Gérard Santi

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Après avoir découvert la revue Viper, rencontre avec son ancien rédacteur en chef, même si ce mot lui hérisse le poil. Gérard Santi, qui se décrit volontiers comme un hippie contestataire lâché au milieu des punks, revient avec nous sur ces années de bandes dessinées.

Maël Rannou : Quand le premier numéro de Viper paraît en octobre 1981, la bande dessinée sort d’une décennie d’innovations et commence à s’enfoncer dans un marasme peu fertile. Au niveau politique, par contre, on sort des années Giscard et le rêve mitterrandien est encore bien présent. Comment un tel contexte peut-il mener à la création d’une revue de bande dessinée alternative consacrée à la légalisation du cannabis ?

Gérard Santi : Diverses personnalités socialistes (dont Chevènement) s’étaient prononcées pour la dépénalisation (et non la légalisation) pendant la campagne. L’élection de Mitterrand augurait une ouverture vers plus de liberté, un assouplissement de certaines lois, un nouveau dynamisme culturel et social… Actuel, qui était auparavant l’unique représentant de la contre-culture en France, allait jouer
alors dans la cour des grands et visait un public branché. Il y avait donc un vide qu’il fallait combler, et c’est ce que nous avons voulu faire. Ceci dit, même si Viper dans ses premiers numéros, se voulait le Dope Comix français, à l’instar de ce qui existait déjà aux States, je voyais plutôt une évolution vers un magazine traitant de beaucoup plus de sujets que la « dépénalisation du cannabis ». Nous sortions de 25 ans de Droite, et il y avait fort à faire !

Maël Rannou : Tu parles de Dope Comix, une revue de bande dessinée étasunienne consacrée à la drogue, et d’Actuel, qui a publié Crumb et Shelton en France. De manière générale, on ressent une grande influence de la presse underground américaine, que ce soit par la publication d’auteurs de cette mouvance — majoritaires dans les premiers numéros –, comme dans l’approche des auteurs français, qui semblent prendre modèle sur elle.

Gérard Santi : D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fan de bande dessinée. Dans les années 50, c’était les « illustrés » (Le Journal de Mickey, L’Intrépide, Spirou, Kiwi, Blek le Roc, Pepito, Big Boy, Foxie, Les Pieds Nickelés, Bibi Fricotin…), puis, au cours des années 60, il y eut Hara-Kiri, Mad, Pilote, et Saga de Xam, Jodelle, Pravda, qui allaient tout droit me mener à l’underground américain. En 1967, j’étais à fond dans le mouvement beatnik (en 1966, le premier groupe de rock dans lequel j’ai chanté s’appelait d’ailleurs « The Beatniks » !), je faisais la navette entre Marseille et Paris, je fréquentais les poètes, les musicos, les peintres…
J’ai créé un cabaret beat à Marseille, le « Big Sur », puis un autre club, « La Machine Infernale », j’ai « organisé » des happenings, j’ai écrit  des protest songs, publié mes premiers poèmes… À Paris, en janvier 68, j’ai participé à l’occupation du théâtre de l’Odéon, sur la scène duquel j’ai dit mes poèmes, devant Jean-Louis Barrault… Puis vint le joli mois de mai !
Et c’est à Aix-en-Provence que fut publiée la première revue underground française (dont j’ai malheureusement oublié le nom), bien avant Actuel, dans laquelle j’ai découvert une bande dessinée « différente ». J’allais aussi souvent à Londres, à l’époque incontestable vitrine européenne de l’underground… Alors, la découverte de Crumb, Shelton, Sheridan, et tous les artistes et dessinateurs de San Francisco, ce fut le choc, et le déclic ! Mais ce ne fut qu’en 1981, après des années d’expériences diverses et un long voyage de trois ans en Asie, que je revins vers la bande dessinée. Et ce fut Viper.

Maël Rannou : En lisant Viper je ressens aussi deux autres influences. Métal Hurlant d’abord, avec qui Viper partagera nombre d’auteurs (plus de la branche rock que de la branche SF, même si Druillet, Moebius ou Jodorowsky y feront des apparitions remarquées), mais aussi la revue alternative espagnole El Vibora. Dans les années 80, on découvrait leur travail en France, certains participeront à Viper et une anthologie sera publiée chez Artefact en 1985 (une autre structure avec laquelle vous sembliez d’ailleurs avoir des liens). Quelles étaient les connexions entre toutes ces entités bien marquées qui se retrouvaient dans la revue ?

Gérard Santi : Au départ, ce sont les comix underground américains et les revues style High Times qui ont principalement influencé Viper. Bien sûr, les revues françaises comme Métal, L’Écho des Savanes (première formule), Fluide, Actuel, avaient leur importance, et nous ne pouvions (ni ne voulions, d’ailleurs) les ignorer. Nous connaissions beaucoup de dessinateurs de Métal, d’autres venant de l’univers des fanzines comme le Krapö, avec notamment Ouin, Max, Benito, Imagex… L’équipe s’est ainsi constituée petit à petit par affinités, souvent le bon vieux joint étant fort justement le lien entre tout ce petit monde.
Il y avait aussi El Vibora en Espagne, dont le nom signifie aussi vipère. Mais bien que connaissant ce superbe magazine, je n’avais pas fait le rapprochement !
Nous avions aussi des liens avec Artefact, et d’ailleurs, au moment où nous avons commencé à avoir de grosses difficultés financières, El Vibora et Artefact nous avaient fait une proposition pour « racheter » Viper, ou du moins essayer de travailler ensemble, mais ils voulaient développer le côté bande dessinée au détriment du rédactionnel, et nous avions refusé leur offre. Pour moi, si nous avions tenu le coup, le rédactionnel devait au contraire se développer. Il y avait de nombreux sujets à traiter, tant du niveau de l’écologie que de la politique, et je voulais sortir du créneau limitatif des drogues.

Maël Rannou : Riche de ces influences, tu lances le premier numéro en kiosque : c’est un gros pari. Au début, il s’agit principalement de bandes américaines, et le sujet en est quasi-exclusivement la drogue, au fil des numéros les auteurs hexagonaux prendront de plus en plus de place et les sujets se diversifieront pour aller vers une revue de bande dessinée alternative, le cap semblant franchi dès le numéro 3. Tu as déjà évoqué une volonté de diversification, mais cette évolution était-elle prévue dès l’origine ou bien s’est-elle imposée à l’usage, afin de ne pas sombrer dans l’écueil d’une revue uniquement pro-cannabis ?

Gérard Santi : Dès le départ, nous nous basions sur cette affirmation : l’humain a besoin d’une drogue pour vivre, qu’elle soit matérielle ou spirituelle, légale ou illégale. Ainsi, nous pouvions parler de tous les stupéfiants et hallucinogènes, mais aussi de la télé, du sexe, de la voiture, du pouvoir, de l’argent… Une infinité de sujets ! Le cannabis était le lien le plus évident, puisque la grande majorité des gens que je connaissais, quels que fussent leur âge ou leur profession, était consommateurs. Et la volonté de faire une information objective, cohérente, la plus claire possible sur toutes les drogues devait être notre moteur. Et par le biais de l’humour, de la dérision, de la satire, nous pouvions faire passer de nombreux messages. Contre les drogues dures, en premier lieu, dont l’usage avait largement contribué à la démotivation de la contestation et de l’activisme des années 60. Contre l’usage « stupide » des drogues, car il était évident que la consommation routinière et à outrance réduisait considérablement les effets positifs des dits produits. Et ces aspects positifs, dont il était, et est malheureusement toujours, interdit de parler, étaient contrebalancés par une présentation objective de tous les effets négatifs.
Pour en revenir aux dessinateurs, ils devinrent de plus en plus nombreux à venir nous voir, débutants ou confirmés, et vouloir participer à notre « Grande Aventure ». Et c’était passionnant de découvrir de nouveaux talents, comme Mattt Konture, David B., Benoit Serrou, et tant d’autres. Quelque part, j’étais devenu une sorte de mécène, complètement fauché, mais avec le Rêve comme moteur ! Et cette situation a largement contribué à maintenir mon énergie, enfin, jusqu’à l’été 84, où là, j’étais vraiment arrivé au bout de mes forces, physiques comme psychologiques ! Et puis il y a eu ce « fameux » procès ! Une mascarade, un coup fourré, un piège à cons, quoi !
Pour résumer l’affaire, j’apprends un jour par la presse que j’ai été condamné par le tribunal du Mans pour « apologie de la drogue » ! Première nouvelle ! Je n’ai jamais été convoqué, ni même informé, de poursuites engagées à mon égard. Renseignements pris, la magistrature n’aurait pas trouvé mon adresse (ce n’était pourtant pas difficile, je n’œuvrais pas dans la clandestinité !). Et je suis poursuivi en tant que directeur de publication pour une phrase écrite par une de mes collaboratrices, phrase judicieusement sortie de son contexte, exprimant ainsi le contraire de ce que disait l’article incriminé ! Je prends donc une avocate, fais opposition au jugement, constitue un dossier (impressionnant par ailleurs, avec de nombreux témoignages démontrant l’utilité et la pertinence du travail de Viper). De plus, nous venions d’obtenir une subvention du Ministère de la Culture, et Viper se trouvait maintenant présent dans les bibliothèques d’une vingtaine d’Alliances Françaises à travers le monde !), et je me retrouve quelques temps plus tard devant monsieur le juge.
Pour définir ce magistrat, le mot « enculé de première » convenait à la perfection : raciste, partial, il ne jette pas un œil sur le dossier de ma défense, et me condamne en quelques mots totalement incompréhensibles à 5000 francs d’amende et un an avec sursis. Mon avocate relève 21 vices de forme et de procédure, de quoi aller sereinement en appel, sauf que… le brave juge prend sa retraite, mais devient président de la cour d’appel de la Sarthe ! Donc, rien à faire, l’avocate est écœurée, moi pareil, et je n’ai même plus envie de lutter ! Alors, avec les problèmes financiers et tout le reste, nous faisons le point, et décidons d’arrêter.

Maël Rannou : En 1981 sort le premier numéro, dix suivront jusqu’à l’arrêt de la revue. Une courte vie mais qui a quand même le temps de marquer un lectorat. Quel ressenti as-tu eu, à l’époque, du public et du milieu ?

Gérard Santi : Pour répondre à ta question, quelques précisions sont nécessaires : le premier numéro fut tiré à 10 000 exemplaires et fut mis en vente, sur Paris uniquement, par les NMPP [Nouvelles messageries de la presse parisienne]. Quelques centaines d’exemplaires furent mis en dépôt dans des librairies spécialisées. Comme il fallait s’y attendre, noyé au milieu de centaines de titres, Viper ne fit pas une apparition très remarquée dans les kiosques. L’accueil des premiers lecteurs fut néanmoins plutôt enthousiaste. Quant au milieu de la bande dessinée et de la presse en général, à part pour Métal Hurlant et quelques fanzines, nous n’existions pas ! Mais nous vendîmes quand même, si mes souvenirs sont exacts, environ 2 000 exemplaires.
Pour le numéro 2, nous rectifiâmes le tir : 5 000 exemplaires, tirage que nous allions conserver jusqu’au numéro 5, lequel fut le premier numéro à rencontrer un vrai succès (plus de 4 000 exemplaires vendus). Entretemps, surtout à partir du numéro 3, le milieu de la bande dessinée avait commencé à nous prendre au sérieux. Et les réactions du public étaient de plus en plus enthousiastes. Le tirage augmenta donc : 7 500 exemplaires, puis 10 000 à nouveau, pour arriver à 30 000 sur les trois derniers numéros.
18 000 exemplaires furent vendus par NMPP pour le numéro 11, mais leur système de diffusion était un piège pour les petits éditeurs que nous éditions : ils nous payaient sur des estimations de ventes, et lorsqu’un nouveau numéro paraissait, ils rectifiaient leurs comptes. Aussi, lorsque parut le numéro 11, ils nous prélevèrent une somme trop importante pour nos maigres moyens (le numéro 10 ne s’était pas aussi bien vendu que nous l’espérions), et nous n’avions plus alors de finances disponibles pour continuer.
Il faut dire que nos frais extérieurs avaient considérablement augmenté (location d’un local / boutique / bureau / atelier, tentative de payer tout le monde sur un numéro, achats de matériel…). Nous aurions pu peut-être continuer si j’avais accepté de vendre le titre, mais après trois années de démence pendant lesquelles je m’étais investi à 200 % (et qui m’avaient coûté pas mal d’argent aussi !), j’étais fatigué, j’en avais marre… J’ai mis un an à m’en remettre, j’ai refusé des propositions d’autres maisons d’édition, et je me suis exilé dans le sud, où j’habite maintenant depuis 26 ans. Et je suis en pleine forme !

Maël Rannou : Tu interromps donc la publication de Viper, complètement épuisé. Vingt-six ans après tu n’es finalement jamais revenu à la bande dessinée. Outre ton engagement d’éditeur tu avais écrit des scénarios. On peut imaginer que tu avais créé des liens, et tu ne sembles pourtant pas avoir voulu y replonger, même si tu as toujours continué dans l’engagement culturel, artistique et politique. Aujourd’hui, quel regard portes-tu sur la belle folie qu’était Viper ?

Gérard Santi : Ma vie a toujours été là où je me trouvais, avec les personnes qui m’entouraient à ces instants précis. Dans les années 60, je vivais à Marseille, j’étais musicien, je chantais du rock, puis du blues, puis des protest songs… J’ai créé deux éphémères « cabarets expérimentaux »… Je connaissais à cette époque une très grande partie du milieu artistique de la région. Et dès 1966, ce furent les beatniks, les anars… En 69, je monte à Paris, je retrouve quelques amis marseillais, je rencontre tout plein de nouvelles personnes, j’évolue dans les milieux du blues et du jazz, de la chanson engagée, du cinéma aussi… Et je perds la plupart de mes contacts sudistes. Ensuite, je quitte un temps la scène artistique et la marginalité, du moins en apparence, pour bosser pendant quelques années à la caisse d’épargne, ce qui me permet de mettre suffisamment de fric de côté pour partir trois ans en Asie. Au retour, en 80, je suis engagé par un ami qui tient une librairie de bande dessinée et de fil en aiguille et de rencontre en rencontre naît le projet Viper.
Trente-et-un ans plus tard, je ne regrette rien de cette « folie », puisque je considère que c’était la voie que je devais suivre à ce moment-là. J’y ai certainement laissé un peu de ma santé, j’y ai perdu pas mal d’argent (pas important, je me suis toujours foutu du fric !), mais ce fut une « expérience » passionnante, que je recommencerai si c’était à refaire, mais pas aujourd’hui, pas à mon âge ! Et quand je quitte Paris en 86, je garde bien quelques contacts, mais petit à petit, d’autres aventures m’appellent, je rencontre plein de nouvelles personnes, et de temps à autres, je retrouve un vieil ami… Le problème, en fait, c’est que j’ai rencontré trop de monde dans mon existence, et que je n’ai jamais pu entretenir ou développer la plupart de ces connaissances. Je le regrette pour certains, mais, bon, ainsi va la vie…
À titre d’info, depuis 86, j’ai travaillé comme journaliste à La Vie Naturelle, j’ai publié deux romans gore (sous pseudo), j’ai ouvert et tenu une boutique (livres, disques, posters, collectors, contreculture…) à Narbonne pendant sept ans, j’ai fait partie de diverses associations culturelles, j’ai fait de l’animation pour enfants, de l’animation de rue, de la pantomime, des spectacles de marionnettes, j’ai créé trois fanzines, donné des concerts, en solo, puis avec un collectif de plus de quarante musiciens (pendant quatre ans), puis avec un groupe de rock… J’ai créé un festival (six éditions) au cœur des Hautes-Corbières, j’ai fait de la programmation, j’ai organisé des fêtes à thème…
Et aujourd’hui, je suis toujours actif dans l’associatif, j’ai essayé de remuer un peu les gens du coin autour du mouvement Indigné, je donne toujours des concerts de temps à autre, j’organise — plus rarement maintenant — des événements, je continue à suivre mon chemin en essayant de rester le plus possible fidèle à mes convictions de vieux hippie libertaire. Je suis toujours vivant, content de l’être, et j’espère rester comme ça encore longtemps ! À moins que le 21 /12 / 2012…

[Entretien réalisé par courriel entre mai et août 2012. Ce texte a été précédemment publié dans le Gorgonzola n°18.]

Entretien par en novembre 2013