Dorénavant a 30 ans

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Xavier Guilbert : Dans son texte d’introduction pour l’Éprouvette, Jean-Philippe Martin remarque que vos relations avec la presse bande dessinée de l’époque étaient tendues quand il y en avait, et que généralement, Dorénavant a plutôt été accueilli par un silence assourdissant. J’avoue que j’y trouve quelques échos de ma propre expérience : mes textes qui vont le plus à l’encontre de l’orthodoxie ambiante, si je puis dire, ont été largement ignorés (que ce soit sur la question de l’aspect « populaire » de la bande dessinée dans Le Monde Diplomatique, ou la réalité du marché dans la Numérologie). Dans les rares cas où on s’en est fait le relais, c’était pour les critiquer très sévèrement (avec, à mon sens, beaucoup de mauvaise foi).

Barthélémy Schwartz : Nos relations avec la presse critique ont été effectivement extrêmement tendues du début à la fin. Dans un premier temps, il a fallu un peu réveiller tout le monde, car le milieu de la bande dessinée était dominé par une sorte d’entente courtoise où tout se disait de manière feutré : tout était beau et merveilleux, alors que l’idéologie du commerce faisait avec brutalité des ravages considérables, en réduisant à coups de bulldozers les possibilités créatrices en bande dessinée pour les auteurs « indépendants », sans parler des marges et des expérimentateurs comme nous. La manière d’échanger les idées dans ce microcosme était en total décalage avec la violence des coups qui transformaient en profondeur la bande dessinée. Il fallait provoquer de nouveaux types d’échanges pour créer des ouvertures et permettre à de nouvelles possibilités d’expression d’apparaître en bande dessinée. Le résultat a été à la hauteur de nos attaques, on a dû fait face à un très haut niveau de violence de la part des milieux de la critique qui cherchaient à nous disqualifier et à nous neutraliser.
Je n’ai pas le souvenir d’un « silence étourdissant », mais plutôt d’une multiplication d’interventions toutes plus hystériques les unes que les autres, à quelques rares exceptions près. Mais peut-être qu’étant les premiers visés par ces articles, nous grossissions la masse critique de ces réactions dans la presse spécialisée ? Nous avons pris l’habitude de publier à chaque numéro de Dorénavant les articles qui nous étaient consacrés pour montrer un phénomène qui nous a paru dans un premier temps assez délirant. Notre mépris pour le milieu critique de cette période vient en grande partie de là. Il y a dans le dernier numéro l’intégral des articles consacrés à Dorénavant.
C’est vrai que nos textes parus dans Controverse, une revue qui était connue, diffusée par Futuropolis auprès des principaux acteurs de la bande dessinée a beaucoup aidé à faire connaître nos positions, surtout avec les premières polémiques dans Controverse. C’est pourquoi je disais que lorsqu’on a sorti le premier numéro de Dorénavant, on était déjà connus du milieu des critiques de la bande dessinée.
Moi, ce qui m’a d’emblée frappé c’est qu’alors qu’on s’efforçait d’expliquer clairement notre projet dans la revue, à chaque fois notre propos était grossièrement déformé dans la presse critique. À cette époque, je découvrais la littérature situationniste, et je m’intéressais beaucoup à ce phénomène de déformation par les médias, et cela avait pour moi presque autant d’importance que le propos de Dorénavant sur la bande dessinée. Cela a été très instructif.

Xavier Guilbert : Pour revenir sur le côté météorique de Dorénavant, c’est assez surprenant de voir des personnes tenir un discours aussi radical et engagé sur la bande dessinée, et de constater qu’elles s’en détournent presque aussi vite, pour n’y revenir que beaucoup plus tard et indirectement. J’ai l’impression que cet aspect aussi a joué un rôle dans la sorte de mise à l’écart que constate Jean-Philippe Martin dans le texte que je mentionnais. Il est plus facile de critiquer les absents, finalement, et d’avoir le dernier mot.

Barthélémy Schwartz : Dorénavant aurait pu continuer de paraître après le n°7/8, mais à ce moment-là j’étais aussi dans d’autres projets et je ne supportais plus le milieu étriqué, borné, et sans perspective, de la bande dessinée. Il a suffi d’un déclic qui a été l’unique participation de Dorénavant à un salon de bande dessinée, celui de Grenoble en 1989, qui, ironie du sort, a été un des plus caricaturalement commerciaux. Nous avons quitté le festival dès le deuxième jour au matin. Quelques jours plus tard, j’annonçais au collectif que j’arrêtais pour ma part de participer à Dorénavant, non pas à cause de ce que nous faisions ensemble, mais viscéralement par dégoût du milieu « bédé ». C’est d’autant plus navrant que je me rappelle très bien d’Yves Dymen nous disant, en rejoignant Dorénavant, qu’il voulait bien s’investir dans le collectif mais à condition que ce ne soit pas un projet météorique… Mais c’était plus fort que moi, je ne pouvais plus, je ne voulais plus rien faire dans et avec ce milieu. J’ai été contacté quelques mois plus tard par Jean-Christophe Menu pour participer au projet de numéro unique de Labo, une revue éditée par Futuropolis (encore lui), avec l’équipe qui allait ensuite créer l’Association. Mais j’étais déjà ailleurs. J’y ai participé avec l’idée de dresser une sorte de bilan de mon parcours en bande dessinée durant Dorénavant (donc avec un texte théorique et des créations). Puis, après la sortie de Labo au Festival d’Angoulême en 1990, j’ai quitté le monde de la bande dessinée en pensant bien que jamais plus y remette les pieds. J’ai cessé de fréquenter les librairies spécialisées par désintérêt progressif, comme de lire des bandes dessinées (à l’exception des premiers livres de l’Association…), et j’ai arrêté de créer en bande dessinée à part le collage, le « comix cut », que j’ai toujours apprécié, pour explorer d’autres moyens d’expression en création comme la gravure, la photographie. Cela a duré seize ans jusqu’à jour où j’ai reçu en 2006 un mél de Menu qui m’annonçait qu’il sortait une revue, l’Éprouvette, dont il voulait m’envoyer le premier numéro parce qu’il avait écrit un texte sur la généalogie des avant-gardes en bande dessinée, et que « pour la première fois » depuis longtemps, il était question de Dorénavant. Ensuite, il y a eu l’Éprouvette 2, le dossier consacré à Dorénavant, avec un entretien croisé avec Menu et la publication de plusieurs textes parus dans la revue, puis le numéro suivant où j’ai écrit/dessinée une lettre « en bande dessinée » à Menu qu’il a publiée, et qui a été l’amorce du livre, le Rêveur captif qui a été édité en 2012 par les éditions l’Apocalypse, suite à l’éviction de Menu des éditions l’Association. Voilà comment s’est passé mon « retour », un peu surprenant pour moi, en bande dessinée.
En même temps, tout cela est très étrange, car en 2006 justement, se terminait une longue aventure en critique sociale autour de la revue Oiseau-tempête qui a duré 9 ans, durant laquelle j’avais plutôt privilégié la forme de l’essai et délaissé la création. Après Oiseau-tempête, je voulais consacrer à nouveau du temps à la création et à l’approche poétique, et c’est ce moment qui a coïncidé avec ce retour absolument pas prévu de la bande dessinée dans mon univers créatif. Plutôt tardivement donc.
Xavier, tu dis qu’il est surprenant de voir des gens agir radicalement en bande dessinée et en partir si vite, mais d’une certaine façon, on s’est placé, sans le savoir, dans une tradition qui me semble assez récurrente en bande dessinée. Thierry Lagarde qui a animé STP a fait 2-3 numéros édités par Futuropolis puis a disparu du champ de la bande dessinée. Bruno Lecigne a tenté d’ouvrir un dialogue, mais comme il l’a dit dans l’Éprouvette, sa déception et sa frustration ont coïncidé avec l’offre de rejoindre un grand groupe commercial en bande dessinée, et il a disparu du champ de la critique. Xavier Bouygues a tenté avec sa revue Selon Mouvement de publier quelque chose d’assez radical, avant de partir ailleurs. Beaucoup plus anciennement, Gustav Verbeck a fait deux-trois choses absolument admirables puis a brutalement abandonné l’exploration du langage de la bande dessinée pour se consacrer à la peinture. Il faudrait aussi voir l’itinéraire également singulier du peintre Lyonel Feininger contemporain de Verbeck et McCay. Il y a, je trouve, une certaine tradition en bande dessinée d’individus qui tentent des expériences novatrices, originales, et pour des raisons qu’il faudrait bien que quelqu’un s’intéresse à analyser, y renoncent soudainement et quittent le territoire de la bande dessinée. Pour ma part, j’ai exprimé les miennes.
Sinon, c’est sûr que l’arrêt brutal de la revue en 1989 a fortement contribué à ce qu’on ne parle plus de Dorénavant par la suite. Mais ce qui est plus troublant, c’est qu’on n’en parle plus non plus comme ayant existé par le passé, comme s’il y avait eu un effacement des traces de son passage en bande dessinée. À part dans les textes de Jean-Christophe Menu qui lui a toujours, ici et là, cité l’apport de Dorénavant. Ce qui est amusant, c’est que depuis la parution du « dossier Dorénavant » dans l’Éprouvette, c’est le contraire qui se passe.

Balthazar Kaplan : Ce côté météorique est peut-être davantage dû à moi. Barthélémy, avec sa culture situationniste, envisageait plus l’aventure Dorénavant comme une occupation de territoire. C’est pourquoi il l’a menée plus longtemps que moi. De mon côté, au bout du 5e numéro, c’est-à-dire un an seulement après le lancement de la revue, j’avais le sentiment que nous avions déjà dit l’essentiel de ce que nous voulions dire. J’étais alors obsédé par la phrase de Goethe : « artiste, tais-toi et crée ». L’étiquette de « critique » m’irritait et je pensais qu’il fallait passer à l’étape suivante qui était de créer, ce que nous faisions déjà mais de façon confidentielle et inaboutie, surtout en ce qui me concerne. Paradoxalement, quand j’ai quitté Dorénavant — au 6e numéro, ce n’était pas par désintérêt du medium, au contraire, c’était pour partir en exploration. Je me suis replié sur moi-même, ai transformé l’endroit où je vivais en atelier et pendant plusieurs mois j’ai dessiné, peint, de façon quasi monacale. Je ne voulais plus écrire sur la bande dessinée. Cela a duré quelques mois. Mais je n’étais pas satisfait de ce que je faisais — j’ai d’ailleurs tout détruit sauf une planche que j’ai conservée, je ne sais pas pourquoi. J’ai alors passé l’agrégation de lettres puis suis parti à l’étranger pendant une dizaine d’années, parcourant le continent américain puis ensuite l’Asie. Je me suis consacré à l’écriture, ai publié deux romans et durant cette période je me suis complètement désintéressé de la bande dessinée et comme je n’étais pas en France, je n’ai pas assisté au bouleversement des années 90. Au moment de Dorénavant, j’avais 20 ans. A 20 ans, on est impatient, passionné, pressé. L’inertie du milieu de la bande dessinée dans les années 80 ne donnait pas envie à un jeune comme moi, intéressé par mille choses et désireux de parcourir le monde, de beaucoup s’attarder. Mais au fond de moi, j’ai toujours conservé cette idée de base de Dorénavant à savoir que la bande dessinée était un medium qui était loin d’avoir donné toutes ses possibilités. Par-delà le côté polémique, Dorénavant est une formidable déclaration d’amour au neuvième art, non à ce qu’il était alors mais à ce qu’il pouvait être — et peut encore. Quand l’Éprouvette est sorti (c’est Barthélémy qui m’a informé de son existence car j’étais ailleurs, dans tous les sens du terme), c’était comme si brusquement une rivière souterraine réapparaissait. Je l’ai vécu comme une vraie résurgence, complètement inattendue.

Xavier Guilbert : Pour ma part, c’est véritablement dans les pages de l’Éprouvette que j’ai découvert toute cette littérature — STP, Controverse, Dorénavant — dont je n’avais rencontré les noms que dans quelques textes sur l’histoire de la critique de bande dessinée. Etant venu vraiment à la bande dessinée au milieu des années 1990, une bonne partie de ces choses étaient souterraines. Labo en est un bon exemple : il est inscrit dans la « mythologie » de la création de l’Association, mais j’ai à peine eu l’occasion d’en feuilleter un exemplaire chez un bouquiniste.
Lorsque Groensteen parle d’un « medium sans mémoire », cela peut aussi s’appliquer à sa critique. Cela me renvoie aussi à notre première discussion, lorsque je vous ai proposé de publier les « archives » de Dorénavant sur du9 — vous m’avez répondu que tout n’était pas intéressant, et qu’il faudrait peut-être envisager autre chose, d’où cet entretien, entre autres. Cependant, quand je lis ce qui est reproduit dans l’Éprouvette, je n’ai pas ce sentiment d’une pensée qui serait datée ou dépassée. C’en est presque effrayant, d’ailleurs, trente ans plus tard, de voir que certaines observations sont toujours aussi pertinentes. Pensez-vous vraiment que Dorénavant relève d’une autre ère ? Peut-être se pose-t-il une question de forme, mais du point de vue du fond ?

Barthélémy Schwartz : Je ne pense pas que l’incompréhension que Dorénavant a rencontrée ait été due à un problème de forme ou de fond ni que Dorénavant appartienne à une autre « ère ». Nous avons touché, à l’époque, à quelque chose de profond, situé au cœur de la bande dessinée. En réaction, le milieu, ce que nous avions défini comme de « l’idéologie bédé », a résisté à cet « assaut » avec ses propres moyens, la déformation, la réduction et l’occultation, avec comme limite de ne rien comprendre au temps singulier des avant-gardes et au fait que la réception de Dorénavant pouvait avoir lieu plus tard. Il y avait un rapport au temps particulier, peu connu de la bande dessinée, qui était le temps des avant-gardes. Produire une action intense durant la période courte du présent qui prendrait son sens dans la réception par les plus jeunes. Ce souci était très présent pour nous. Dorénavant était dans le présent, dans le présent des possibles de la bande dessinée. Nous nous sentions en « décalage horaire » avec les débats qui agitaient la bande dessinée, mais nous avions le sentiment d’être en phase avec l’époque (au sens plus large de ce qui se faisait hors du seul champ de la bande dessinée). Il y avait aussi ce sentiment très étrange d’être véritablement incompris des contemporains, mais de parler juste. D’agir pour le futur.
Pour moi ce qui est également très troublant, c’est qu’au début je voyais notre aventure collective comme un terrain d’expérimentation pour mener une action avant-gardiste dans un domaine précis, la bande dessinée, avec à l’esprit le choix à moyen terme de quitter ce milieu pour réaliser ensuite une « grande » aventure que je situais dans le tracé des grands anciens (Dada, surréalisme, situationnistes,…), en politique et en création. Et puis quelque chose d’inattendu s’est produit : de simplement ludique-expérimental, mon rapport à la bande dessinée a changé à mesure qu’on avançait dans l’aventure Dorénavant : je me suis véritablement passionné pour le langage de la bande dessinée et ses potentialités, avec beaucoup de rage pour les misères qui étaient produites en son nom. Si bien que je suis resté plus longtemps que je l’avais prévu en bande dessinée, même si dans l’ensemble tout cela aura été assez court. Finalement, c’est toujours l’inattendu qui est stimulant. En même temps, je ne suis absolument pas un apologiste des avant-gardes, artistiques ou politiques. J’ai baigné dans cette culture avant et avec Dorénavant, mais mon itinéraire m’a amené ensuite à m’intéresser non plus aux avant-gardes et leurs limites mais aux rapports sociaux. La revue dans laquelle je me suis longuement investi avec d’autres amis par la suite, Oiseau-tempête, entre 1997 et 2006, est l’antithèse parfaite de Dorénavant, même si dans ces deux cas, il y a, pour moi, un noyau commun : l’utopie et le refus du diktat du monde marchand, qui impose comme « normalité » de vivre de ses œuvres, de vendre ses créations, promeut l’élitisme en création, etc.

Balthazar Kaplan : Le paysage de la bande dessinée a évidemment complètement changé. Il est plus ouvert, plus varié. De nouveaux auteurs ont surgi et même s’ils ne correspondent pas forcément à ce que nous attendions, ils ont toute ma sympathie (ma sympathie de lecteur, je ne les connais pas personnellement). Je pense à des auteurs comme Blutch, Baudoin ou L.L. de Mars. Un paysage aussi plus international : les auteurs américains comme Spiegelman, Chris Ware, Crumb. Ou récemment, l’étonnant Ici de McGuire. J’ai bien aimé aussi Qu’elle était bleue ma vallée, de Hok Tak Yeung, une bande dessinée de Hong-Kong, publiée par Actes Sud. Rien à voir avec ce climat renfermé, claustré des années 80. Mais le discours de Dorénavant est-il pour autant périmé ? Je ne pense pas. La critique des bandes dessinées limitées au storyboard d’un film qui ne verra jamais le jour est toujours valable. Et même dans une version encore plus hideuse. Un graphisme bâclé et des couleurs Photoshop sans la moindre trace de sensualité. La bande dessinée commerciale et populaire des années 60-70 avait quand même une autre allure et je ne pense pas que ce soit un effet de la nostalgie. Nous sommes désormais à l’époque de la « fast-bd« , symptôme d’un capitalisme de plus en plus hystérique, qui doit produire plus et plus vite. Bien sûr, la production étant protéiforme, on trouve dans le tas quelques dessinateurs qui maintiennent une certaine exigence de qualité. Quant à l’autre bande-dessinée, celle que l’on retrouve dans la bulle du Nouveau Monde au festival d’Angoulême, elle est évidemment beaucoup plus proche de ce que nous défendions et cherchions à promouvoir dans Dorénavant. Mais pour ma part, j’éprouve encore un peu de frustration. J’ai l’impression que les années 90 ont d’abord été une libération graphique. Bien sûr, les sujets des histoires ont changé aussi — la matière autobiographique par exemple est beaucoup plus présente. Une libération de graphisme et de thèmes donc. Et c’est loin d’être négligeable. Mais Dorénavant allait beaucoup plus loin : c’était une réflexion sur la bande-dessinée comme écriture, dont la syntaxe principale était basée sur la dialectique entre l’image globale et l’image locale. La question du graphisme n’était pas centrale. Et les auteurs qui ont creusé cette voie depuis Dorénavant (sans le savoir, car ils ne nous connaissaient pas) ne sont pas si nombreux. Encore une fois, le chantier me paraît toujours devant nous…

Xavier Guilbert : Barthélémy évoque une résurgence inattendue lors de la parution de l’Éprouvette — et en particulier du numéro 2, où un dossier complet est consacré à l’aventure Dorénavant. Je constate que depuis, vous êtes tous deux revenus vers la bande dessinée, par le biais en particulier de publications (Le Rêveur captif pour l’un, Le Rêveur absolu pour l’autre — il y aurait sans doute quelque chose à creuser du côté du rêve et de ce qu’il peut comporter de potentialités en lui, et de cette coïncidence de titres). Ce dossier aurait-il réactivé quelque chose chez vous ? Un peu comme si l’aventure avait été interrompue, et qu’il restait quelque chose à faire ? D’ailleurs, sur ce sujet, considérez-vous qu’il y aurait pu/dû y avoir d’autres numéros à l’époque ?

Balthazar Kaplan : Ah oui, complètement. Quelque a chose a resurgi. Une nouvelle curiosité dans un nouveau contexte. Une envie de reprendre le dessin ou plutôt de poursuivre mon travail d’écriture mais autrement. Et il reste plein de choses à faire comme je le disais plus haut. En revanche, d’autres numéros de Dorénavant étaient-ils possibles ? Cet exercice d’irréel du passé me gêne toujours. J’ai envie de dire : ce qui devait advenir advint. D’ailleurs, j’aimerai revenir sur un point que je trouve important de notre aventure. Une question qui travaillait notre réflexion en filigrane portait sur l’appellation « bandes dessinées ». Il n’y a pas d’autre art à ma connaissance où la désignation change autant en fonction des pays. Il est difficile de considérer que les termes de « mangas » ou « comics » soient la traduction de « bd ». A chaque fois, le terme semble non pas désigner un art mais une forme limitée et codée de cet art. Ce qui a causé mon départ de Dorénavant a été un désaccord entre Barthélémy et moi sur cette question. Nous partions du même constat mais Barthélémy pensait qu’il fallait faire avec, alors que je considérais que l’hostilité dont nous faisions preuve venait de cette incapacité à détacher le terme de bande dessinée de ce qu’il désignait à l’époque. Affirmer qu’une toile de Klee pouvait être une bande dessinée était perçue comme une chose aussi absurde que de dire qu’une roue est carrée. Je défendais alors l’idée d’inventer un nouveau terme, un terme dont la virginité nous débarrassait de tous ces malentendus stériles et usants. C’était probablement idéaliste et Barthélémy, avec sa culture situationniste, avait probablement raison d’essayer de dynamiter de l’intérieur ce nominalisme. Mais le débat garde aujourd’hui une actualité : on voit bien un malaise pour désigner. D’autres notions sont arrivées pour essayer de pallier cette défaillance originelle de l’appellation : roman graphique, bande dessinée indépendante, etc. Aucune de ces appellations n’est satisfaisante. Je m’en remets désormais au temps. Je pense que c’est le temps qui détachera progressivement le terme d’une forme précise. Au fond le terme « roman » a, d’une certaine façon, connu une évolution semblable. Mais il a fallu plusieurs siècles.

Barthélémy Schwartz : Pour moi, ce n’est pas seulement Dorénavant qui est revenu dans ma vie, mais surtout la bande dessinée. Cela a aussi été l’occasion de renouer avec Jean-Christophe Menu que j’ai toujours grandement apprécié, aussi bien humainement que dans ses réalisations. Il faut rappeler que dans l’incompréhension générale du milieu BD face à cet ovni qu’était Dorénavant, il a été un des rares, et très vite, à saisir ce qu’il y avait de nouveau dans nos propositions. Il le dit d’ailleurs très bien dans l’Éprouvette et dans la préface au Rêveur captif. La sortie de l’Éprouvette a coïncidé avec un moment assez particulier pour moi. Je participais activement depuis neuf ans à une revue de critique sociale, Oiseau-tempête, qui a été aussi une période où je me suis surtout investi le collectif et l’écriture de textes critique, en délaissant un peu trop longtemps la création. 2006 a été l’année où la revue a cessé de paraître. Je souhaitais consacrer à nouveau du temps à la création. Et c’est à ce moment que Menu m’a contacté pour m’envoyer l’Éprouvette. Une sorte de « hasard objectif » comme disent les surréalistes, car passé le choc émotionnel du retour de la bande dessinée, la question qui s’est posée très vite a été : et après ? Pour moi, Dorénavant était une histoire terminée, il n’était pas question de reprendre, en quelque sorte, le travail de Dorénavant là où il s’était arrêté seize ans plus tôt. Que les textes soient à nouveau accessibles, oui, qu’on redécouvre Dorénavant si ça pouvait être utile : oui. La première question que j’ai posée à Menu a été : est-ce que Dorénavant est toujours lisible aujourd’hui, est-ce qu’il n’y a pas le risque que cela renvoie à une vieillerie sans grand intérêt pour les enjeux de maintenant ? Il m’a assuré qu’au contraire, c’était toujours actuel. Connaissant Menu, je lui fais entière confiance sur son jugement, même si évidemment il y a aussi beaucoup de satisfaction là-dedans. On a pu d’ailleurs vérifier cela avec les échos que rencontre aujourd’hui Dorénavant. Mais la vraie question pour moi, c’était la bande dessinée comme moyen d’expression : en quoi ce retour inattendu de la bande dessinée allait bouleverser ou non mon rapport à la création ? Mon rapport à la création, justement, est sur un mode aphoristique, essentiellement poétique, sur un mode plutôt éparpillé, entre collage « bande dessinée », gravure, photographie… et cette approche créative est constamment contre-balancée par un besoin de critiquer le monde dans lequel je vis avec des textes d’analyse, entre plaisir-création et nécessité-critique. Et en même temps, il y a toujours eu chez moi, cette recherche d’une approche unitaire de l’expression, sans spécialisation d’aucune sorte. J’ai réalisé que la bande dessinée pouvait être une réponse. Du coup, ce que m’a apporté ce retour improbable de la bande dessinée avec l’Éprouvette ? C’est le langage de la bande dessinée comme approche unitaire de la création, où la poésie, le journal, la réflexion, le spontané, le réfléchi, le rêve, etc. tout peut faire magma pour une expression qui intègre les différentes dimensions de la création et de la réflexion. C’est peut-être encore un peu embrouillé, mais c’est ce que j’ai essayé de faire avec le Rêveur Captif, un livre de récits de rêves qui était aussi bien une critique des rêves, un journal de bord, une vision poétique du rêve, tout en étant une critique de la famille et une esquisse utopique. C’est dans cette voie que j’essaie d’aller aujourd’hui en ayant trouvé dans la bande dessinée une sorte d’approche unitaire de l’expression. J’ai d’ailleurs cessé d’écrire des textes d’idées depuis la sortie de l’Éprouvette pour essayer de faire fusionner idées et création dans la forme bande dessinée. J’ai commencé aussi à publier quelques notes sur l’approche poétique en bande dessinée, sous forme de bande dessinée, dans Turkey Comix.
Sinon, je partage l’avis de Balthazar. Est-ce que Dorénavant aurait pu continuer à exister, pouvait-il y avoir d’autres numéros ? Ça s’est passé comme ça et on n’y peut plus rien. Il faudrait voir avec Stéphane Goarnisson et Yves Dymen qui ont rejoint Dorénavant après le départ de Balthazar, pour savoir ce qu’ils pensent de la question.

Xavier Guilbert : Pour Barthélémy (surtout, mais Balthazar peut également intervenir) : outre la question originelle sur le déclencheur qu’aurait représenté l’Éprouvette, quelle vision as-tu de cette période ? Qu’est-ce que le départ de Balthazar a pu représenter à ce moment-là ? Comment/pourquoi avoir continué alors ? Est-ce que la fin de Dorénavant était alors prévisible, d’une certaine manière (puisqu’il est souvent difficile de survivre au départ des fondateurs) ?

Barthélémy Schwartz : Pour moi, cela a été une période intense d’explorations dans tous les sens, aussi bien théoriques que créatives, le sentiment très clair d’ouvrir des perspectives nouvelles enivrantes, une expérience d’échanges à deux qui relevait presque de la fusion d’idées. Et une grande satisfaction. Ceci dit, contrairement à ce que dit Balthazar, je n’avais pas de culture situationniste mais surréaliste, et je découvrais les situs alors qu’on lançait Dorénavant. Je me souviens des discussions avec Balthazar sur la question de rester ou non en bande dessinée pour poursuivre l’aventure Dorénavant. Mais quitter la bande dessinée, pour aller où ? En art ? Je comprends la frustration de perdre son temps dans un milieu qui était immature et pas encore moderne. Pour ce qui me concernait, je venais d’une Ecole d’art et cela m’avait si peu intéressé que j’ai préféré me réorienter en histoire contemporaine à l’université. Je rejetais encore plus l’art que ce qui se faisait en bande dessinée. Ou pour être plus précis, je détestais le milieu de l’art pour lequel j’avais beaucoup de mépris, tandis que le territoire de la bande dessinée, et je pense que c’était pareil pour Balthazar, me paraissait être un territoire arriéré, frustre, tout à fait en décalage avec son potentiel d’expression. Il y avait quelque chose de viscéral pour moi à ne pas se « perdre » en art, que ne voyait peut-être pas Balthazar. Et puis, à la même période, Balthazar était de plus pris par ses études et de moins en moins disponible, ce que je comprenais tout à fait, même si je le regrettais. Moi-même, j’avais été « exilé » en Allemagne durant un an à cause de cette vieillerie aujourd’hui disparue qu’était le « service militaire », que je détestais encore plus que l’art. Et puis, comme je l’ai dit, j’étais partagé entre Dorénavant comme expérience provisoire avant de tenter une aventure plus radicale, forcément dans la foulée de Dada, du surréalisme et des situs, et en même temps j’étais fasciné par ce nouveau langage propre à la bande dessinée que nous expérimentions. C’était impossible de quitter la bande dessinée pour aller en art, si je devais quitter la bande dessine, ce n’était pas pour construire quelque chose en art, mais pour critiquer le rôle social de l’art dans la société capitaliste !
On avait vécu Balthazar et moi quelque chose de très intense avec Dorénavant, son départ a été évidemment très difficile pour moi, cela m’a beaucoup affecté. Pourquoi continuer ensuite ? Parce je trouvais qu’il y avait encore des choses à dire et à faire, mais dans une configuration que je trouvais tout à fait improbable : j’ai toujours considéré Dorénavant comme un collectif, et se retrouver seul dans un collectif cela ne voulait plus rien dire. C’était totalement absurde. Il ne s’est plus passé grand-chose durant plusieurs mois jusqu’à ce qu’un élément déclenche ce qu’on pourrait appeler la « seconde période » de Dorénavant. Un inconnu, Stéphane Goarnisson, qui avait visité le stand Dorénavant au Marché de la poésie à Paris, sorte de festival d’Angoulême de la poésie, a contacté la revue pour proposer ses créations. Il y avait quelque chose de miraculeux dans cette rencontre car Goarnisson ne venait pas du tout de la bande dessinée, il trouvait également que pas grand-chose d’intéressant s’y produisait, il n’y avait pas vraiment de créateurs au sens de créateurs indépendants. Par-dessus tout, il partageait avec moi une même culture avant-gardiste et radicale, lui plus marqué par le lettrisme. C’est grâce à Goarnisson que la dynamique Dorénavant est repartie en 1988-1989.

Balthazar Kaplan : Oui, les précisions de Barthélémy sont importantes. Quand je parlais de culture situationniste, je voulais dire que sa découverte des situs était contemporaine de Dorénavant et qu’il y a eu une influence indirecte. Mais fondamentalement, Barthélémy est de culture surréaliste. Je me souviens encore de ces moments — nous étions au collège, peut-être au lycée — où il me lisait le samedi après-midi, dans sa petite chambre triste de Vert-Saint-Denis, des passages du Manifeste du surréalisme ou du livre d’Alquié Philosophie du surréalisme. Quant à ce débat sur l’art ou « l’œuvre », c’est vrai qu’il s’est articulé à cette question de la redéfinition de la bande-dessinée. Nous partagions le même constat de l’emprise du marché de l’art. Mais nous en tirions des enseignements différents : pour Barthélémy, il fallait créer de façon à ne laisser aucune prise au marché, que rien ne pouvait être réifié ou récupéré. C’était viscéral chez lui, probablement parce qu’il avait fréquenté ce milieu des écoles d’art qu’il avait détesté. Moi, je ne connaissais pas ce milieu, ne l’avais pas fréquenté, il m’était complètement indifférent. J’évoluais dans un tout autre milieu, le milieu littéraire, et je considérais qu’il fallait créer sans se soucier du marché. Je voulais créer un champ nouveau, à renommer, où nos créations trouveraient leur environnement naturel. Ce qui importait, c’était « l’œuvre », c’est-à-dire ce legs donné aux contemporains et aux générations futures. Pour parodier Lacan, je pensais que créer, c’était donner quelque chose qu’on ne savait pas qu’on avait à quelqu’un qui ne savait pas qu’il le recevrait. Pour que ce legs puisse se faire, il fallait dépasser ce dialogue de sourds que constituaient les réactions à Dorénavant. J’étais certainement trop idéaliste : vouloir échapper à la fois à la bande dessinée et au milieu de l’art. Créer un territoire vierge. C’était un fantasme. C’est pour cela que j’ai fini par rejoindre la littérature qui était à la fois une solution mais aussi un renoncement.

Xavier Guilbert : A propos de ce « dialogue de sourds » qui avait accueilli Dorénavant, avez-vous l’impression que les choses ont changé ? Un peu plus haut, Balthazar reconnaissait que « le paysage de la bande dessinée a évidemment complètement changé », mais qu’en est-il du discours sur/autour de la bande dessinée ? Il y a depuis quelques années un « Salon des ouvrages sur la bande dessinée » qui existe, mais qui à mon sens, vient surtout souligner la difficulté à cette littérature à obtenir de la visibilité — et ce, sans même entrer dans la question de la qualité de ce qui est produit.

Balthazar Kaplan : Je n’en sais rien, je suis partagé. J’ai l’impression d’une indifférence générale. Si Dorénavant sortait aujourd’hui, j’ai le sentiment qu’il n’y aurait aucune indignation mais aucune réaction non plus, un encéphalogramme plat. Tout est noyé dans une telle masse d’informations, de productions. Je me dis parfois qu’on est parvenu au niveau le plus intelligent de la censure et du contrôle des pensées : non par une interdiction mais par une ouverture massive des vannes qui charriant le meilleur comme le pire n’offre aucune prise pour se construire ou pour s’opposer. Le désir se crée aussi du fait du manque : si l’offre est abondante, le désir est blasé, et s’atrophie. Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui un désir de réflexion sur l’art. Ce n’est pas propre à la bande dessinée : les revues littéraires ont du mal aussi à vivre. Je n’ai aucune nostalgie pour autant. Je préfère l’abondance et l’ouverture d’aujourd’hui, même si le coût à payer est celui de l’invisibilité et l’indifférence. Par ailleurs, il ne faut pas être dupe : derrière cette apparence de richesse et de liberté, le cloisonnement existe toujours. Affirmer, comme on l’écrivait dans Dorénavant, que tel tableau de Klee est une bande-dessinée reste un propos transgressif. Il y a juste plus de cases qu’avant : « le roman graphique », « la nouvelle bande dessinée », etc. Mais quand on a une approche transversale, qui bouscule cette logique de classification, on est toujours aussi mal compris et reçu. Quant au medium — livre ou revue ou site internet comme du9, tout reste possible. Le livre peut se faire seul mais une revue repose toujours sur un travail collectif minimal. Et pour un site, tu es le mieux placé pour en parler.

Barthélémy Schwartz : Pour moi, trois publications, plus ou moins récentes, résument ce qui a changé. L’Art de la bande dessinée paru chez le prestigieux éditeur Citadelles & Mazenod avec le CIBDI. C’est à la fois un ouvrage d’érudits et quelque chose de très grand public, entre la satisfaction de ses auteurs de voir un éditeur de ce niveau s’intéresser à la bande dessinée, et le cadeau grand public qu’on sort pour les fêtes. La bande dessinée s’adresse bien à tous, à commencer par les adultes. Je me souviens d’une époque où ceux qui écrivaient sur la bande dessinée n’auraient même pas rêvé pareille consécration. Un colloque de Cerisy sur la bande dessinée était alors quelque chose de totalement miraculeux dans le paysage des années 80. Cette époque est révolue. Des auteurs de bande dessinée font des films « grand public » (Rabaté, Sfar, Sattouf…), il y a eu un renouvellement de l’offre culturelle « bande dessinée », on le voit avec le « beau livre » de bande dessinée a fait son apparition dans les rayons beaux-arts et luxe des librairies, à côté des livres sur l’architecture ou l’art de la mosaïque romaine, ou lorsque les auteurs de bande dessinée investissent les musées et les galeries. Sans parler des salles des ventes et des prix des planches originales. Il y a donc cette reconnaissance de la bande dessinée comme genre, ce qui permet à son tour la reconnaissance de ceux qui écrivent sur la bande dessinée, alors qu’avant les critiques cherchaient l’inverse : institutionnaliser un discours sur un genre considéré comme mineur.
Ceux qui écrivaient aussi ont changé, avant il y avait un certain amateurisme de la critique qui visait pourtant déjà à la professionnalisation du métier. Aujourd’hui, la bande dessinée est étudiée à l’université. Le deuxième type d’ouvrages auxquels je pense sont ceux de chercheurs, comme l’universitaire anglaise Ann Miller (Reading bande dessinée, ou The French comics studies reader) ou comme le collectif Acme en Belgique qui a fait ce livre sur l’Association. Avec les universitaires, il y a une historisation de la bande dessinée qui se met en place, des périodes historiques qui sont documentées. Avec le cycle du temps universitaire, ce qui était confidentiel à une époque est étudié, comprise et expliquée au point qu’on se demande comment dans l’époque précédente cela avait pu être ignorée ou minorée. C’est un peu ce qui se passe avec Dorénavant aujourd’hui. C’est très étrange à vivre car même si on pouvait, d’un point de vue purement théorique, s’attendre à quelque chose de cet ordre, le vivre effectivement a quelque chose de dérangeant. Mais il y a toujours un temps de décalage entre le ce que voit le monde académique et le vivant, qui entraîne une déformation par méconnaissance, même si dans le fond le savoir académique ne perçoit du vivant que ce qui lui est compréhensible.
Voilà ce qui pour moi a changé. Et puis, il y a ce qui existe dans le « off », qui ne dispose que d’une micro-visibilité. Je pense à des productions comme celles de la revue Pré carré qui fait, je trouve, un excellent travail de défrichage et d’exploration. C’est très confidentiel, mais à la lire on y voit déjà, entre-aperçu par ses auteurs, les lignes de force encore invisibles ou à peine perceptibles de notre époque, parce que depuis leur position aux avant-postes ils voient ce qui est encore invisible et savent le transmettre à ceux qui cherchent des territoires nouveaux. Ils s’expriment de manière ultra-confidentielle, quelques indices disposés dans l’espace de ce qu’on appelle « l’infobésité », mais ce qui n’empêchent pas les lecteurs qu’ils visent de les trouver et de les lire. Comme s’il y avait une troisième dimension du partage de la connaissance. Sur ce point, je ne partage pas tout à fait les inquiétudes de Balthazar, peut-être parce que j’ai toujours évolué dans les marges. On dit qu’aujourd’hui les auteurs de bande dessinée ont beaucoup plus de chance qu’avant car ils peuvent toujours trouver un éditeur pour les publier. Quelqu’un comme David B a participé à l’Association pour être édité, car il ne trouvait pas d’éditeurs pour ses créations les plus personnelles. Mais il ne suffit pas de rajeunir le cadre de l’idéologie bédé pour supprimer l’idéologie bédé. Tant qu’on reste dans le cadre reconnaissable des codes idéologiques qui fait qu’on différencie d’un premier coup d’œil une bande dessinée de ce qui n’est pas une bande dessinée, on a des chances d’être publié. Mais une création de bande dessinée qui ne respecterait pas ces codes a de très grands risques, aujourd’hui comme hier, de rester longtemps dans la périphérie de la production éditoriale.

Xavier Guilbert : Sinon, par rapport à cette résurgence, je note que vous êtes revenus vers la bande dessinée par le biais de livres — certes, c’est aussi lié à l’époque actuelle qui est bien difficile pour tout ce qui serait périodique, mais je me demande aussi s’il n’y aurait pas quelque chose lié à l’âge. Trente ans plus tard, comment envisage-t-on le retour au combat ?

Barthélémy Schwartz : C’est une question complexe. Par exemple, j’ai toujours participé à des revues et à des collectifs. Le choix du livre en bande dessinée ne s’est pas fait par rapport à l’objet « revue ». Il s’est imposé de lui-même parce que je n’avais pas en projet de refaire / reprendre ce qui avait été fait avec Dorénavant. C’est la création qui m’a remis à l’exploration du langage bande dessinée. Comme je l’ai dit, la sortie de l’Éprouvette a coïncidé avec mon envie de me recentrer sur la création après plusieurs années passées à privilégier principalement la critique sociale. Mais c’est toujours un équilibre à trouver et deux approches que je poursuis continuellement, la critique du monde et l’approche poétique. Donc ce retour s’est fait par la création, avec ce livre de bande dessinée paru chez l’Apocalypse.
Par contre, il est évident que ce qui m’intéresse en bande dessinée est assez minoritaire dans la production contemporaine. Ce que je fais, et en même temps je ne sais pas faire autrement et cela ne m’intéresse pas de le faire autrement, c’est explorer l’approche poétique en bande dessinée. Mais j’essaie aussi d’explorer la forme de l’essai en bande dessinée. La fusion des deux, comme dans le Rêveur captif. Toujours partagé entre poésie et critique du monde. Ce qui est certain, c’est que la création est un « combat », car l’idéologie bédé d’aujourd’hui, beaucoup plus raffinée qu’hier, qui elle-même n’est qu’un aperçu de l’idéologie qui s’interface dans notre quotidien entre nous et le monde, résiste à ce genre d’exploration. En même temps, l’histoire des avant-gardes artistiques est là pour nous rappeler ce qu’il y a de tragique avec la création dans cette société : progressivement tout ce qui peut être réutiliser positivement pour alimenter les forces du monde marchand est récupéré.

Balthazar Kaplan : Je n’envisage pas cela comme un retour au combat. Plutôt comme un travail intérieur. Renouer avec ce medium singulier qui a illuminé mon enfance, et voir dans quelle mesure, en investissant ses possibilités, il peut être le medium le plus proche de moi pour raconter, explorer l’espace du dedans comme le monde du dehors. A la différence de Barthélémy, j’ai toujours cru en « l’œuvre ». C’est vrai que l’œuvre peut être récupérée par l’espace marchand mais à long terme, l’art survit toujours à l’espace socio-économique où il a surgi. Il faut être à la fois lucidement contemporain et résolument absolu.

[Entretien réalisé par mail entre avril et août 2015]

Entretien par en décembre 2015