait, pour répondre plus précisément à ta question, le monde de la bande dessinée et ses productions étaient pour nous des vieilleries surtout adressées à des ados. Par contre, il y avait un potentiel énorme de création propre au langage de la bande dessinée, qui était équivalent à nos yeux à ce que promettaient (ou ce qui y avait déjà été réalisé) les autres moyens d’expression qui nous intéressaient : poésie, film, art, etc. Il n’y avait pour nous absolument aucune hiérarchie entre les genres. Tous les moyens de création étaient à utiliser, celui de la bande dessinée était aussi prometteur que les autres, et peu de choses y avait été tenté.

Xavier Guilbert : En substance, vous dites tous les deux que la bande dessinée était à vos yeux une sorte de potentiel non exploité, au vu des productions. A nouveau, je trouve intéressant de confronter l’image que l’on peut avoir de l’époque aujourd’hui et votre ressenti d’alors. Il y a trente ans, Futuropolis lançait la collection X, il y avait eu Copyright cinq ans plus tôt ; Moebius a déjà quitté le Garage Hermétique, etc. Etait-ce une production dont vous aviez connaissance et qui ne vous satisfaisait pas, ou n’était-elle simplement pas visible alors ?

Balthazar Kaplan : De mémoire, je pense que je connaissais Futuropolis. Mais en fait, il faut surtout rappeler le contexte de ces années 80 : pas d’internet, évidemment. Donc l’accès aux informations ne passe que par les livres eux-mêmes ou les revues — même pas la presse car aucun journal n’avait alors de pages consacrées à la bande dessinée. Les revues comme les livres, il fallait les trouver : pas dans les bibliothèques qui snobaient encore la bande dessinée (on commençait à parler timidement de médiathèque), il fallait aller dans les librairies. Et les librairies où l’on trouvait les bandes dessinées autres que les productions Dargaud, Casterman et Dupuis n’étaient pas si nombreuses que ça. En venant de ma banlieue lointaine, je considérais alors Boulinier comme une sorte de temple. Et dans ce désert, lorsqu’on trouvait des oasis, ce qui se dégageait alors ce n’était pas les éditeurs mais les auteurs. D’ailleurs, c’est aussi une autre différence entre aujourd’hui et ces années-là : notre époque met beaucoup l’accent sur les intermédiaires. Avant, on négligeait trop leur rôle, probablement par naïveté. Mais aujourd’hui j’ai tendance à trouver qu’on les privilégie trop au détriment des autres. Les distributeurs par rapport aux producteurs, les éditeurs sur les auteurs, les metteurs en scène sur les dramaturges. Les créateurs deviennent comme des pilotes d’une écurie. Tu imagines : Michel-Ange, pilote de l’écurie Vatican ? On connaissait moins bien les subtilités des politiques éditoriales mais les auteurs étaient considérés comme des créateurs à part entière.

Barthélémy Schwartz : Avant Dorénavant, j’avais « consommé » de la bande dessinée comme beaucoup d’ados, par les journaux, Tintin (abonnement par mon grand-père !), Spirou (très peu), Strange (deniers personnels en 5e ou 4e) et les albums qui allaient avec, chez Dargaud, Casterman, Dupuis… En rencontrant Balthazar, au collège (j’avais déménagé entre-temps), j’ai découvert une autre facette de la bande dessinée commerciale pour enfant, Bernard Prince, Blake et Mortimer (j’étais plutôt Tintin), Guy Lefranc, Ric Hochet… Au lycée, nous n’étions plus dans le même établissement, j’ai découvert Métal Hurlant par un autre ami, Mœbius (dont j’adorais les dessins et les histoires), (à suivre) aussi, mais en même temps, j’étais déjà intéressé par d’autres domaines très différents de la bande dessinée, le surréalisme, les avants-gardes artistiques, Dada, futurisme, Merz, le cinéma, les scandales artistiques, la notion d’attitude supérieure à celle d’œuvre, la vie quotidienne plus importante que la création artistique, ce genre de choses.
Encore une fois, le retour à la bande dessinée peu après le Bac, avec Dorénavant, s’est fait presque par hasard. Ce n’est pas notre intérêt pour la bande dessinée ado qui a été déterminant pour la création de Dorénavant, mais nos échanges sur la création, l’expression, le langage, c’est cela qui nous a ramené à la bande dessinée et à nous y intéresser non plus comme lecteurs consommateurs, mais pour son langage, ses possibilités, pour la création. J’aimais beaucoup Mœbius, Fred, mais cela n’a pas influencé le choix d’agir en bande dessinée. L’apport de Mœbius était antérieur à cela. Mais dès lors qu’on a commencé à s’investir en bande dessinée, cela a eu un effet d’hyper-accélération de nos connaissances sur le milieu de la bande dessinée, sur ses créations récentes.
Je ne me souviens plus si je connaissais Futuropolis avant Dorénavant, probablement pas. Mais dès qu’on a commencé, Futuropolis est apparu immédiatement dans notre paysage, comme quelque chose d’incontournable. On l’a repéré tout de suite, comme les créations de Joost Swarte que j’aimais beaucoup, découvertes par les albums publiés chez Futuropolis, (à suivre) ou les Cahiers de la bande dessinée. En ce moment, pour ce dossier dans du9 sur Dorénavant, je relis les vieux numéros de Dorénavant, et redécouvre qu’une de nos premières actions collectives a été de lancer une enquête auprès de la plupart des fanzines francophones dont nous avions connaissance pour savoir ce qu’ils pensait de l’état de la bande dessinée, ce qu’ils en attendaient, l’espoir qu’ils mettaient en elle, pour faire le tri et découvrir les gens avec qui nous pourrions faire des chose, échanger. Une grande partie des connaissances s’est faite aussi par ces formes d’échanges.

Xavier Guilbert : Puisque Barthélémy évoque la création de Dorénavant, justement, y-a-t’il un élément déclencheur ? Vous vous connaissez depuis le collège, vous avez échangé sur la bande dessinée mais pas que, si je comprends bien, qu’est-ce qui vous pousse à passer de l’autre côté pour vous lancer dans de la critique, chose qui ne vous intéressait pas particulièrement auparavant ?
A nouveau, on est à une époque où il n’y a pas d’informatique, ou très peu, pas d’Internet… comment lance-t-on un fanzine, ou une revue, dans ce contexte ? Et n’était-ce pas un truc un peu fou ?

Balthazar Kaplan : Autant que je m’en souvienne, ça s’est fait progressivement. On a éprouvé un moment le besoin de mettre par écrit toutes les idées qui surgissaient dans nos discussions. On a fait alors un faux Tintin, un mix de l’Affaire Tournesol et des Bijoux de la Castafiore et on a remplacé le texte des bulles par le nôtre. Un détournement de bande dessinée dans la tradition situationniste. Sauf que ça restait un texte sur la bande dessinée. Et on laissait ici et là les bulles des personnages pour donner l’impression qu’ils réagissaient à ce que nous disions. On a appelé ça « l’Affaire Balthazar Kaplan » (mon pseudo vient de là) et on l’a envoyé à une liste de critiques et revues de bande dessinée. Il me semble que le seul qui ait réagit a été Bruno Lecigne qui nous a proposé une tribune dans sa revue Controverse. On a alors publié un ou deux articles. Mais comme on restait quand même assez loin des idées de Controverse, on s’est dit : pourquoi pas avoir notre propre revue ? Une revue gratuite, envoyée gratuitement à tous ceux qui parlaient de la bande dessinée — un spectre assez large qui allait des institutionnels (pour les bousculer) à ceux qui, dans les marges, nous paraissaient intéressants. Cette liste n’était pas fermée, il suffisait de nous contacter pour qu’on ajoute la personne intéressée sur notre mailing. Comme le dit Barthélémy, Dorénavant était surtout pour nous un vecteur d’échanges.

Barthélémy Schwartz : La création de la revue en 86 s’est imposé presque naturellement, comme un aboutissement de ce qu’on appelait les « recherches », dont la bande dessinée n’était qu’un des aspects, donc. Vers 83-84 j’avais commencé à explorer le langage de la bande dessinée avec des créations inspirées de Little Nemo, durant la même période, nous avons rédigé le texte « Quelques thèses simples en faveur d’un débat moderne ou l’Affaire Balthazar Kaplan », mais en même temps, on préparait aussi une enquête auprès des poètes vivants sur l’avenir de la poésie dans notre société, les espoirs qu’ils mettaient en elle, etc.
Les « Thèses » étaient assez potaches dans la forme, mais le fond était déjà là. Pour nous les vieilleries c’était toutes les bandes dessinées qui pouvaient se réduire à un storyboard pour film à réaliser : des narrations exprimées dans une forme linéaires de suite de cases. C’était une époque où beaucoup de gens en bande dessinée ne rêvaient que de film et de cinéma. Les albums qui étaient transformés en film étaient présentés comme des victoires dans des revues commerciales comme Circus. A la télévision, le chanteur de gauche Yves Montand vantait le libéralisme et les entreprises, en bande dessinée le libéralisme était partout. C’était devenu étouffant, et en même temps c’était aussi stimulant car il n’y avait qu’à cogner dessus pour faire des avancées !
Il y a donc eu cette période de « recherches ». On s’échangeait régulièrement des « notes » sur nos expérimentations et découvertes respectives, les livres lus. Il y avait un côté laboratoire expérimental pour collectif réduit, sans désir durant cette période de rendre public ce que nous faisions, ni les théories ni les créations. Les « Quelques thèses pour un débat moderne » ont été un premier pas vers l’extérieur qui s’est traduit par une brochure qui a été envoyée à un certain nombre de critiques. Ensuite, il y a eu une affiche détournant le personnage Makassar de Joost Swarte pour diffuser une sorte de pamphlet au salon d’Angoulême, puis en 1985, la « Lettre aux critiques » qui expliquait nos projets en bande dessinée. Cette fois on intervenait vraiment en bande dessinée. En précisant qu’on n’était pas des « critiques » mais des auteurs qui faisaient aussi des théories. Mais apparemment, en bande dessinée, il y avait ou des auteurs ou des critiques, notre discours d’auteurs-théoriciens était totalement inaudible alors que c’est d’une très grande banalité ailleurs, en art, en poésie. Pour nous, Spiegelman n’était pas un auteur et un « critique », pareil pour Swarte quand il réalisait son manifeste en forme d’album « Tintin à Amsterdam », c’était des auteurs-théoriciens, on se situait dans cette trajectoire. Tout cela a créé une sorte de montée en puissance de nos activités, et au moment où on a commencé à publier des textes dans la revue Controverse de Bruno Lecigne, en 85-86, on a décidé de lancer une revue qui s’appellerait Dorénavant. Mais pour nous, Dorénavant c’était d’abord un collectif.

Xavier Guilbert : Vous évoquez Controverse — je viens de relire De la confusion des langages qui est reproduit dans l’Éprouvette n°3, et je suis frappé par le ton de Bruno Lecigne, qui me semble très éloigné de ce que l’on peut lire aujourd’hui. Il y a là une forme de rage ou d’indignation, de revendication d’une position singulière. Etait-ce aussi unique à l’époque aussi ? Balthazar indique que Bruno Lecigne vous avait proposé une tribune — comment se sont passés les échanges avec lui ?

Barthélémy Schwartz : Le ton de Controverse, les textes de Bruno Lecigne, étaient assez uniques dans le paysage. Avant Controverse, il avait écrit deux livres chez Futuropolis, Avanies et mascarade et Fac similé, très bons. Incisifs et intelligents alors que les productions éditoriales étaient en général très pauvres à l’époque, caricaturales, hyper-commerciales, presque indigentes, s’adressant plutôt à des jeunes ados qu’à des adultes. Il y avait les Cahiers de la bande dessinée aussi, bien sûr. On sentait chez Lecigne l’expression de quelqu’un qui voyait les limites de la bande dessinée ou plutôt l’écart entre ce qui était produit et se qui pouvait se faire, et qu’il cherchait une solution, sans forcément trouver l’issue. C’était peut-être pour cela, parce qu’il cherchait à débloquer le système, qu’il était ouvert à d’autres propositions, qu’il a publié nos textes, même s’il ne partageait pas forcément nos points de vue. Il voulait créer un espace de discussions et d’échanges dans un milieu qui discutait peu. Dans l’environnement des années 80, cela ne pouvait se faire que sous une forme qui pouvait devenir polémique, tellement le poids du conformisme et de « l’esprit BD » était omniprésent, exclusif, d’où le choix du nom Controverse. Ce n’était pas seulement créer un lieu de discussion, mais provoquer des débats. En fait, la deuxième moitié des années 80 était marquée par un hyper-conformisme pro-commercial et, en même temps, par la prise de conscience par quelques-uns que ce langage pouvait aboutir à autre chose, ouvrir d’autres voies créatives, mais que cela ne pourrait se faire que par la rupture. Futuropolis était l’éditeur de Controverse, c’était aussi l’éditeur des premiers livres de Bruno Lecigne, un éditeur courageux, innovateur, qui prenait des risques, c’est par lui que nous avions découvert le travail de Joost Swarte, cela prouvait que malgré le paysage désastré de la bande dessinée, il y avait encore de l’espoir et de l’espace pour faire des choses nouvelles. Même si les Cahiers de la bande dessinée faisait un travail sérieux compte tenu de l’époque, Futuropolis exerçait sur nous, sur moi en tout cas, une véritable attraction. Après avoir découvert les premiers numéros de Controverse, J’ai envoyé une proposition de texte qui a aussitôt été acceptée. Nous avons ainsi publié plusieurs textes, Balthazar et moi, dans Controverse. Pour ma part, j’appréciais beaucoup le travail de Lecigne, dans les Cahiers ou via ses livres, il y avait une éthique dans son attitude : pour critiquer les choix commerciaux des éditeurs, il ne fallait pas être impliqué dans le système de production du livre. Il a mis cela en pratique, mais à l’envers, en cessant d’écrire sur la bande dessinée, et donc de faire Controverse, à partir du moment où il a rejoint un éditeur commercial, les Humanoïdes associés, en tant que responsable éditorial. Ce qui était totalement incompréhensible pour moi, mais du point de vue éthique, il n’y avait rien à redire. Le projet de Controverse était très éloigné de ce que nous avions en tête : créer un collectif pour explorer d’autres manières de parler le langage de la bande dessinée. Nous n’étions pas dans le dialogue et l’échange, mais dans les propositions, la construction. Je ne suis pas sûr que Lecigne avait une idée claire de ce que nous cherchions à réaliser quand nous l’avons rencontré. En même temps, cet échange a été relativement court car Controverse a cessé de paraître en 1986, l’année où nous avons lancé le n°1 de Dorénavant.

Balthazar Kaplan : Barthélémy a déjà tout dit. Je peux juste ajouter que j’avais un itinéraire différent de Barthélémy : enfant et ado, je ressemblais beaucoup au Petit Christian de Blutch. La bande dessinée était mon cadre de référence principal et j’en faisais beaucoup. Mais j’étais un bon élève à l’école et après le bac, je me suis retrouvé brusquement dans un milieu complètement différent, celui des classes prépa littéraires au lycée Henri IV. Ce fut un choc, social mais surtout un choc intellectuel et culturel. Et découvrant la puissance d’auteurs comme Proust, Céline, Rimbaud, Deleuze, Barthes, Hannah Arendt et j’en passe, j’ai rejeté la bande dessinée non par snobisme mais par comparaison et déception. Surtout il faut bien se rappeler du contexte et de ce que proposait alors la bande dessinée de l’époque. Le contraste, pour moi, était violent. Quand on goûte aux alcools forts, on s’intéresse moins au Champomy… C’est mes discussions régulières avec Barthélémy qui m’ont permis de ne pas couper complètement les ponts. Alors, oui, Bruno Lecigne, c’était une des voix qui montraient qu’il y avait peut-être un possible autre pour la bande dessinée. D’ailleurs, quand on connaît un peu l’histoire de la littérature ou de la peinture, on sait que la polémique, les scandales sont inhérents à l’histoire de la création. Donc si la bande dessinée se revendiquait comme art, elle devait être capable d’en vivre aussi les turbulences. Dans les années 80, elle paraissait animée d’un grand désir de reconnaissance tout en voulant rester un milieu de copains où toute idée ou tout éclat était banni pour préserver l’ambiance. Bruno Lecigne tranchait avec ça.

Xavier Guilbert : Comment se sont déroulés les débuts de Dorénavant ? Une revue gratuite, donc, envoyée à tous ceux qui parlaient de bande dessinée, organisée autour d’un collectif…

Barthélémy Schwartz : Avec la publication de nos premiers textes dans Controverse, nous avons trouvé utile de faire notre propre revue. Nous avions en tête la forme relativement classique du collectif, avec une revue, des manifestes, et si possible des expositions. Avec comme axe majeur l’exploration du langage en tant qu’auteurs, pas comme critiques. La création et la théorie étaient deux moments qui devaient se compléter, dans la tradition des artistes et des poètes qui réfléchissaient aussi sur leur moyen d’expression, il s’agissait de défendre une certaine attitude en création dans le rapport au monde marchand, provoquer une rupture entre ce qui était communément admis en bande dessinée comme étant la « normalité » (la « bédé ») et les voies nouvelles à explorer (la bande dessinée moderne). Le nom de la revue était en soi un manifeste, il signifiait une rupture avec l’existant. Nous avions beaucoup de mépris pour la quasi totalité du genre, et nous faisions une nette différence entre le genre bande dessinée et ses productions actuelles, et ce qui pouvait être fait en s’exprimant par le langage de la bande dessinée, ce qui incluait aussi des créations contemporaines ou du passé qui esquissaient des pistes nouvelles. Le nom de « Dorénavant » renvoyait aussi pour nous aux avant-gardes artistiques, avec une filiation qui remontait à Rimbaud, passant par Dada et les surréalistes. Peut-être davantage pour moi que pour Balthazar qui avait d’autres références (peinture, cinéma, littérature). Les miennes étaient plutôt poésie, humour noir, avant-gardes artistiques et politique.
La publication de nos premiers textes dans Controverse a beaucoup facilité la diffusion de nos idées et de Dorénavant. Nos positions dans Controverse, les premières polémiques ont permis de marquer rapidement notre différence avec ce qui se faisait habituellement dans le milieu, lorsque le n°1 de Dorénavant a paru, nous étions déjà connus. C’était important car cela permettait de dessiner une nouvelle carte des possibles distinguant ceux qui se contentait de la « bédé », commerciale ou plus élaborée, et ceux qui cherchaient des pistes nouvelles. Très rapidement nous avons provoqué l’hostilité de la plus part des critiques du milieu. Dans chaque numéro de Dorénavant, nous avons pris l’habitude de publier les critiques qui nous étaient consacrées, dans une rubrique que nous appelions « Les romans de Dorénavant » (un clin d’œil aux situationnistes dont je découvrais les écrits), car la plupart d’entre elles, si ce n’est la quasi totalité, ne comprenait visiblement rien à ce que nous faisions ! Quand elles parlaient de Dorénavant, nous avions l’impression que ces critiques traitaient d’une autre revue, à mille lieues de notre projet. Nous étions polémiques, mais il faut avoir à l’esprit que l’ensemble du milieu qui faisait office de critiques nous était hostile. On a vraiment eu affaire à un tir de barrage généralisé ! Cela a d’ailleurs commencé dans Controverse quand à la suite d’un de nos textes sur les rapports des créateurs et des marchands, un collaborateur des Cahiers a cru bon de répliquer par un « Défense de l’alimentaire ». En guise de réponse, on lui a envoyé un billet de 20 francs pour qu’il soit au moins rétribué pour un article qu’il avait écrit sans être rémunéré. Il fallait comprendre l’envoi du billet et ce qui était écrit dessus comme une forme de tract nominal. Il y avait une dimension dans Dorénavant qui a toujours été présente, c’était l’humour. Non pas un humour potache, comme il y en avait beaucoup dans la « bédé », mais un humour qui participait de l’aventure collective. Parallèlement à l’envoi de Dorénavant à l’ensemble des critiques dont nous avions connaissance dans la presse spécialisée, nous avons dès les premiers numéros lancé une enquête auprès de la plupart des revues non commerciales qui existaient à l’époque, essentiellement des fanzines pour avoir une idée du paysage côté création, au-delà de ce qui était publié par les éditeurs. C’est comme ça que nous avons découvert les gens de la revue Le Lynx dont les réponses étaient proches de nos attentes.

Balthazar Kaplan : Pour le choix du nom de la revue, si c’est vrai que je ne connaissais les situationnistes que par ce que m’en disait Barthélémy, en revanche, j’étais un lecteur amoureux de Rimbaud. Cet adverbe provocateur et prophétique me plaisait bien. Il y a aussi un peu d’Apollinaire là-dessous : on avait conclu notre premier texte, l’Affaire Balthazar Kaplan, par le premier vers de Zone : « à la fin tu es las de ce monde ancien ».
Notre état d’esprit, dans ces débuts de Dorénavant, était à la fois sérieux et amusés. Nous voulions vraiment essayer de bousculer les choses et nous nous amusions — du moins au début — de l’ahurissement des réactions. Personnellement, j’étais quand même surpris par cette incompréhension : mes études m’avaient fait croire que toute idée énoncée clairement était nécessairement bien comprise. L’expérience de Dorénavant me faisait comprendre ce que la linguistique savait depuis longtemps : la réception du message ne dépend pas seulement du message ou de l’émetteur. Les œillères du récepteur constituent des filtres très puissants. Je m’y attendais un peu, évidement, mais pas à ce niveau-là. Ou peut-être cela tient à la différence qu’il y a entre anticiper intellectuellement quelque chose et le vivre vraiment.

Xavier Guilbert : Sur un sujet connexe, je suis marqué par le choix des titres de revue : Controverse, Dorénavant, on est très loin des variations autour de « BD ». Je me demande combien cela était lié à l’époque, et combien cela se place dans ce que Bruno Lecigne décrit comme l’approche utraculturelle — ne pas chercher de validation par la culture officielle, ne pas chercher non plus à conserver sa marginalité par rapport à cette culture officielle, mais d’affirmer une nouvelle culture à côté des autres (en effectuant ici un résumé des plus succincts). J’imagine que c’est de là que dérive cette appellation d’ultracritique…

Barthélémy Schwartz : Comme je le disais, ces titres renvoyaient à l’idée de rupture, ici et maintenant. Pas seulement par les idées qui étaient publiées, il fallait aussi marquer l’écart avec la normalité « bédé » par la forme de la revue, son objet. La forme et l’apparence de Dorénavant étaient volontairement très éloignés de ce à quoi ressemblait habituellement les publications de bande dessinée. C’était dans l’esprit de la revue La Révolution surréaliste qui ressemblait à une revue technique ou scientifique pour mieux marquer la rupture des surréalistes avec le monde de l’art. Dorénavant se situait dans les marges de la bande dessinée mais s’attaquait au centre. L’idée n’était pas d’arracher une légitimité par le scandale, comme ces avant-gardes qui entrent au Panthéon en passant par la fenêtre. Je n’étais pas du tout un fan de Bazooka, dont j’aimais par contre les explorations graphiques. Ce qui faisait office de normalité « bédé » (les productions commerciales ou d’auteurs, les critiques, les éditeurs, le milieu) n’avait pour nous aucune légitimité au regard de ce que promettait l’exploration du langage de la bande dessinée. C’était vraiment la préhistoire.
Pour le nom de « Dorénavant », Balthazar a totalement raison ! Il y avait Rimbaud et Apollinaire. Il y avait un côté « aventure poétique » avec Dorénavant, pour nous. J’avais complètement oublié Apollinaire ! Pour moi, Dorénavant renvoyait aussi à la revue Maintenant d’Arthur Cravan publiée vers 1912-1915. Cravan était un poète boxeur, autoproclamé neveu d’Oscar Wilde. C’était un homme d’attitude, pour qui l’art était d’abord dans la vie avant d’être dans les œuvres, il préfigure les scandales de Dada. Il a beaucoup influencé les premiers surréalistes. À part Jacques Bisceglia et Philippe Evrad qui publiaient dans le Collectionneur de bande dessinée, personne n’a fait ce lien avec la revue d’Arthur Cravan qui pour moi était évident.
Bruno Lecigne parlait d’ultraculture, pour désigner un moment où de l’intérieur d’un domaine culturel une nouvelle manière de concevoir les choses se heurte à la normalité existante et donc à son idéologie, et tend à jeter cette normalité dans les poubelles de l’histoire. C’est un peu le cycle de l’art moderne. Courbet, Manet étaient refusés aux salons officiels de l’art pompier, puis avec l’aide des premières galeries privées, ils ont ouvert la voie à l’art moderne. En bande dessinée, c’est un peu ce qui s’est passé avec l’Association qui a ouvert la voie à un renouvellement de la bande dessinée d’auteur, en se libérant des contraintes des éditeurs dominants et passéistes. Les Cahiers de la bande dessinée ont repris cette terminologie pour parler « d’ultracritique », mais dans un sens différent. Les Cahiers essayaient de s’imposer comme nouvelle approche de la critique en bande dessinée, et avec l’appellation « ultracritique » ils visaient spécifiquement les revues Controverses et Dorénavant, surtout pour les marginaliser, en les présentant comme des propositions stériles et sans issue. Il y avait sans doute beaucoup d’inquiétude du côté des Cahiers. Nous n’attachions pas beaucoup, Balthazar et moi, d’importance au terme « d’ultracritique » car nous ne nous considérions pas comme des critiques mais comme des auteurs qui réfléchissaient aussi sur leur moyen d’expression, la bande dessinée. Peut-être que le premier numéro de Dorénavant qui n’avait que du texte et aucune création a pu prêter à confusion…

Balthazar Kaplan : Pour nous, le terme d’ultracritique relevait de cette stratégie qui consiste à camoufler l’essentiel derrière du verbiage. Quand vous lisez nos textes dans Dorénavant, vous ne trouverez aucun néologisme. Nous n’avions pas besoin d’inventer des mots pour faire croire que nous inventions quelque chose. Nous n’étions ni des critiques, ni des ultra. « Ultra » renvoie à une sorte de marginalité excessive. Nous, nous avions l’impression au contraire de revenir au centre, de reposer la question essentielle : qu’est-ce que la bande dessinée ? Si elle est un art, qu’est-ce qui la définit comme telle ? La définition en vogue à l’époque — la bande dessinée est un récit qui associe l’image et le texte — nous semblait creuse et convenue. D’abord parce que la bande dessinée n’était pas forcément un récit et d’autre part parce qu’elle pouvait ne pas avoir de textes. D’où notre définition, très simple : la bande dessinée est la juxtaposition de deux images. En fait, il y a dans Dorénavant deux définitions : celle que je viens de citer, la plus globale, et qui est plutôt celle de Barthélémy mais dans laquelle je me retrouvais aussi. Et la mienne, plus circonscrite : la bande dessinée est la compartimentation de l’espace pour produire un effet de temps. Barthélémy pensait que cette idée de temps n’était pas nécessaire, il pouvait y avoir un simple court-circuit poétique entre deux images, ça serait de la bande dessinée — idée dont on peut deviner la filiation surréaliste et que j’aimais bien. Mais j’ai toujours été plus sensible à cette dimension du temps exprimée par l’espace fractionné — effet de temps qui permet le récit mais aussi l’effet de musique. C’est pour cela que nous avions intégré à notre anthologie de la bande dessinée des peintres comme Paul Klee ou Kandinsky. Non par provocation mais par simple cohérence.

Xavier Guilbert : Le choix d’une publication gratuite envoyée directement à une liste d’abonnés, c’était dans l’ordre des choses à l’époque ? (je m’interroge : du9 relève d’une approche similaire, mais sans avoir à gérer les contingences d’une production matérielle) La revue était envoyée à combien de personnes ?

Barthélémy Schwartz : Les années 80 ont été marquées par les idéologies de l’argent et du commerce. Faire une revue gratuite était dans l’ordre des choses inverses. Nous nous cotisions de façon à avoir assez d’argent pour imprimer les exemplaires de la revue sans souci de devoir en vendre pour rentrer dans nos « frais ». Il y a eu des dépôts en librairies, mais pour diffuser la revue, pas par souci de vendre la revue.

Balthazar Kaplan : Oui, il faut parfois apprendre à perdre de l’argent.

Xavier Guilbert : Huit numéros entre 1986 et 1989, c’est à la fois peu et beaucoup.

Balthazar Kaplan : En fait, l’essentiel s’est fait sur une durée courte, à peine plus d’un an : les 1 et 6 se sont faits de mars 1986 à juin 1987. Une vraie comète, le numéro double 7-8 étant la queue en quelque sorte.

Barthélémy Schwartz : Sept en réalité, car le dernier était un numéro double. Mais il y a eu aussi des manifestes diffusés avant la revue, « Anton Makassar présente », « L’Affaire Balthazar Kaplan », la « Lettre aux critiques », et les textes publiés dans Controverse. Auxquels on peut ajouter un texte « bilan » : « Une période de nuit : l’idéologie bédé » publié dans Labo, la revue édité par Futuropolis et animée par Jean-Christophe Menu et ceux qui allaient peu après se lancer dans l’aventure de l’Association. On peut aussi ajouter les expositions collectives Dorénavant que nous faisions chaque année au « Marché de la poésie » en juin à Paris. Plutôt qu’être présent en bande dessinée, on préférait l’être dans les lieux de la création poétique.
La revue aurait pu avoir davantage de numéros, mais le contexte en a décidé autrement. Après cinq numéros publiés, en à peine deux ans, Balthazar a été de plus en plus pris par ses études, et il a dû cesser de participer à la revue. Je me suis retrouvé seul une année entière, et sans pouvoir sortir de numéro. Mais comme je te l’ai dit, j’avais aussi d’autres activités, je participais à ce moment-là à une revue politico-littéraire qui s’appelait Albatroz.

Xavier Guilbert : Comment se déroulait l’élaboration de la revue ?

Balthazar Kaplan : On n’avait pas de procédure définie. Chacun écrivait des textes, on les réunissait, on échangeait soit directement soit par courrier (internet n’existait pas et Barthélémy n’avait pas le téléphone…). Le plus souvent on se retrouvait dans un café ou chez Barthélémy. Une fois qu’on avait fait le choix des textes retenus, Barthélémy se chargeait de la maquette. Sauf pour le numéro 5 car Barthélémy avait dû partir faire son service militaire en Allemagne. D’ailleurs la maquette de ce numéro est nettement moins bonne.

Xavier Guilbert : A quel moment avez-vous choisi d’ouvrir ses pages à d’autres contributeurs ?

Balthazar Kaplan : La revue a toujours été ouverte aux autres. Mais elle paraissait si extra-terrestre que très peu voulaient nous rejoindre sur notre planète lointaine.

Barthélémy Schwartz : Il y a eu un changement dans la deuxième « période » de Dorénavant en 1988-1989. Il y a eu la rencontre avec Stéphane Goarnisson qui pour moi a été très importante, car nous avions pour une grande part les mêmes références avant-gardistes artistiques, et comme avec Balthazar, si la bande dessinée nous occupait à cette époque, cela restait un de nos multiples points d’intérêt. La même chose se reproduira peu après avec Yves Dymen. C’est d’ailleurs peut-être cela la singularité de Dorénavant dans le milieu de la bande dessinée : même si la bande dessinée était au cœur du projet, elle ne représentait qu’une part de ce qui nous intéressait et de nos sujet de discussions. La différence, c’est qu’en dehors de la bande dessinée, nous n’agissions pas ensemble collectivement. Goarnisson a été le premier et le seul à contacter Dorénavant pour proposer une contribution : une bande dessinée autobiographique intitulée « Flip de Paris », partiellement publiée dans Dorénavant dans son dernier numéro. Goarnisson explorait la bande dessinée dans même approche que Dorénavant : parler le langage de la bande dessinée, non pour raconter des histoires en bande dessinée, mais pour s’exprimer tout simplement : poétiquement, politiquement, etc. Je me souviens que Godard disait qu’on pourrait traduire Le Capital de Marx en film, pourquoi pas en bande dessinée ? Goarnisson pratiquait la poésie visuelle — le détournement d’images ou de texte dans une approche poétique-visuelle. Il avait publié plusieurs de ses créations dans la revue de Julien Blaine, Doc(k)s. Yves Dymen, en revanche, autre membre de la revue à cette période, c’est nous qui l’avons contacté. Il avait auto-édité lui-même une bande dessinée expérimentale, Réseau Zoo, qu’il avait présenté au Salon d’Angoulême. J’avais repéré son livre via un petit article qui en faisait mention, peut-être dans la rubrique que Willem tenait dans Libération ? Il est venu présenter Réseau Zoo lors d’une réunion de Dorénavant. Les discussions et les échanges ont dû lui plaire car il a fait à son tour partie du collectif. A ce moment, le collectif Dorénavant était composé de Stéphane Goarnisson, d’Yves Dymen, de Richard Lebon qui signait Romulad Hibert et d’un ami de passage, Xavier Mapelle, et de moi-même. Eve Mairot ma compagne, assistait aussi aux réunions, en y prenant part.

Xavier Guilbert : Je note que « De la misère » paraît dans le dernier numéro de Controverse, qui date de mai 1986. Ce qui signifie qu’il y a deux mois où les deux revues (Dorénavant et Controverse) coexistent, donc une situation un peu plus complexe que : « Controverse s’est arrêtée, allons fonder notre propre revue. » Pourquoi d’ailleurs avoir publié ce texte dans Controverse plutôt que Dorénavant ?

Barthélémy Schwartz : « De la misère » a été écrit pour être proposé à Controverse. Entre le moment où il a été accepté puis publié par Bruno Lecigne, nous avons décidé de lancer notre propre revue Dorénavant, parce qu’on était déjà ailleurs, dans le projet de construire quelque chose de collectif, de création et de théorie, autour du langage de la bande dessinée. Il n’existait pas de revue de ce type. De toute manière, rien n’aurait été possible sans animer nous-même une revue de création et de théorie. C’est dans Dorénavant, d’ailleurs, que Bruno Lecigne a expliqué pourquoi il cessait de publier Controverse en répondant au questionnaire que nous avions envoyé aux revues. Il y a donc eu une période où Controverse et Dorénavant ont coexisté. D’ailleurs, nous avions continué de publier dans Controverse après avoir lancé notre revue.

Entretien par en décembre 2015