Gaijin Mangaka

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Depuis 2007, l'éditeur letton kuš! publie à un rythme impressionnant, et sous forme de petits livrets colorés, de la bande dessinée alternative originaire du monde entier. Seul éditeur de bande dessinée dans un pays qui n'a pas de tradition propre, ils se sont pensés dès le départ comme un aggrégateur de pratiques narratives et graphiques couvrant tout le spectre de la bande dessinée. Il est donc logique, d'un certain point de vue, que le dernier numéro de leur revue Š! explore le procédé suivant lequel un artiste est influencé par et fait sienne une tradition étrangère, en l’occurrence le manga. David Schilter, le directeur éditorial de kuš!, et Berliac (qui en plus d'avoir dessiné la couverture et une histoire, est coéditeur du numéro) parlent de ce qu'être un “Gaijin Mangaka” implique.

Josselin Moneyron : D’où vient l’idée du thème de ce numéro ?

David Schilter : Honnêtement, je ne sais plus. J’ai le sentiment que nous en avons discuté pendant longtemps… On aime bien changer la formule de temps à autre. Au lieu de demander aux artistes de proposer des travaux sur un thème particulier, on a cette fois-ci voulu inviter des gens qui sont influencés par le manga, et leur laisser toute liberté quant au sujet de leurs histoires.

Berliac : Étant donné le sujet, il est probable que j’aie proposé l’idée. J’aimais la cohésion des numéros spéciaux comme « Female Secrets » ou « Desassossego » (réservé aux auteurs portugais). Est-ce que tu dirais que tu avais remarqué cette « cohésion » chez les artistes de la sélection avant ce numéro ?

David Schilter : Je l’avais remarquée chez certains artistes, comme Hetamoé, Mickey Zacchilli ou Dilraj Mann. Mais ç’a été une expérience fascinante de découvrir d’autres auteurs partageant ces influences. Et beaucoup de temps passé sur tumblr…

Josselin Moneyron : Comment Berliac s’est-il retrouvé co-éditeur ?

David Schilter : Comme l’idée venait de lui, il était clair dès le départ qu’il participerait au processus de sélection. Il a immédiatement suggéré de nombreux noms, et je l’ai consulté à de nombreuses reprises au sujet de mes propres propositions. Au bout d’un moment, Berliac a dit qu’il aimerait bien être crédité d’une manière ou d’une autre, et j’ai suggéré qu’il soit co-éditeur. A partir de ce moment-là, nous avons travaillé en étroite collaboration sur toutes les facettes du numéro.

Berliac : Quand j’ai parlé d’être crédité, je voulais dire être payé, toucher des pépètes, rouler sur les dineros ! Mais David est complètement passé à côté, ou a fait semblant de ne pas comprendre. Enfin bon, je me souvenais que David m’avait avoué, alors que j’étais en résidence d’ »artiste » à Riga en 2014, qu’il ne connaissait pas grand-chose au manga au-delà de Tezuka et de quelques autres. Par conséquent, il n’aurait pas pu mener seul cette mission à bien. Ou alors, c’est juste que comme j’avais proposé l’idée et que je suis un vrai « control freak », je ne pouvais supporter de le voir publier n’importe qui. D’ailleurs, on n’aime pas le même genre de bande dessinée, ce qui participait à en faire un défi amusant.

David Schilter : Tout ça est l’entière vérité, quoique honnêtement, je crois que je ne connaissais aucun manga de Tezuka. Les seuls mangaka que j’aurais été capable de citer doivent être Yokoyama Yûichi et Nananan Kiriko. Depuis, j’ai essayé de rattraper mon retard, en particulier grâce aux publications de Breakdown Press et PictureBox.

Josselin Moneyron : Quels ont été les critères de sélection des auteurs ? Certaines histoires semblent assez éloignées de ce qu’on imagine être le « style manga », surtout une fois mises en couleur.

Berliac : Personnellement, je ne crois pas qu’il existe un « style manga », du coup mes critères, c’était finalement de publier des travaux qui soutiennent cette thèse. Le vocabulaire du manga est extrêmement large, et tous les artistes de la sélection ont absorbé et en emploient différents éléments. La couleur en fait partie : la façon dont GG utilise la couleur rouge pour sa puissance dramatique est tout sauf hors-sujet, et rappelle au contraire le travail de Hayashi Seiichi, et la palette employée par Andrés Magán cherche clairement à évoquer l’impression en quadrichromie des premières histoires pour enfants de Tagawa Suihô ou Sugiura Shigeru. Dilraj Mann, de son côté, a choisi d’abandonner les mises en page dynamiques qu’on associe communément au manga moderne pour revenir au gaufrier caractéristique du gekiga des années 1950. Quant au contenu, il s’inspire directement de la tradition des kaijû (ou « montres géants »), de Godzilla au I Am A Hero de Hanazawa Kengo. Donc voilà, ce qui les relie est bien le plus petit dénominateur commun : ils sont influencés par le manga.

David Schilter : Je ne m’intéresse pas trop au manga « classique », je préfère les approches plus expérimentales. J’ai essayé de sélectionner des gens qui auraient pu être inclus dans n’importe quel autre numéro de Š !. Donc, d’un certain point de vue, les styles sont très variés, mais parce que chaque contribution présente cette influence du manga, ensemble ils forment un ouvrage à la fois cohérent — je trouve — et parfaitement en adéquation avec le reste de l’esthétique kuš !.

Josselin Moneyron : Le titre « Gajin Mangaka » est assez malin, formé de deux termes qui ont pris un sens nouveau une fois extraits de leur contexte culturel d’origine. Est-ce un terme employé par certains de ces artistes pour décrire leur sensibilité ?

David Schilter : Ça nous a pris un moment pour trouver un titre qui résume bien sans sonner complètement idiot. On avait commencé par imaginer qu’il y aurait un thème imposé, mais finalement on a préféré leur laisser carte blanche sur le contenu. À un moment, j’ai pensé à « manga étranger », et Google m’a sorti le terme « gaijin ». Berliac utilise l’expression « Gaijin Gekiga » sur le header de son site, donc de là il a suffi de quelques ajustements pour arriver au titre définitif. Même si Berliac a signalé que « gaijin » était considéré comme un terme péjoratif, ce qui nous a fait un peu hésiter.

Berliac : Mes amis japonais m’ont expliqué que le terme « gaijin » avait été « extrait de son contexte culturel d’origine », où il a des connotations racistes, par des étrangers vivants au Japon, qui l’utilisent pour décrire leur situation. Donc je ne peux pas parler pour les autres, mais pour ma part, je n’ai aucun mal à voir mon travail sous cet angle, au contraire. Je m’assume aisément en tant qu’outsider, ça fait partie de l’identité de mon œuvre. L’un des « fanmails » les plus sympas que j’aie reçu était du Japon, d’un homme qui disait sentir l’influence de Tsuge Yoshiharu sur mon travail, mais qui en même temps appréciait de découvrir ma culture et mon expérience personnelles. N’est-ce pas un peu comme immigrer ? J’apprends à employer couramment leur grammaire visuelle, pour pouvoir leur parler de moi, créer du lien et par là-même apprendre à connaître leur culture.

Josselin Moneyron : Certains des auteurs ont-ils le sentiment d’appartenir à une communauté de pensée ?

Berliac : Peut-être, à condition qu’on ne parle pas d’une association claire, consciente, volontaire et durable. J’en ai parlé avec certains d’entre eux, et dans l’ensemble ils m’ont donné le sentiment d’être très déconnectés les uns des autres, au-delà d’avoir déjà croisé leurs travaux respectifs sur internet. Ce n’est ni une bonne ni une mauvaise chose, et à vrai dire, je ne crois pas que ce soit notre rôle en tant qu’artistes de nous réunir, ou même d’être capables de définir ce qui nous unit. C’est plutôt le métier, eh bien, de gens comme David, qui dédient tout leur temps à fournir des espaces (qu’il s’agisse de publications, galeries, festivals, articles) où ces connections ténues sont mises en lumière et rendues intelligibles pour le grand public.

David Schilter : Dans un sens, kuš ! est une plate-forme qui permet aux artistes d’entrer en contact, donc peut-être que ce numéro mènera à une plus forte cohésion entre ces auteurs-ci à l’avenir.

Josselin Moneyron : Il y a un désir presque ostentatoire de ne pas faire figurer d’artistes qui ont une démarche purement mimétique, du style « otaku ». Est-ce simplement une question de goût, ou est-ce qu’il était important sur le plan thématique de présenter uniquement des artistes dont le style est « hybride » ?

David Schilter : On n’a jamais réfléchi à des artistes dont on ne voulait pas, seulement à ceux qu’on voulait mettre au sommaire. Personnellement, je préfère les travaux qui ont une certaine personnalité, où l’on voit l’artiste « faire son truc à lui ». Au final, c’est probablement juste une question de goût, mais je n’arrive pas à être excité par le manga « pour otaku » (pour être parfaitement honnête, il a fallu que je cherche ce que ça voulait dire avant de répondre).

Berliac : Exactement. Même s’il était important pour nous de trouver cet équilibre qui caractérise tous les numéro de Š !, par exemple en ce qui concerne les nationalités et sexes, au final ce qui a prévalu, c’est ce qu’on avait envie de mettre côte à côte entre la première et la dernière page, point. N’oublie pas que c’est une anthologie : tu ne peux pas tout aimer. Sérieux, quand je feuillette mes numéros de Garo, 60 % du contenu est carrément moche ! De plus, appeler les artistes sélectionnés « hybrides » est un euphémisme. A mon sens, ils sont plutôt tiraillés artistiquement, schizophrènes, des « cons co-dépendants », comme dit le titre de Daylen Seu. Deux — voire plus — sensibilités artistiques qui se font la guerre. « Je veux faire ça, mais sans renoncer à ça. » Et c’est super, c’est ce qui rend leur travail intéressant et unique, dans le cas présent. Ce sont des gens qui font de ces conflits stylistiques une force.

Josselin Moneyron : Certains des auteurs sont plutôt intéressés par le manga alternatif, tandis que d’autres professent leur amour pour des œuvres ou des auteurs extrêmement populaires. Est-ce que vous pensez que ces traditions parfois opposées partagent plus qu’un pays d’origine ?

David Schilter : Ça me semble être le cas de la bande dessinée en général. Pour ma part, je ne m’intéresse pas trop à la bande dessinée grand public. Les bouquins de Fantagraphics doivent être ce que je lis de plus accessible… A peu près tout ce qu’ils publient me plaît, mais j’ai plutôt tendance à lire des titres d’éditeurs plus petits que ça. Je n’achète pratiquement aucune bande dessinée grand public. Des fois ça me plaît, d’autres non. Mais évidemment, c’est pareil avec la bande dessinée alternative, je n’aime pas tout. Au final, les catégories « grand public » ou « alternatif » ne disent pas grand-chose de la qualité.

Berliac : Pour commencer, je ne crois pas qu’il y ait une division entre ceux qui aiment le manga alternatif et ceux qui aiment les titres à succès parmi nos contributeurs. Au vu des œuvres elles-mêmes, il est clair qu’ils aiment tous des choses très différentes, c’est ce qui fait leur charme. Gloria Rivera fait montre dans sa proposition du même amour pour Yamaji Ebine que pour Takahashi Rumiko. C’est encore plus évident chez Luis Yang, son histoire est presque un essai sur ce « dilemme des influences » : La case supérieure de chaque page fonctionne comme un hommage au trait brut de Suzuki Ôji et Abe Shin’ichi, tandis que dans la case inférieure, il se laisse aller à une esthétique ultra-saccharine et à des dialogues tout droits issus des pires magazines de shôjo.

Josselin Moneyron : Les esthétiques grand public sont très codifiées et ont tendance à « repousser » hors de leur zone d’origine, tandis que la production alternative est plus « universelle ». Est-ce que ça a une influence sur la production de manga hors du Japon ?

Berliac : Est-ce qu’il y a vraiment une production de manga hors du Japon ? David, est-ce que tu as le sentiment d’une influence plus importante du manga dans les travaux envoyés à kuš !, depuis que vous avez commencé en 2007 ?

David Schilter : Je ne saurais pas dire. Dès le début, on a invité des artistes japonais issus du circuit alternatif. Récemment, j’ai découvert les fascinants Quang Comics en Corée, et on a eu des propositions de certains de leurs membres. J’avais essayé de travailler avec des artistes coréens bien plus tôt que ça, mais la barrière de la langue rendait les choses compliquées. Bref, on a régulièrement du manga au sommaire de la revue, ces temps-ci, peut-être plus qu’avant. On ne cherche pas consciemment à publier plus de manga, on aime juste avoir des contributions qui viennent du monde entier. Mais on devrait probablement publier bien plus de manga, étant donné que ce numéro est bien plus populaire que la moyenne.

Berliac : Je rejette catégoriquement l’idée que la bande dessinée alternative est plus universelle que la bande dessinée grand public. Je ne crois pas que Kramer’s Ergot, Mould Map, Š ! ou aucune autre revue alternative soit capable de toucher le public japonais comme Dragon Ball ou Akira ont touché le public occidental. J’ai fait un essai dessiné de 60 pages sur la bande dessinée alternative, intitulé Playground, et je n’arrive toujours pas à en trouver la lecture aussi naturelle que celle de Sailor Moon. Comment ça se fait ? Si la bande dessinée alternative est si universelle, pourquoi est-ce qu’elle vend si peu, chez elle ou à l’étranger, alors que ces étranges mangas touchent suffisamment les gens pour que des adultes se déguisent en leurs personnages préférés ? Quand des gens, comme David, ne lisent que des publications confidentielles, c’est à cause d’un intérêt particulier, d’une préférence, d’un goût personnel, voire par conviction politique, mais certainement pas parce que le manga grand public serait intrinsèquement bizarre.
Maintenant, si je lis la question de manière moins littérale, j’aurais tendance à être d’accord avec Paul Gravett, qui suggère dans sa préface que la plus grande disponibilité de mangas alternatifs en Occident commence à influencer une nouvelle génération d’auteurs. C’est probablement en partie vrai, mais au risque de sonner un peu cynique, je doute que beaucoup d’entre nous aient découvert Élégie en rouge en 2009 et atteint l’illumination : « voilà ce que je veux faire à partir de maintenant ! » S’il y a eu révélation, elle a probablement plutôt eu lieu à la lecture de Bakuman. Un exemple parlant de ce sophisme critique est celui de la polonaise Xuh, dont la contribution est sûrement la plus ouvertement « garoesque » du lot, et qui n’avait jamais entendu parler de Garo avant que Gravett n’envoie son questionnaire.

Josselin Moneyron : Certains travaux de la sélection font moins référence à l’esthétique ou à la grammaire du manga qu’à cette sorte d’usine à images ultra-mainstream que le Japon a été pendant quelques décennies. Qu’est-ce que vous pensez que cette imagerie (les robots géants, les uniformes d’écolières, etc.) représente pour les non-japonais ?

Berliac : La même chose que pour les Japonais. Je crois qu’en 2016, on devrait laisser tomber l’idée que la pop culture qui s’exporte continue d’appartenir à ses créateurs. Quand des gens grandissent au contact d’un certain type de production culturelle, pendant des décennies, on ne peut pas attendre d’eux qu’ils ne l’intègrent pas à qui ils sont. En Espagne, ils ont une expression pour exprimer l’embarras : « avoir une goutte sur la tempe ». Quand je leur ai demandé s’ils savaient d’où ça venaient, ils n’en avaient aucune idée.

David Schilter : Moi non plus.

Berliac : Ça fait partie du vocabulaire visuel du manga et de l’anime. Une petite goutte sur la tempe veut dire que le personnage est embarrassé.
Après, je ne le répéterai jamais assez : les artistes sont, comme tout le monde, des consommateurs de produits culturels. L’influence des cultures avec lesquelles nous entrons contact est la même sur nous que sur n’importe qui d’autre. Nous ne sommes pas en train de dire « Oh, cette coiffe cherokee est cool, je vais la porter à Coachella ! » Notre génération a grandi au contact des mangas et des anime, c’était une production culturelle pensée pour l’export et qu’on a ingurgitée pendant des années. On a littéralement appris des mots de notre  langue maternelle en regardant des versions doublées de Sailor Moon ou Ghost in The Shell. On ne peut pas imaginer que ça n’ait laissé aucune marque.

David Schilter : Je confirme que les contributeurs ont généralement une grande fascination et un immense respect pour la culture japonaise. Certains parlent même japonais ou sont en train de l’apprendre. Il est évident que cela transparaît dans leurs bandes dessinées.

Berliac : Tout à fait, Vincenzo Filosa est traducteur de japonais et dirige en ce moment la collection Gekiga de l’éditeur italien Coconino.

Josselin Moneyron : Enfin, vous avez exprimé un intérêt pour l’accueil réservé à ce numéro au Japon. Est-ce que vous avez eu des retours de lecteurs japonais ? Avez-vous aujourd’hui une meilleure idée de ce que ce public en a pensé ?

David Schilter : C’est difficile à dire, les gens ne nous écrivent pas tous les jours. Nous avons envoyé des exemplaires à la librairie TACO ché de Tokyo, et ils nous ont dit que c’était très accessible pour leur public. Notre libraire chinois, qui a déjà recommandé des exemplaires, nous a fait un retour similaire.

Berliac : Mes amis japonais l’ont tellement aimé qu’ils ont eu envie de dessiner leurs propres mangas. Récemment, j’ai échangé quelques emails avec Asakawa-san, un ancien membre du comité éditorial du magazine AX (le successeur de Garo), et il m’a dit l’avoir trouvé très intéressant. J’espère que notre démarche sera accueillie soit comme une curiosité inoffensive (« regardez ces drôles d’occidentaux qui mettent de la sauce soja sur leur pizza ! »), ou idéalement du simple point de vue de leur qualité intrinsèque : des histoires intéressantes ou non, bien ou mal dessinées, et puis voilà. Car au final, tous nos efforts sont déployés dans ce sens : on espère juste faire de la bonne bande dessinée.

[Entretien réalisé par email en août 2016. La version anglaise de cet échange est disponible sur le site du Comics Journal]

Entretien par en novembre 2016