Greg Shaw

par

Entretien minimaliste.

Greg Shaw est un auteur de bande dessinée plutôt atypique. Il est peut-être même celui qui présente une recherche de la forme narrative la plus épurée. La manière de raconter l’intéresse plus que le dessin ou le récit lui-même, et c’est dans cette direction qu’il s’est orienté dans ses premiers livres, se servant du minimalisme pour mettre en avant la narration elle-même. Le propos de son œuvre réside bien là, soutenu par un concept narratif à chaque livre. Greg Shaw est un chercheur, il essaie à chaque fois de se renouveler, de changer le rapport à la lecture, il sollicite l’imagination, et rejoint l’art conceptuel contemporain en parlant essentiellement de «l’idée».

Loïc Massaïa : Rentrons directement dans le vif du sujet : Saurais-tu donner une définition du minimalisme et de son application en bande dessinée ?

Greg Shaw : Pour moi le minimalisme c’est une tendance qui consiste à aller vers l’essentiel, vers la limite du compréhensible, une sorte d’épuration.
Donc je dirai qu’une bande dessinée minimaliste exprime un maximum de choses avec un minimum de moyens.

LM : Te considères-tu comme auteur minimaliste ?

GS : Au début je me considérait comme auteur abstrait, puis vint Veuve Poignet, qui est plutôt une bande dessinée à légende et puis Frotte-Motte qui est carrément figuratif. Du coup je me considère comme auteur conceptuel (avec beaucoup de modestie bien sûr).

LM : Qu’est-ce qui t’attire en bande dessinée, et dans le minimalisme tout particulièrement ?

GS : Actuellement, ce qui m’attire le plus en bande dessinée, ce sont les nombres de pistes qu’il reste encore à explorer. Bon, ce n’est pas pour cette raison précise que j’en fais. Je lisais beaucoup Lucky Luke et Astérix quand j’étais enfant, et c’est en découvrant la Rubrique-à-Brac de Gotlib que j’ai voulu en faire. Aujourd’hui je suis loin de ces univers-là.
Ce que j’aime dans le minimalisme c’est justement le paradoxe entre les moyens du bord et la richesse du résultat. C’est dingue tout ce qu’on peut exprimer avec si peu de choses, les silhouettes d’Ibn Al Rabin sont tellement plus expressives que les personnages de bande dessinée hyper-réalistes, Scott McCloud explique tout ça bien mieux que moi.

LM : Mais, pour reprendre un bon cliché qui a la vie dure, le minimalisme ne serait-ce pas un moyen de faire de la bande dessinée pour ceux qui ne savent pas dessiner ?

GS : Il a un peu de ça, oui, mais ce n’est pas grave, la publication de bande dessinée n’est pas un concours de dessin, pourquoi un dessinateur médiocre n’aurait-il pas le droit de faire de la bande dessinée, s’il a quelque chose d’intéressant à exprimer ?
D’ailleurs je pense que c’est un atout de ne pas savoir dessiner quand on fait de la bande dessinée. Ça nous oblige à construire une œuvre singulière, à trouver des astuces, à réinventer la bande dessinée en quelque sorte.
Si j’avais été un excellent dessinateur, peut-être bien que je ne me serais jamais intéressé a la narration et ses structures formelles. Je suis bien content d’être un dessinateur médiocre !

LM : Pour toi, le minimalisme est-il un but ou un outil ?

GS : Ce qui m’intéresse le plus dans mon travail, c’est la façon de raconter. Le dessin et l’histoire sont au service du concept. Puisque le minimalisme est le style du dessin, on peut dire que c’est un outil.

LM : Le minimalisme n’est pas «que» un style de dessin, il peut être aussi narratif. Avec l’itération iconique par exemple, qui consiste a répéter x fois la même case. Mais on est d’accord : la narration est aussi un outil, puisqu’elle sert le propos. Finalement, cette définition du minimalisme rejoint celle des artistes contemporains de la fin des années 60 où l’économie de moyen était destinée à ne montrer l’œuvre que pour ce qu’elle est. Car c’était ça leur propos : la question de la représentation de l’œuvre. Mais même si en bande dessinée le propos peut être différent du leur, on peut quand même utiliser l’outil «minimalisme» tant qu’il sert le propos, qu’il lui est indispensable, voire indissociable…

GS : Oui, c’est vrai, c’est donc bel et bien un outil, et je ne suis pas sûr de continuer à utiliser cet outil pour mes projets à venir (pas la peine de m’en demander plus, je ne dirai rien !).

LM : Parlons maintenant de ton travail. On peut dire que dans tes œuvres, surtout Parcours Pictural, il n’y a pas vraiment d’histoire à proprement parler, pourtant à chaque fois tu racontes quelque chose…

GS : Bah, il y a quand même une petite histoire. Ça commence avec le noir qui découvre petit à petit qu’il n’est pas seul, il y a du mauve aussi, et puis même du jaune, qui finit par prendre le dessus. Tout un programme ça (et il n’y a aucune métaphore ethnique là-dedans !).
Quand on me demande quel est le sujet Parcours Pictural, je dis que ça parle de bande dessinée abstraite, bon, les gens n’en sont pas moins égarés, mais moi ça m’aide à me débarrasser d’une question chiante.

LM : Oui, tu racontes quelque chose ! Après, parler d’histoire… Je ne sais pas, c’est un peu comme pour tout, ca dépend des points de vue, des limites que l’on donne aux choses. C’est pour ça que critiquer (dans le sens noble du terme) est difficile. D’ailleurs comment considères-tu la critique ? Es-tu toi même critique, auto-critique ?

GS : Je pense être assez ouvert à la critique, les arguments des lecteurs moins convaincus m’éclairent souvent et me font un peu sortir de ma bulle. Je suis moi même très critique, aussi bien en tant que lecteur qu’en tant qu’auteur.

LM : Dans Veuve Poignet tu utilises la couleur comme indicateur d’émotion et de sens. Le rendu étant très abstrait, le lecteur est obligé de se référer à un index explicatif pour connaître les mots qui correspondent aux couleurs utilisées dans chaque «histoire». Pourquoi utiliser cette méthode, un peu laborieuse pour le lecteur, plutôt qu’une codification iconique des actions ?

GS : D’abord, mes «histoires» sont plutôt des «strips en 85 cases», si on considère que chaque couleur est une case.
Alors, la codification iconique, j’y avais pensé aussi, mais ça me paraissait trop «dans le coup», donc pas assez personnel, beaucoup de graphistes jouent avec ça. J’ai donc opté pour quelque chose de plus «pur», et puis c’est plus beau comme ça aussi, je trouve.

LM : Comment as-tu procédé pour avoir ce rendu visuel dans Parcours Pictural ?

GS : Ce sont des filtres de PhotoShop©. Non, ce n’est pas fait a la main, comme l’ont pensé certaines personnes (sont parfois très drôles les gens). Ma première idée était de le faire à l’acrylique sur papier-toile. Chaque chapitre dans un style de peinture différent, c’est à dire le premier chapitre en impressionniste, le deuxième en pointilliste, le troisième en fauve et le quatrième en cubiste. Puisque chaque style est l’aboutissement du précédent, il s’agissait bien d’un Parcours Pictural, et puis les pionniers de l’art abstrait ont tous suivi ce parcours.
En numérisant mes planches, je me suis vite rendu compte que la matière est tout sauf graphique. Et vu que le but était d’en faire une bande dessinée (graphique par définition), j’ai décidé de le faire à l’ordinateur, avec de la trame et des pixels.
L’idée de l’évolution picturale est toujours là : les petits points désordonnés s’organisent et grandissent au fur et a mesure, jusqu’au point ou ils deviennent des carrés bien alignés.

LM : Puisqu’il n’y a pas représentation, peut-on parler de dessin dans Veuve Poignet et Parcours Pictural ? Et s’il n’y a pas dessin, peut-on parler de bande dessinée ?

GS : «Représentation figurative» tu veux dire ?

LM : Oui !

GS : C’est vrai qu’on peut plutôt parler de formes et de couleurs que de dessin. Pourtant il y a quand même du dessin, j’ai dessiné tous les bords de cases au feutre (ils ne sont même pas droits en plus, quel bras-cassé je fais).
Et puis dès l’instant qu’il y a des images juxtaposées formant une séquence, on peut parler de bande dessinée.

LM : C’est donc bel et bien qu’il y a un réel défaut dans cette appellation «bande dessinée», puisqu’elle connote des choses (le dessin, et même la «bande») qui finalement ne sont pas essentiel a cet art.

GS : Oui, mais je ne vais quand même pas me permettre de rebaptiser le 9e art, pas tout de suite en tout cas.

LM : Parcours Pictural est émotionnellement neutre, mais Veuve Poignet et Frotte-Motte sont plein d’humour, tu n’as pas peur que cet humour détourne le propos artistique ?

GS : Oui, ça me désole que les gens attachent une plus grande importance au thème qu’a la démarche, mais, en même temps ça m’arrange. D’abord, ça parle plus au grand publique, qui ne se serait peut-être jamais intéressé a ce genre de bouquin, et puis, je pense souvent à François Truffaut qui disait en gros qu’une œuvre expérimentale n’est réussie que quand on a oublié qu’elle était expérimentale. Vu sous cet angle, j’ai réussi mon coup alors…

LM : Veuve Poignet, Frotte-Motte et La Nouvelle Pornographie (de Lewis Trondheim) traitent tous du sexe (la masturbation pour l’un, des sex-toys pour le second et la pornographie pour le troisième). En quoi est-ce si intéressant de parler de sexe dans une bande dessinée minimaliste ?

GS : Et puis il y a aussi P+O de Richard McGuire qui propose une série de dessins minimalistes stylisés, presque abstrait, de Popeye et Olive en plein Kama-sutra. Il m’amuse beaucoup ce petit livre.
Non, c’est un hasard. Je ne me souviens plus exactement comment m’est venu l’idée de Veuve Poignet. C’était sans doute le thème le plus approprié pour illustrer ce concept. J’aurai aussi pu faire la religieuse qui tombe dans les escaliers, avec des cases noire/blanc/noire/blanc/noire/blanc…, comme la fameuse blague de Woody Allen.
Frotte-Motte est la version féminine de Veuve Poignet, que tout le monde me réclamait. En tout cas, c’est toujours : «Non !, Xavier [Löwenthal], je n’en ferai pas une bande dessinée entière !»
Pour La Nouvelle Pornographie, il faudra poser la question à Maître Lewis. En tout cas ça m’a bien fait chier qu’il sorte cette bande dessinée quelques semaines avant la sortie de Veuve Poignet, qui devait déjà être sorti bien avant, et qui était annoncée depuis des mois sur le site de la 5e Couche. En plus, sa bande dessinée Bleu est sortie pendant que je réalisais Parcours Pictural, que je pensais être la première bande dessinée abstraite. Il m’a doublé deux fois à son insu ce s@*# % ! !

LM : Chacune de tes œuvres nécessite un investissement intellectuel de la part du lecteur : Dans un premier temps, on ne peux pas se laisser porter par ta narration, il faut que le lecteur utilise son imagination plus qu’a l’accoutumée, qu’il sorte de ses tics de lecture, et surtout qu’il réfléchisse un minimum pour comprendre comment «fonctionne» l’œuvre, bien que ça ne soit jamais bien compliqué… Tu n’aimes pas les lecteurs feignants ?

GS : «Investissement intellectuel» me paraît bien démesuré, pour moi c’est très simple. Je ne pense pas que les lecteurs septiques soient feignants, il faut beaucoup plus de courage pour s’attaquer à un Blake & Mortimer, non ? J’ai plus de mal avec les lecteurs qui exigent un certain nombre de choses (par exemple : texte, personnages, situations) pour considérer qu’il s’agit d’une bande dessinée. Disons que je n’aime pas les lecteurs fermés.

[Interview réalisée par mail, entre le 17 et le 21 Juillet 2008.]

Entretien par en septembre 2009