Gilles Rochier

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Gilles Rochier a découvert la bande dessinée par hasard. En Vrac, «personal zine» sans autre ambition que d’amuser les copains, est très vite remarqué par divers petits éditeurs. L’Horreur est Humaine, Fabuleux furieux !, Mycose, Le Journal de Judith et Marinette, il est de toutes les aventures les plus intéressantes de la micro-édition, et son travail se diffuse peu à peu. Régulièrement publié depuis 2002, Gilles Rochier a réussi, malgré un renouvellement constant du traitement de ses histoires, à construire un univers dont la cohérence est rare. Publié l’an dernier, le magistral Temps mort n’a reçu quasiment aucun écho. La sortie ces jours-ci de Love and that fucking duck est l’occasion de réparer cette injustice et de donner la parole à un auteur tout aussi passionnant que discret.

Maël Rannou : Tous les livres que tu as publiés, quels qu’ils soient, ont le même cadre, même si le traitement est toujours différent, la banlieue. On est loin des habituelles histoires empreintes de pitié et de bonne conscience que l’on lit généralement sur ce thème. Toi tu y racontes des histoires très larges allant de l’introspection au gag le plus léger en passant par l’aventure…

Gilles Rochier : En fait, pour moi la banlieue, c’est juste un terrain de jeu. C’est juste tout ce qu’il peut y avoir d’urbain autour de moi, un décor. Si j’avais habité la campagne, je pense que j’aurai raconté le même type d’histoires à la campagne, je crois qu’il y a la même misère dans certaines campagnes de France. La banlieue est récurrente dans mon travail parce que j’habite là, le décor est tout près de moi, c’est plus simple. J’y ai grandi et il y a une vraie culture humaine qui s’y crée… C’est ça, tout simplement, un terrain de jeu.

MR : Temps mort est un ouvrage particulier dans ta production. C’est d’abord un récit de plus grande envergure qu’En vrac ou Dernier étage, mais il est surtout beaucoup moins léger. Même s’il y a de l’humour par petites touches, il y a une tension constante et un recul sur l’histoire — pourtant clairement autobiographique — qui impressionne et étonne vraiment par rapport à tes travaux passés.

GR : En fait Temps mort, c’est presque un accident de parcours, il était tout sauf prévu. Si je n’étais pas tombé malade, si j’avais pas mis un genoux à terre à ce moment-là, le livre n’aurait sans doute jamais existé. J’ai dessiné comme ça ces petites scènes de mauvais moments de ma vie, je les ai montrés à mon éditeur un peu par hasard et il m’a dit «Continue, je veux en faire un livre», alors j’ai continué. C’est donc bien un accident, je le vois maintenant comme un bel accident, mais ça reste un accident.

MR : Il y a quelque chose d’assez intéressant chez toi c’est ton goût du fanzinat compulsif. Outre des participations multiples, tu as longuement auto-édité En vrac et désormais il y a Igor. Ce goût de l’auto-édition semble dépasser chez toi une simple palliatif pour type sans éditeur, la preuve est que tu continues.

GR : Ouais. L’auto-édition c’est vraiment quelque chose de viscéral chez moi. C’est à dire qu’un jour, dans une soirée, je pose le pied sur un machin par terre, c’est un fanzine de Laurent Lolmède. Je découvre alors qu’un mec fait ça tout seul chez lui et qu’il le donne à ses copains. À ce moment-là je dessinais, mais je faisais aussi de la peinture, des trucs comme ça, mais je savais pas vraiment comment montrer mon travail. Ça a vraiment été la prise de conscience du «Do it yourself»… fais-le toi-même, puis distribue autour de toi. Ça m’a vraiment plu, de gérer l’histoire moi-même, de le distribuer moi-même… même si c’est vrai que maintenant quand j’en refais, ça m’ennuie un peu ce côté-là. Encore qu’un matin sur deux je me réveilles et je me dit «Je vais refaire En vrac». Ça a quand même duré cinq ans ce truc, ça laisse des traces, forcement. Et puis après il y a eu Igor, et là c’est pareil, quand tu fais un blog tu choisis tes images, tu les tritures… Rien ne dit que je ne replongerai pas dedans !
Après, dans un fanzine collectif c’est la dynamique de chacun, des auteurs, du type qui le gère. Je trouve ça génial les mecs qui continuent à aller chez la photocopie du coin, même si les moyens ont un peu changé, je trouve ça génial cette pèche. Cette envie qui existe toujours de faire des fanzines…

MR : Le traitement autobiographique chez toi est assez intéressant. Dans tout tes ouvrages, à cause du cadre sans doute, on ressent vraiment ce mélange de mise à vif et de détachement. Une sorte de malaise vis-à-vis du sujet aussi. Dans Dernier Étage quelqu’un dit qu’à la fois tu es viscéralement attaché à ton sujet et tu n’y es plus. Il y a un recul.

GR : C’est vraiment un malaise. Dans Temps mort, il y a un ami qui me dit «Vazy t’es plus des nôtres» ou «Qu’est-ce que tu vas faire, tu vas dessiner ?»… Le quartier on l’aime comme on le déteste, il faut en sortir pour faire quelque chose à côté. Moi j’ai eu la chance d’avoir le dessin dans les mains et de pouvoir découvrir autre chose comme les fanzines, les dessinateurs, les festivals, Angoulême… Je suis pas bien à l’aise avec ce sujet, parce que je ne suis pas du tout d’accord avec ce qui se passe à l’intérieur, avec la manière dont on abandonne les gens dans ces ghettos. Et puis je ne suis pas du tout d’accord avec la manière qu’ont ces ghettos de réagir, mais en même temps les gens y sont traités comme des chiens. C’est ça je pense, le malaise que tu ressens, il y a un vrai tiraillement entre ce que je traite, ce que je ressens, ce que je veux dire, ou donner l’impression de dire… Je suis très mal à l’aise avec ça, j’ai pas un point de vue fixe, je sais à peu près ce qu’il faudrait faire pour que ça aille mieux. Je suis en colère vis-à-vis de la manière dont on voit les quartiers, mais aussi vis-à-vis du quartier lui même…

MR : Oui, ta vision est vraiment originale car vécue de l’intérieur, mais surtout parce que ton travail ne se limite certainement pas à la banlieue. Ce cadre, il est là un peu par hasard, tu nous l’as dit, il sert ta bande dessinée. Et ta bande dessinée est vraiment particulière, on y sent vraiment peu d’influence graphiques, et la narration est également assez libérée de ce point de vue là… Comment tu es venu à la bande dessinée, c’était naturel ou plus laborieux ? Quand on regarde l’évolution de ton travail ça ne donne pas l’impression de quelque chose d’inné…

GR : Non, ce n’était vraiment pas évident. Moi, déjà, je trouve que la bande dessinée, c’est plus marrant d’en faire que d’en lire. En même temps moi je viens d’un endroit où lire est la chose la plus débile à faire, donc la culture du livre pour se détendre, pour apprendre, c’est absolument pas dans les coutumes. Moi, la bande dessinée je l’ai découverte avec Métal Hurlant, ça racontait des histoires, j’aimais bien mais ce n’est pas un automatisme primaire chez moi. Je préfère aller faire de la moto en forêt ou tirer à la carabine dans le jardin de mon pote .. En vieillissant j’en lis un peu plus pour découvrir des trucs, histoire de pas me scléroser dans le même dessin et le même système, de pas faire toujours la même chose. Et puis c’est aussi à force de rencontrer d’autres auteurs, qui font de l’alternatif aussi, ils me parlent de leurs manières de travailler, leurs bouquins, ce qui leur plaît… Forcément j’en découvre de plus en plus. J’aime bien la bande dessinée, mais c’est pas ce que je fais en me levant.

MR : Tu publies fréquemment chez 6 pieds sous terre, tu as aussi publié chez les Requins Marteaux, Humeurs, Groinge… Pour quelqu’un qui ignore tout de la bande dessinée, tu as su trouver un certain nombre de portes ouvertes à tes travaux…

GR : En fait je ne sais pas trop comment ça s’est passé. Ce sont des gens qui ont vu mon fanzine et à mon premier Angoulême, que je faisais sur un stand commun avec BSK et Jonathan Larabie, les gens de 6 pieds sont venu me voir. Ils m’ont dit «Voilà, on est intéressé par ce que tu fais, on voudrait que tu travailles avec nous.» Pendant deux ans ils m’ont laissé tranquille, ils me disaient de faire ce que je voulais, et je leur ai proposé une compil d’En Vrac parce que c’était ce qui me faisait un peu connaître. Ils ont accepté et après, on a enchainé sur d’autres projets…

MR : Un peu avant Temps mort tu as publié un livre un peu atypique dans ta production, il s’agit de Dunk, Chicken and blood, publié chez Groinge. Si le cadre reste le même, on y sent beaucoup moins directement la marque de l’autobiographie. Et c’est surtout graphiquement que ça surprend, le personnage principal est cerné par un trait très rond, le format carré est peu usuel…

GR : Ouais. Bon là ça a une histoire bien précise, c’est un peu autobiographique en fait dans la mesure où ce môme veut une paire de baskets et que moi je suis un peu comme ça, quand je veux une paire de baskets je trouve l’argent pour les acheter. Je faisais ce bouquin en parallèle de Temps mort, et Temps mort c’était… On va dire bien droit dans des cases. Et là je voulais un dessin très léger et un format me permettant de prendre la bande dessinée avec moi dans mon sac et de pouvoir la dessiner n’importe où.
En fait Dunk n’est pas si éloigné de Temps mort, c’est aussi un accident de parcours, c’est dans la même dynamique. Ce truc là j’ai fait cinq/six pages je l’ai proposé à Groinge, ils étaient emballés. Je leur ai dit «Mais attention le dessin est pourri», ils m’ont dit «Non non continue comme ça» et puis ça a continué comme ça. J’admets que ça ne fait pas très réflexif ou intelligent, mais mon travail contient une énorme part d’instinct. Je fais mon truc, ça passe ou ça casse, et à l’avenir mon boulot risque de se faire de plus en plus comme ça.

MR : A chaque fois que tu me parles d’un projet tu le qualifies d’«accident de parcours», ça explique sans doute l’impression très spontanée, de matière brute, que recèle tes livres. Et aussi la diversité du traitement et la surprise qu’il recèle toujours pour le lecteur.

GR : Si tu le sens comme ça, je pense que ça viens vraiment de l’instinctif, du spontané. Moi je vais faire ma bande dessinée de la même manière que j’irai jouer au foot si un pote vient chez moi me dire «Allez Gilles tu viens jouer au foot ?». J’ai pas d’organisation, j’ai pas de rigueur, et ça me rend assez dingue, ça me met en doute sur la possibilité pour moi de faire de la bande dessinée mon métier. Mon travail journalier c’est de me forcer à me mettre au travail, avec des horaires, des textes écrits. C’est un peu comme à l’école, une vraie douleur mais un apprentissage nécessaire, parce que je risque sans doute de pas pouvoir travailler qu’à l’instinct et qu’à l’énergie… Et c’est pas suffisant je trouve. Surtout que là j’ai d’autres éditeurs qui viennent me voir, qui me demandent si je veux pas faire un truc pour eux et tout, mais les types ils vont pas attendre trois ans et demi que je leur propose un projet ! Là c’est ça, je suis en travaux, pour éviter une part des accidents de parcours. Même si parfois j’ai vraiment besoin d’en avoir et d’en faire.

MR : Et tu n’as jamais cherché à te prendre totalement à contre-pied pour trouver ça ? Sur une fiction totale dans un univers vraiment différent, ou avec un scénariste ?

GR : En fait je cherche vraiment à travailler avec un maximum de personnes, parce qu’il y a que ça pour me pousser à travailler. Là je fait un atelier avec un copain, c’est bien, ça me pousse au boulot. Mais faire une fiction où je suis pas dans mon champ, pas dans mon jeu, pas dans mon quartier.. c’est difficile pour moi, je suis pas contre mais c’est vraiment dur. Là je suis sur un projet, La Cicatrice, qui se passe pas en banlieue et putain j’ai l’impression d’être sur une autre planète en train de travailler. Je suis pas dans mon domaine, j’ai rien, j’ai pas d’oxygène, il me faut beaucoup de références, de photos, c’est pas évident quoi.

MR : Tu as des projets en cours donc, qui répondent peut-être plus à ton désir de «cadre». Tu peux m’en parler un peu ? Parce que tu m’en as dit deux mots avant l’entretien et ça a l’air plutôt intéressant quand même…

GR : Oui alors les projets en cours il y a trois/quatre trucs. Pour 6 pieds je vais faire un bouquin qui s’appelle Ta Mère la pute, où je vais parler de ma jeunesse dans le quartier et de la prostitution de certaines de nos mères pour boucler les fins de mois. Les débuts des affres du chômage, où les crédits à la consommation existaient pas, tant mieux ou tant pis je sais pas trop. Celui-là c’est sûr que ça va être chez 6 pieds, je viens d’en finir l’écriture. Y a La Cicatrice dont je parlais tout à l’heure, qui sera plus long parce que c’est un truc vachement personnel. Et j’écris une histoire de quartier encore, pour un autre dessinateur. Et sinon je continue avec bonheur de faire des histoires pour des fanzines comme Georges, Gorgonzola, Kick, si possible Judith et Marinette… En fait pour moi faire des planches pour ces fanzines-là c’est une vraie gymnastique de dessin, quand je dessine pas pendant quinze jours je suis en convalescence et quand je m’y remet c’est difficile, c’est souvent grâce à eux que je repars. C’est aussi pour ça que je fais Get Fresh sur GrandPapier, c’est pour avoir toujours des petits croquis à faire…

MR : Ce qui est très étrange c’est que tu commence à faire vraiment partie du milieu de la bande dessinée, mais en même temps tu parais quand même en décalage, sans doute parce que tu n’as pas grandis dedans, que c’était ni ton but ni ta vocation, ce dont on parlait tout à l’heure…

GR : En même temps est-ce que c’est pas plus intelligent pour moi de faire ça ? De rester un peu en retrait. Moi j’ai besoin d’avoir une vie personnelle remplie à côté pour pouvoir dessiner, moi je commence à dessiner à partir de 17h, avant je suis une vraie truite je peux rien faire. 17H, c’est mon heure, avant j’essaye d’écrire, mais surtout j’ai envie de faire autre chose. Je vois des gens en festival, ça me fait plaisir mais c’est vrai que sur Paris je fréquente personne dans la bande dessinée à part David Scrima. Le seul conseil qu’il m’ait donné quand je lui ai montré une planche, quand je lui ai demandé ce qu’il en pensait c’était «Travaille.» alors voilà, ça veut tout dire et c’est le seul contact que j’ai avec la bande dessinée. Je montre mon travail à ma femme, qui m’aide à corriger les fautes, puis j’envoie directement à l’éditeur, qui me donne deux-trois conseils mais pas plus. Par contre il m’aide beaucoup sur les choix à faire, les projets sur lesquels il sent que je dois me concentrer. Par exemple c’est lui qui m’a poussé à faire Ta mère la pute plutôt qu’autre chose.

MR : J’aimerai parler un peu de ton dessin, au début il était vraiment explosé, très entremêlé. Je me rappelle des planches dans l’Horreur est Humaine et c’était assez fou, il y en avait dans tous les sens avec beaucoup de rondeurs et de déformations, il est très difficile d’en déceler les influences. Au mesure ton dessin s’est assagi, est devenu plus technique, même s’il garde une bonne part de sa personnalité d’origine.

GR : Bah en fait au début, il faut surtout pas chercher mes influences du côté de la bande dessinée puisque je n’en lisais quasiment pas. Comme je sortais vraiment de la peinture, c’était plutôt des gens comme Combas par exemple, j’en bouffais des kilomètres et puis voilà, pas vraiment d’autres influences. Mais ce qui m’intéresse vraiment c’est ma marge de progression, et c’est ce qui m’intéresse aussi chez les autres dessinateurs, et de voir l’évolution. Mon travail c’est ça, d’essayer de gagner en lisibilité, de devenir de plus en plus abordable pour tout le monde, ça veut pas dire qu’il faut faire de l’ultra-commercial ou autre, au contraire, mais de tenter de réussir à mettre de l’alternatif à la portée de tous.
C’est chez 6 pieds, ils m’ont dit d’être plus lumineux dans mes cases. Alors sans entrer dans les détails quand je suis tombé malade, ce qui a donné Temps mort, j’ai eu la chance de passer par la psychanalyse et le type qui me soignait, quand il a vu que j’avais plus rien à lui dire il m’a fait dessiner. Depuis mes cases sont moins noires, moins sales, moins chargées.

MR : Il y a une bichromie dans Temps mort, ça change le rapport aussi.

GR : C’est une volonté de l’éditeur. Moi j’étais pas vraiment pour au début et puis quand j’ai vu le résultat j’étais plutôt content. Mais elle est douce cette bichromie, elle est pas virulente ni frappante. Ils avaient envie de faire une bichromie, bon. C’est vrai que ça ajoute une dimension.

MR : Dans tes récits en général, même les «gags» de Dernier étage, on sent que tu as envie de croquer les gens. En fait si tu es coutumier de l’autobiographie ce n’est pas tellement de toi que tu parles, ça concerne plus ce qui est autour de toi, avec un regard quasi-analytique.

GR : Ouais mais ça c’est parce que mes collègues de quartier, mes voisins, mes beaux-parents, dans ce milieux ils sont drôles ! C’est le système D, l’amitié, c’est la misère avec le sourire. Moi ils me font rire, parfois de dépit, parfois de simplicité, des fois ils trouvent des solutions à des choses, j’y aurais jamais pensé. Ils vivent dans la précarité mais ils le savent pas, ils se débrouillent quoi.

MR : Un peu comme le héros de Dunk, Chicken and Blood. Il a beau faire quelque chose de, disons, moralement reprochable, il est plutôt présenté avec sympathie. Et pourtant sans complaisance ni pitié…

GR : Bah ce gamin, faut voir ce qui se passe aussi. Il y a cette super paire de baskets qu’il veut mais il a pas l’argent, il pourrait la voler mais non, il décide de trouver un boulot. Un boulot pas vraiment chouette ni facile d’ailleurs, mais le patron a l’air d’un type honnête, il lui file de l’oseille pour le week-end mais quand le môme va acheter la paire de baskets, y a un type qu’arrive et qui l’achète avant lui. Moi je parle surtout de cette réaction primaire, Groinge avait un peu tiqué sur cette réaction primaire du gamin qui, tout de suite, va se venger de ce type qui, à ses yeux, l’a humilié dans le magasin. Ça manquait peut-être un peu de psychologie à leurs yeux, mais moi c’est ce qui m’intéressait vraiment de mettre en valeur. Avant, dans la rue, pour qu’on se batte il fallait un peu de temps, on se battait mais pas tout de suite, et pas toujours. Maintenant les mômes, ils sortent très vite une lame pour régler le problème.
Il y a un processus en fait, après moi je m’en sers pour faire un exercice de style, une bataille au couteau sur un toit, après il y a une suite ou le gamin va à la campagne…[1] Les gens vont pas forcément le comprendre venant de ma part, parce que c’est pas un récit franchement social. Enfin j’avais pas l’impression, mais j’ai eu des retours et j’ai l’impression que quoique je fasse il y aura toujours un côté social, que c’est comme ça. C’est comme un tatouage, c’est comme les mecs qui sont de Bretagne ou d’Auvergne et qui ne peuvent pas s’empêcher de parler de leurs villages. Ou d’un Corse qui parle de son île et qui comprend pas ces gens autour…

MR : Un truc qui m’intéresse aussi, c’est ton rapport au public. Tu t’es très longtemps auto-édité, en envoyant à tes amis, ta famille. Puis tu t’es retrouvé d’un coup sur un autre mode de diffusion. Avec un autre rapport au public qui se crée, comment tu as vécu ça ?

GR : En fait moi au début je faisais pas beaucoup de festivals, puis quand j’en ai fait quelques-uns j’osais pas trop montrer mon boulot, donc des retours du public j’en avais pas trop. J’allais pas voir les éditeurs parce que j’étais pas sûr de mon travail, et quand des gens me demandaient des dédicaces sur mes zines, j’avais des grosses gouttes de sueur sur mon pouce. Maintenant je fais les festivals parce que je me suis rendu compte qu’en fait, les gens sont toujours gentils avec toi, enfin avec moi du moins, ils me disent qu’ils ont vu ma progression, m’encouragent. Je suppose que les gens qui n’aiment pas mon travail ne m’en parlent pas puis voilà. Quand je rentre, je suis un peu regonflé dans mon ego et ça me fait du bien, pour me remettre au boulot, parce que le reste du temps dans ce métier tu bosses seul et c’est pas forcément stimulant. C’est pour ça que quand des gens comme Groinge, qui sont pas forcément des gros éditeurs mais dont j’aime le boulot, ou des fanzines que j’apprécie me demandent des planches, forcément je suis super content. Je te dis, moi j’ai quinze ans, je suis un môme, je fais mes pages et le reste je m’en fous. Je sais qu’il y a des gens qui n’ont pas aimé Temps mort, bon et bah ils n’ont pas aimé Temps mort et en même temps c’est pas très très grave quoi.

MR : Pour finir, j’aimerais parler un peu de ton écriture. Ça va peut-être t’étonner mais je la trouve très littéraire avec cette manière que tu as de gérer les silences et les espaces, mais aussi dans le vocabulaire pur. On sent une volonté de faire avec les moyens que tu as, tu utilises un langage très oral, qui généralement rend plutôt mal et artificiel une fois retranscrit. Dans tes pages c’est très naturel, sans que ce soit ni vulgaire, malgré des grossièreté, ni insipide.

GR : Sur l’écriture c’est simple, dès que je sais pas quoi raconter, il suffit que je passe deux-trois jours avec des copains, de mon âge ou des plus jeunes, ils ont un langage tellement fleuri, tellement imagé, que des imitateurs ringards vulgarisent dans des chansons, que ça devient un vivier d’écriture incroyablement riche. C’est fleuri parce que le langage en bas de chez moi est fleuri, c’est drôle quoi, la culture urbaine elle est riche. Il y a pleins de rappeurs français comme Oxmo Puccino qui ont un langage dans leur écriture qui est d’une vraie finesse, ce sont des gens qui m’influencent beaucoup dans l’écriture. Et dehors c’est pareil, des fois je sors et j’ai envie de rire, il y a vraiment des images utilisées pour des situations, c’est extraordinaire. Pour moi, ce sont eux les mecs les plus drôles de la planète, ce sont les mecs en bas de chez moi, parfois on est pas loin d’entendre du Audiard.

[Entretien réalisé au Salon du Livre de Paris le 21 Mars 2009.]

Notes

  1. Le Tome deux, Love and that fucking duck, paraît cette semaine aux éditions Groinge.
Entretien par en juillet 2009