Frederik Peeters

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Dans Le Troisième Homme de Carol Reed, Orson Welles prononçait cette phrase d’anthologie : « L’Italie, sous les Borgia, a connu trente ans de terreur. Mais cela a donné Michel-Ange, Léonard de Vinci et la Renaissance. La Suisse a connu la fraternité et cinq cents ans de démocratie et de paix. Et cela a donné quoi ? Le coucou suisse !»
Soixante ans plus tard, l’Histoire du Neuvième Art vient écorcher cette jolie citation car la Bande Dessinée helvète est aujourd’hui le foyer d’une école digne du plus grand intérêt et dont Frederik Peeters est l’un des piliers. Seul (Les Pilules Bleues, Lupus) ou en compagnie de Pierre Wazem (Koma) et Pierre Dragon (R.G.), il se réapproprie en effet tous les genres avec une aisance déconcertante et un talent indéniable.

Nicolas Verstappen : Lorsque tu te fais couper les cheveux dans les Pilules Bleues, Cati semble parler du projet d’album avec naturel. L’idée de mettre en scène votre histoire a été envisagée avec facilité (par l’un comme par l’autre) ?

Frederik Peeters : Notre histoire ? La manière dont nous vivons notre histoire n’a rien à voir avec l’album. Concernant l’élaboration de l’album, tout s’est fait dans la plus totale inconscience. Nous n’avons pas réfléchi, d’ailleurs, j’avais à peine la sensation de faire un album, mais plutôt une expérience de l’immédiateté en narration BD. Toutes les questions sont arrivées après la publication.

NV : Tu débutes Pilules Bleues avec une séquence où tu tires tes souvenirs d’un carnet (page 17). C’est une manière d’installer un rapport à l’intime ? Au concret (l’écrit) ? Es-tu retourné à la lecture de ce carnet avant d’entamer l’écriture de l’album ?

FP : C’est juste parce que j’ai écrit le texte de ce passage dans un bistrot, le vrai bistrot dessiné dans la BD. Donc au moment du dessin, je me suis simplement remis en situation. Beaucoup d’éléments de cet album découlent d’un manque d’imagination dû à la vitesse de rédaction.

NV : Lorsque j’ai lu Pilules Bleues, j’ai été assez surpris par la scène du «mammouth». Elle a eu sur moi un effet de distanciation. Comment l’as-tu abordée ?

FP : Exactement comme toi. Tout le récit s’était déroulé d’une manière tellement rapide et inconsciente que j’ai ressenti à ce moment la nécessité de prendre un peu de hauteur, de pouvoir me poser des questions à moi-même, de tenter d’y répondre, de formuler des pensées sous forme de dialogue absurde, et de mettre ce processus en images. C’est arrivé au moment où le Pr. Coppens sortait ce mammouth du permafrost sibérien. Je savais que beaucoup de mes questions avaient trait à la science et à son rapport à l’humain, ce mammouth s’est imposé tout seul dans les pages comme support idéal.

NV : Les yeux de tes personnages (principalement ceux de Cati) ont tendance à prendre des proportions plus grandes que nature. Sais-tu d’où te viens ce trait graphique ? (Une influence japonaise ?)

FP : Je ne crois pas. Il suffit plutôt de voir ma copine, ce que tu ne peux pas faire, manque de bol.

NV : Imaginais-tu, au moment de créer le personnage de Titeuf, qu’il aurait un jour un succès hors des frontières suisses ?

FP : Aaaah, une question qui n’est pas sur Pilules Bleues ! (rires)

NV : Ton album Les Miettes est entièrement réalisé en sérigraphie. Est-ce ce choix d’impression avait été établi avant que tu n’attaques le dessin ? Si oui, as-tu quel impact cela a-t-il eu sur ton approche graphique ?

FP : Non, ce livre devait se faire à l’Asso, mais, pour des raisons encore assez obscures, ils sont allés jusqu’à tirer les films, qu’ils m’ont d’ailleurs gracieusement envoyés, mais ont annulé l’impression. Humbert-Droz l’a récupéré avec enthousiasme, et je suis reparti pour un mois de boulot à faire toutes les découpes de couleurs à la main dans son atelier.

NV : J’ai d’ailleurs remarqué que dans mon exemplaire des Miettes, la bichro change à partir de la page 11 (c’est un peu moins verdâtre). Pourquoi cette modification de teinte ?

FP : Oui, ça, c’était son idée aussi. Il l’a décidé au moment même de l’impression, il a une manière très impulsive et instinctive de travailler. Il voulait souligner la montée «dramatique» du récit, la détérioration des situations et des personnages qui confinent progressivement à l’absurde le plus complet, en modifiant très légèrement les couleurs au fur et à mesure. Je ne sais pas si c’est réussi, mais il faut savoir parfois juste faire les choses sans trop réfléchir. C’est une idée d’artisan, prise les mains dans le cambouis.

NV : Envisages-tu de voir un jour cet album publié sous une autre forme (album non-sérigraphié) ?

FP : Non. D’ailleurs, il est question de le retirer avec de nouvelles couleurs, car il est épuisé.

NV : Pourquoi modifierais-tu la couleur des Miettes ? Désires-tu que le premier tirage garde un aspect unique ?

FP : Non, pour m’amuser, pour donner une autre vie au livre. Quoiqu’il en soit, c’est d’abord l’idée de Christian Humbert-Droz, le sérigraphe.

NV : Tu signales (dans ) que tu ne penses pas pouvoir trouver facilement «une autre collaboration aussi légère» qu’avec Wazem. Comment s’était passée auparavant ta collaboration avec Ibn Al Rabin sur Les Miettes ?

FP : Avec Ibn Al Rabin, ce n’était pas vraiment une collaboration. Il a écrit et découpé ce scénario seul dans son coin, sans penser à moi. Quand il a réalisé qu’il serait incapable de le dessiner, il est venu me le proposer. C’est tombé à un moment où j’avais des envies d’expérimentation, et cette histoire m’a fait rire. J’ai changé le découpage, mais d’une manière assez solitaire. Et puis l’Asso a accepté le projet (sans le lire… ce qui a causé les quiproquos qui ont abouti à la non-publication) et je me suis lancé. Je ne suis pas certain que je me serais lancé sans leur accord préalable.
Avec Wazem, c’est très différent. Le projet vient à la base de moi. J’ai proposé un dessin volant à Pierre, en lui proposant d’en tirer une histoire, parce que j’avais le pressentiment qu’il saurait donner une vie légère et crédible à cette fille. Toutes les idées viennent de lui, mais j’ai tout suivi dès le début, et je me les suis toutes appropriées sans problème. Le dernier scénario a même été écrit en même temps que je le dessinais, et je pense qu’il a pas mal rebondi au fur et à mesure sur mes dessins, et vice-versa. J’ai eu un réel sentiment de dialogue. Et puis, ce qui est primordial, Pierre ne découpe pas, il écrit l’histoire et les dialogues, mais l’organisation du temps et du rythme dépendent de moi.

NV : Quid de tes deux premiers albums ? Auront-ils un jour les honneurs d’une réédition (Brendon Bellard – Fromage et confiture) ?

FP : Je ne pense pas, mais il est question depuis un moment de les mettre en ligne sur le site Atrabile.

NV : Tu fais partie des fondateurs d’Atrabile (dont les premiers albums sont de toi). Y occupes-tu encore une place autre que celle d’auteur ?

FP : La place «très vieux pote et voisin de Daniel», qui gère en fait Atrabile. C’est une place assez floue, mais en fait très agréable. Je ne suis responsable de rien et je n’ai aucun pouvoir décisionnel, mais j’en discute tout le temps avec Daniel. Il arrive souvent qu’il me fasse lire des dossiers qu’il a envie d’éditer pour avoir confirmation de son bon choix.
Mais je n’ai jamais pu empêcher la publication d’un ouvrage parce que je n’aimais pas. Il faut dire que nous avons souvent des avis identiques, que ce soit sur mes livres ou ceux des autres. Je fais très confiance dans ces goûts en bande dessinée. Je connais aussi Benoît, qui se charge de la partie graphique des livres et des à-côtés, depuis quinze ans. Mais le comble, c’est que techniquement, je ne fais rien pour Atrabile, mais que je touche plein d’argent sur la vente de mes livres, alors qu’eux se servent des bénéfices que j’apporte (ou Jason aussi..) uniquement pour produire d’autres livres difficiles sans rien se mettre dans la poche.

NV : Apparement, tu «conceptualises» assez peu ton approche de la mise-en-scène. Comment abordes-tu tes lectures ? Est-ce que tu analyses parfois le travail d’autres auteurs pour comprendre leurs techniques (graphiques ou narratives) ou est-ce que tu te plonges simplement dans leurs œuvres ?

FP : Il m’arrive d’y réfléchir au cours de la lecture, mais c’est que c’est mauvais signe. C’est un poncif, mais le travail est bien fait quand on ne le sent pas. Ce n’est d’ailleurs pas toujours vrai. Aujourd’hui, je viens de lire Lucille de Ludovic Debeurme, et j’ai pris autant de plaisir à me laisser porter par le récit et les émotions que par l’analyse simultanée des choix graphiques et narratifs, des trucs, ou même des tics. Rien à voir, mais il m’est arrivé la même chose deux ou trois jours auparavant en regardant The Honey Pot de Manckiewicz. Et, quand, au cours d’une lecture, je ne me rends compte de rien, et que j’ai vraiment adoré, il m’arrive d’y retourner pour essayer de décortiquer l’objet, ça oui.

NV : Quand je relis tes histoires courtes (Bile Noire, Lapin) et tes albums dans l’ordre chronologique, j’ai cette impression que tu as commencé par «raconter des histoires» et que tu en es progressivement venu à «raconter des personnages» (on le ressent aussi dans les titres : «Lupus», «Addidas» (devenu «Koma» car le premier titre évoquait trop la marque). Est-ce une progression que tu ressens ?

FP : Oui, ce n’est pas faux. C’est en partie à cause de Pilules Bleues je pense. J’ai réalisé que je pouvais être captivé et captiver un lecteur en me contentant d’organiser les rapports de personnages bien définis, de les lâcher dans un labyrinthe comme des rats de laboratoire, et de m’amuser à ouvrir et fermer des trappes. Mais je ne pense pas que je passerai me vie à faire ça, c’est plutôt une période dont je garderai la moelle pour plus tard. Parce qu’en fait je suis fasciné, en littérature comme au cinéma, par les gens qui savent construire et organiser un vrai récit alambiqué, dont la force et la fascination découle du réglage précis même des événements, des dialogues et des rebondissements en une mécanique indémontable.
Ceci dit, Ce que tu dis ne s’applique réellement qu’à Lupus, puisque je n’ai pas fait le scénario de Koma, et tu verras que c’est bien plus construit que ce que les trois premiers volumes laissent présager, et Constellation, par exemple, est plutôt le type même de récit dont le principal intérêt ne réside que dans sa structure narrative.

NV : Avais-tu commencé à travailler sur Constellation avant de le présenter à l’Association ou est-ce l’éditeur qui t’a contacté pour te proposer de réaliser une Mimolette ?

FP : Je leur ai proposé l’album clé en main, calibré à leur insu pour la collection «Mimolette», un format qui m’attirait, surtout les trente pages, et puis la jolie maquette. Ils n’ont eu qu’à dire oui et imprimer. Je crois que j’avais même déjà fait la couv.

NV : Constellation et Lupus tome 1 datent de la même période (2002/2003). Le rapport aux astres est dans le titre du premier et du second (Lupus étant le nom d’une constellation). Est-ce quelque chose de conscient ?

FP : Hasard hasard ! «Constellation» est surtout le nom du modèle d’avion dans lequel se déroule l’histoire, un avion légendaire et magique. Et je ne savais pas que Lupus était le nom d’une constellation. J’ai choisi ce nom parce que c’est le nom d’une maladie, qui se caractérise par une déficience immunitaire et un terrible eczema facial qui dessine vaguement un loup (au sens carnavalesque du terme) sur le visage.

NV : Comment est né le personnage de Lupus ? Est-ce que comme Addidas, il trouve son origine dans un croquis qui a évolué en récit ?

FP : Je ne me rappelle pas d’où vient le physique du personnage. Oui, probablement un mélange de dessins dans des carnets. J’avais son caractère en tête. Le physique a suivi facilement, il exprime bien ce qu’incarne ce personnage, je trouve. Et puis il est modifiable en fonction de ce qu’il encaisse, sans devenir étranger.

NV : As-tu éprouvé une appréhension particulière au moment de te lancer sur cette série ou était-ce une «expérience de l’immédiateté en narration BD» comme pour les Pillules Bleues ?

FP : C’est exactement ça. C’est en rigolant avec les gens d’Atrabile sur le fait que je pourrais moi aussi faire une série de SF et concurrencer Soleil… haha… De toute manière, quand je ressens un début d’appréhension, je me calme tout de suite en me disant que ce n’est que de la bande dessinée, comme quand j’avais 13 ans, et que ça n’a aucune importance. Et je me lance dans la minute sans réfléchir, comme pour un croquis. C’est le meilleur moyen pour finir par faire des trucs ambitieux.

NV : Dans ton approche de l’improvisation sur Lupus, est-ce qu’il t’arrive de modifier des passages lorsque tu arrives à la 92ième planche d’un tome afin d’en renforcer l’unité narrative, de rééquilibrer sa rythmique ?

FP : Oui, après la lecture par Daniel, d’Atrabile, ou par ma compagne. Il m’est arrivé d’enlever ou de rajouter des passages de plusieurs pages. Ou d’enlever du texte, d’en déplacer, des choses comme ça. Avec l’improvisation, il arrive qu’on soit emporté dans certaines voies du récit qui n’apportent en fait rien au lecteur, mais qui aident l’auteur à cerner ces personnages. Il faut savoir supprimer ces passages mais en garder la moelle, la saveur, pour l’injecter de façon plus discrète, plus loin, ou ailleurs dans l’histoire. Et souvent, je dois m’y reprendre à deux fois pour réaliser qu’un silence ou un regard peut remplacer une page de texte. Je me souviens aussi avoir découpé certains bouts, de conserver les cases, mais de les réorganiser différemment, voire de les inclure à d’autres endroits du livres, pour casser un rythme trop évident, ou pour créer un trouble.

NV : On retrouve des références aux psychotropes dans divers de tes albums. Ont-ils parfois une influence directe sur ton travail (y cherches-tu parfois l’inspiration) ?

FP : J’ai été un consommateur consciencieux de produits en tous genre. J’ai été très fasciné par les hallucinogènes, je les ai toujours considérés comme des expériences très vivifiantes, avec un esprit quasi scientifique et j’ai poussé jusqu’à ce que cela devienne désagréable et finalement inintéressant. Aujourd’hui, le temps a passé et ça devient un peu ringard de le dire, mais je crois beaucoup aux vertus universelles du cannabis sativa. Il y a beaucoup de fantasmes et d’idées fausses sur la drogue, avec souvent des relents paternalistes, hygiénistes, voire fascisants, parce notre modèle de société n’est pas compatible avec les dérèglements de conscience, et je trouve amusant d’aborder ce sujet de façon décomplexée et ludique. Peut-être qu’un jour, j’en ferai un livre.

NV : Le quatrième Lupus m’a projeté dans mes (lointains) souvenirs du Solaris de Tarkovsky. Recherchais-tu ce rapport particulier à la station hantée, à cet espace clos d’où rejaillissent des fantômes du passé ?

FP : La parenté avec le Solaris de Tarkovsky me paraît en fait évidente. Je m’étonne d’ailleurs qu’on ne m’accuse pas plus souvent de plagiat. Et pourtant, c’est à peine conscient. Je l’ai vu pour la première fois au début de mon travail sur la série, et il m’a profondément marqué, mais seulement avec plusieurs mois de recul. Je dois dire que dans un premier temps, je gardais même le souvenir d’un profond ennui, d’un ennui qui colle à la peau. Et maintenant, chaque fois que j’y repense, je me retrouve plongé dans une ambiance très forte. Tout cela a évidemment transpiré dans Lupus, d’une façon détournée. Je sais que Le Miroir, un autre film de Tarkovsky de la même époque, s’est aussi fait une place, pour sa structure, sa façon de mélanger les temps, la réalité et les fantasmes. Mais il y a aussi du Star Wars, je crois.

NV : La conclusion est surprenante. L’avais-tu en tête depuis longtemps ou est-elle venue avec la spontanéité des tomes précédents ?

FP : Oui, j’avais la fin en tête depuis le tome deux. J’ai découvert le tome trois et la nature exacte de la relation entre les personnages au fur et à mesure de la rédaction, mais la conclusion m’est venue très vite. Et j’avais en tête le goût final de la série depuis le début, avant de commencer à faire la cuisine.

NV : Comment s’est déroulée la conception des couvertures de Lupus ? Une des thématiques de la série tient dans la recherche d’un équilibre, d’une «place dans l’espace». Est-ce la raison pour laquelle Lupus tient cette place constante sur chaque première de couverture ?

FP : Cette idée est aussi apparue au début, au moment de la couverture du premier. Quelqu’un m’a fait remarqué que Lupus (seul ou accompagné) est toujours posté à la limite d’un espace, au bord de quelque chose qui l’empêche d’aller plus loin. On peut s’amuser à trouver plusieurs symboles et interprétations plus ou moins farfelues dans ces couvertures, créer des parallèles entre les couleurs, le décor, la structure graphique, et l’évolution du récit et des personnages au fil des tomes.

NV : Comment t’es-tu retrouvé embarqué dans l’aventure de L’Association en Inde ?

FP : J’ai été invité par la mission culturelle française en Inde avec Delisle et Thiriet pendant dix jours pour faire un atelier avec des dessinateurs indiens à Dehli, et visiter un sérigraphe qui fait des livres pour enfants à Madras. C’était génial, un excellent souvenir, très dense, et je crois pour les autres aussi. Menu a eu vent de cette histoire et a proposé de faire un «Asso en Inde» sur le modèle du Mexique et de l’Egypte, en y greffant Matti Hagelberg parce qu’il y voyage chaque année avec sa femme. Delisle et Thiriet racontent notre voyage, alors pour équilibrer, j’ai pris le parti de raconter un évènement fort que j’avais vécu quelques années auparavant lors d’un premier voyage, plus long, moins confortable, plus roots, quoi. Je pense que l’équilibre final des quatre visions devrait être intéressant. J’attends cela avec impatience, car je n’ai pas vu les autres travaux. D’ailleurs je n’ai jamais relu ce que j’ai fait non plus. Et ça fait deux ou trois ans que ça traîne.

NV : Si ton dessin est vif et spontané, ton approche du découpage reste plus mesuré. Tu utilises presque exclusivement un système de trois bandes égales («à la Tintin» comme dirait Kevin Huizenga). Est-ce une façon de garder un équilibre, une sorte de partition sur laquelle tu poses ton dessin ?

FP : Alors comme les tout vieux Tintin, parce que sinon, Tintin, c’est en quatre bandes, et c’est bien un problème que je me pose depuis longtemps. Parce que la narration en quatre bandes permet de densifier considérablement le récit. D’ailleurs, même si les Tintin sont plus verbeux, il est très rare de trouver aujourd’hui des bandes dessinées de 62 pages qui prennent autant de temps à être lues que Tintin. C’est surtout dû au nombre élevé de cases. Je trouve par contre qu’il est plus difficile avec ce format d’installer des ambiances fortes, des rythmes qui sortent du carcan feuilletonesque dû à l’écoulement rapproché des cases, des rythmes plus lancinants. Pilules Bleues était en trois bandes à cause du petit format du livre. Pour Lupus et Koma, c’est plus parce que je recherche ce rythme particulier. Et aussi parce que je cherchais à savoir ce que je mettrais dans des formats de cadre précis et réguliers. Le jeu était sur le cadrage de chaque événement, plus que sur l’organisation de la page. L’idée de partition est assez juste, puisque le récit est improvisé. Il me faut donc une grille qui ne bouge pas, pour supprimer un problème. Je me concentre alors sur les notes et les temps. Mais je ne vais pas tarder à passer à autre chose, un format plus libre, où je m’autorise un nombre plus important de cases, et de plus grandes variations de taille, pour rechercher d’autres sensations.

NV : Des récits plus expérimentaux comme Upside Down (Bile Noire 13) naissent-ils de ton sentiment d’enfermement dans le système des «trois bandes» ? Ou aimes-tu simplement te laisser aller à des jeux visuels et narratifs ?

FP : Non, c’est juste que je tiens par fidélité et principe à faire une histoire dans chaque Bile Noire, et que je tâche de changer à chaque fois de style, d’ambiance, de tenter des choses. C’est une façon de me forcer à terminer jusqu’à la publication des récits que je n’aurais jamais imaginé ou finalisé sans Bile Noire. C’est aussi un des derniers exercices gratuits que je m’autorise, car j’ai une fille à nourrir, et c’est assez dépaysant. Et je constate que mes expériences dans Bile Noire ont été ma véritable école. Enormément de choses que l’on retrouve dans mes livres plus connus prennent en fait racine dans les récits courts pour Bile Noire.

NV : Tu signales que tu ne vas «pas tarder à passer à autre chose», «à un format plus libre». Le cycle de Lupus se concluant, est-ce que tu travailles déjà sur quelque chose de concret ?

FP : Oui, mais c’est top secret. Je veux dire, c’est vraiment top secret ! Ma vie est en jeu.

NV : Ah oui, ton projet secret… ta reprise de Corto Maltese après celle des Scorpions du Désert par Wazem…

FP : (rires)

[Entretien réalisé via courrier électronique entre Février et Avril 2006 – un grand merci Frederik pour ta disponibilité.]

Site officiel de Frederik Peeters
Entretien par en août 2008