Guillaume Trouillard

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Les éditions de La Cerise fêtent cette année leurs dix ans. Afin de célébrer l’événement comme il se doit, Guillaume Trouillard, fondateur de la revue Clafoutis et directeur de la structure éditoriale, sort un très bel album, plein de tendresse et de subtilité. Welcome est un condensé de réflexions sur notre monde mais aussi sur l’objet du livre et ses différentes potentialités de lectures.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Quelle a été l’impulsion de Welcome ?

Guillaume Trouillard : La naissance de ma fille. Je travaillais depuis deux ans sur une bande dessinée sur laquelle j’avais la sensation de m’enliser pour de nombreuses raisons, dont la difficulté de développer un long récit muet avec un style réaliste. Puis, quand ma fille est née, l’idée de ne reprendre qu’un dispositif que je développais sur ce livre en cours m’est apparue comme une évidence : en tête de chapitre, j’avais prévu d’énumérer des objets que le personnage principal collectait, des représentations de la vie sauvage par le biais de la production industrielle (lucioles Bonux, tigres Frosties, sapins odorants, éléphants de Carwash).  J’ai alors voulu entamer une grande collection de formes à la manière des planches encyclopédiques des naturalistes. J’ai mis de côté la bande dessinée qui devenait un fardeau (d’autant plus avec ma nouvelle vie de père) et j’ai entamé cette sorte d’inventaire du monde dans lequel je parachutais ma fille. Je crois aussi que j’avais besoin de faire une pause avec la fiction.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Il y a effectivement un langage proche de l’imagerie. Mais il y a aussi des analogies qui se forment entre les pages et font rentrer dans une logique de lecture plus adulte, consciente et intellectuelle.

Guillaume Trouillard : La lecture est effectivement une lecture d’adulte, mais, en ne mettant pas de légende, je laisse la possibilité de plusieurs lectures et de plusieurs lecteurs, dont celles d’enfants qui seraient plus insouciantes et naïves. Cela ne m’empêche pas pour autant d’aborder des thématiques qui me fascinent, pour ne pas dire me hantent, et qui sont déjà présentes dans mes précédents livres.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Les jeux sur les liens qui se tissent entre les pages ont quelque chose d’enfantin au début du livre, ils relèvent presque de la chanson « Trois petits chats ». Puis les analogies évoluent vers une lecture critique et parfois acerbe de la société, qui dépasse la simple collection d’objets. Comment s’est déroulée l’écriture de ce livre ?

Guillaume Trouillard : L’écriture s’est faite dans le développement de l’album. De nombreuses planches ont étés pensées parce qu’elles suivaient trois autres. Aussi, en regard à l’ensemble, certaines planches trouvaient une belle complémentarité ou au contraire leur antithèse. Une fois que j’ai eu réalisé toutes les planches, il n’y avait plus qu’à tisser des liens, sans non plus forcer le sens à chaque fois. J’aurais pu faire vingt versions de ce livre et elles auraient toutes été aussi pertinentes. La matière est présente dans l’ensemble qu’elles forment.

Jean-Charles Andrieu de Levis : C’est-à-dire que tu as d’abord dessiné les doubles pages presque indépendamment,  puis c’est en leur donnant un ordre dans le livre que tu les emplis de sens.

Guillaume Trouillard : Je pense que le sens est présent dès la volonté de s’intéresser à des casques de CRS, des caméras de surveillance, des sacs plastiques, des espèces menacées ou des robots de l’industrie. Et pour le montage, il a suffi de tisser des liens, créer des associations, ce qui s’est fait assez naturellement.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Au moment d’ordonner les pages, pensais-tu plus à lecture d’adulte, et donc aux analogies qu’on pouvait faire, ou avais-tu en tête la découverte du monde que pourrait avoir un enfant en lisant ce livre ?

Guillaume Trouillard : Les deux. J’aime bien l’idée qu’il reste des parts d’ombres. Certaines planches ne sont sûrement décryptables qu’accompagnées d’un discours, mais on perdrait cette possibilité de plusieurs lectures. Je ne pense pas qu’il soit nécessaire que j’explique tout, que je contextualise pour sous-titrer. Par exemple les bières fortes  pour « zonards » et les boissons énergisantes sont deux produits apparus récemment : un quand on a lâché le système et l’autre pour ne pas en décrocher. Pour moi, ces deux produits sont significatifs d’un phénomène important et s’accordent très bien ensemble, mais si je n’apporte pas cette explication, pas sûr qu’elle apparaisse obligatoirement au lecteur. Ce livre oscille justement entre les interprétations qui émergent, parfois un peu trop, et des liens peut-être plus subtils.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Il y a dans Welcome une grande importance de l’expérimentation, que tu appuies avec les deux dernières pages où tu détailles toutes les techniques utilisées. Pourquoi finir le livre sur cet inventaire ?

Guillaume Trouillard : Etant donnée la nature hétéroclite des planches originales, c’est principalement lié à la crainte de la déperdition de qualité entre celles-ci et l’image imprimée. Et puis moi-même, en tant que lecteur, je suis curieux de ce genre d’indications, et si j’avais eu un objet comme celui-ci, j’aurai bien aimé être un peu renseigné sur la façon de faire et pouvoir reprendre les pages avec un nouvel éclaircissement.

Jean-Charles Andrieu de Levis : C’est une façon de rentrer dans l’intimité de la réalisation du livre ?

Guillaume Trouillard : Peut-être, oui. J’avais envie de partager l’aspect ludique que j’ai ressenti quand j’ai réalisé les dessins, le plaisir de cette recherche de ce qui s’adaptait le mieux à un sujet.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Il y a presque une nouvelle technique ou un nouveau support pour chaque double page. Pourquoi autant expérimenter ?

Guillaume Trouillard : Principalement pour ne pas m’ennuyer, étant donné le nombre d’objets à dessiner. Il y avait quand même un coté répétitif qui pouvait être très rébarbatif, donc si je n’expérimentais pas un tant soit peu, ce livre pouvait vite devenir un véritable cauchemar. Mais cette volonté d’essayer de nouvelles techniques est présente dans tous mes travaux.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Tu as aussi utilisé la technique du papier découpé à de nombreuses reprises. Je me rappelle d’une discussion que nous avions eu où tu me parlais d’Alberto Breccia, qui a fait beaucoup de papiers découpés. C’est une technique dans laquelle tu te sens particulièrement à l’aise et que tu souhaites développer ou qui reste circonstancielle pour ce livre-là ?

Guillaume Trouillard : Non, ce n’est pas circonstanciel. J’ai beaucoup pensé à Breccia pour le projet dont je parlais et que j’ai mis de côté. J’ai essayé de découper des typos, des morceaux de textes de journaux que je remixais. J’ai même préparé des papiers à la façon du monotype (technique que j’ai réutilisée dans l’inventaire) que j’ai découpés en fines lamelles avec lesquelles je faisais par exemple des pylônes de lignes à haute tension. C’était ma première incursion avec le papier découpé. Je pense que cela vient d’une volonté de plus en plus présente d’avoir des originaux sur lesquels j’interviens le moins possible à l’informatique. Dans ce cas, découper un dessin et le coller sur une feuille blanche au lieu de le nettoyer sur Photoshop.

Jean-Charles Andrieu de Levis : La présence du doré et de l’argenté est particulièrement détonante et inhabituelle.

Guillaume Trouillard : Depuis le départ, le cuivre est le pantone qui fait partie de la charte graphique de La Cerise. Pour ce livre, on a imprimé deux couleurs métalliques en plus de la quadrichromie [les couleurs d’impressions sont: Cyan-Magenta-Jaune-Noir], l’or et l’argent. Je voulais essayer de retrouver l’aspect des originaux faits sur du papier aluminium, doré, ou des emballages de bonbons et autres chocolats.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Ce sont effectivement des matières qui sont très compliquées à rendre à l’impression. Est-ce que tu envisages l’exposition des planches originales comme une contrepartie possible et la possibilité d’une nouvelle lecture de tes dessins ?

Guillaume Trouillard : Oui, nous essayons de faire tourner les originaux le plus possible, ça permet de se rendre compte du relief des papiers découpés, des dessins qui brillent ou de la présence de calques. L’impression ne permet pas toujours de traduire tous ces détails.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Tu as prévu une scénographie particulière comme tu as pu le faire sur certains livres ?

Guillaume Trouillard : Oui. J’ai demandé à un artisan de faire un coffre sur mesure qui fasse penser aux cabinets de curiosités, avec de nombreux tiroirs dans lesquels les planches sont placées.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Il y a, particulièrement sur la fin du livre, une dimension écologique forte que l’on retrouve dans tous tes albums. C’est un sujet qui te tient à cœur et une façon de militer ?

Guillaume Trouillard : C’est un moyen d’aller au bout de la question. Je n’arrive pas vraiment à écrire sur d’autres sujets de toute façon (et honnêtement, j’ai du mal à réaliser comment on pourrait faire autrement à notre époque). Et puis j’ai toujours baigné dans ces préoccupations-là étant enfant, avant que cela ne devienne un « sujet ».

Jean-Charles Andrieu de Levis : D’où as-tu tiré les images ? D’après des magazines publicitaires de grandes surfaces, d’après des croquis d’après nature, ou bien d’après des photographies prises sur internet ?

Guillaume Trouillard : En grande majorité, elles proviennent de catalogues en ligne. Internet, en tant que grand supermarché mondial, offre un bon portrait de notre époque du tout marchand. Mais la contrainte du mode opératoire en « plan fixe » des planches naturalistes m’a obligé à abandonner pas mal d’idées, ne pouvant pas réunir la documentation suffisante. J’aurais aimé répertorier par exemple des façades de discothèques de plein jour, ou des ponts d’autoroutes, des toiles d’araignées, ou des entrées de décharges, mais le temps m’a manqué et il faut savoir s’arrêter.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Parlons maintenant des dix ans de La Cerise. Tu publies des livres qui sont très différents. Comment définirais-tu ta ligne éditoriale ?

Guillaume Trouillard : C’est difficile de répondre. Devoir définir une identité visuelle, même si elle apparaît cohérente et tient à garder un cap. Il est gênant de venir coller des qualificatifs qui sembleraient arrêter les interprétations et la création à la façon d’un manifeste.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Est-ce qu’en dix ans, tu as pu remarquer une évolution dans cette ligne éditoriale ou dans ton rapport à la structure ?

Guillaume Trouillard : Oui, tout à fait, la structure a évoluée et moi aussi. J’ai toutefois l’impression que les objectifs et les missions de la maison d’édition sont sensiblement les mêmes qu’au moment de sa création. Personnellement, je n’ai jamais véritablement senti la vocation d’être éditeur. Je ne prenais pas ça comme un métier et n’ai pas été formé pour. Ce choix s’est fait comme une nécessité, il accompagne ma démarche d’auteur, me permettant d’être doté d’une structure et d’être autonome. Il n’a donc jamais été question de faire à tout prix mon trou dans l’édition et d’en faire pleinement mon métier, et, a fortiori, d’établir un plan pour le développement de la structure.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Au départ, La Cerise se posait en réaction avec le milieu éditorial de l’époque en faisait des objets de belle qualité et en couleur. Est-ce que l’évolution de ce milieu a changé la donne, ou bien constates-tu certains manques encore importants ?

Guillaume Trouillard : C’est sûr que les choses ont évoluées. Il y a eu beaucoup plus d’ouverture et globalement, des portes se sont ouvertes. Notre intention d’accueillir des projets différents est toujours la même et a donc certainement suivi les évolutions du secteur. Si des livres sont possibles dans de nouvelles conditions et chez d’autres éditeurs, il y a pour nous un déplacement de la nécessité de les publier. Mais il n’y a pas non plus eu de véritable révolution de ce coté-là.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Clafoutis semble rester la colonne vertébrale de la structure.

Guillaume Trouillard : Oui et il le restera toujours je pense. La revue est faite pour marquer des rendez-vous, faire des mises à jour, se remettre en question et à l’ouvrage quand l’opportunité le permet (à peu près tous les deux ans). Clafoutis restera effectivement toujours l’élément central de La Cerise.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Pourquoi tous les deux ans ? Tu ne voudrais pas accélérer les choses ou y a-t-‘il un temps de gestation qui te parait nécessaire entre deux numéros ?

Guillaume Trouillard : Il y a de nombreuses raisons à cette périodicité. Le modèle économique ne permet pas de faire plus rapide car il y a un temps incompressible et assez long d’équilibrage des comptes. Ensuite, chaque numéro représente beaucoup d’investissement pour tout le monde, y compris pour les auteurs. En général il faut ainsi laisser du temps avant que l’envie de faire un numéro se fasse de nouveau sentir. C’est plus une pause, presque une respiration nécessaire qui ne pourrait se faire avec une périodicité mensuelle ou trimestrielle par exemple. Plus personnellement, je bloque six mois de mon temps et de ma pratique pour un Clafoutis, réalisé bénévolement. Je ne peux donc pas envisager une parution plus régulière.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Tu publies relativement peu de livres, entre un et deux par ans. Est-ce pour les mêmes raisons économiques ?

Guillaume Trouillard : Oui. La Cerise est une toute petite chose qui ne souhaite pas lâcher simplement ses livres dans la nature. Et pour faire ces livres le mieux possible, un rythme plus élevé ne peut être soutenu. Donc, en plus des raisons économiques, il y a aussi un temps d’application pour chaque livre.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Comment choisis-tu les projets ? Ce sont des coups de cœur, qui viennent de l’étranger, des projets d’amis, ou bien des auteurs qui viennent te solliciter directement ?

Guillaume Trouillard : C’est variable. La plupart du temps ce sont des coups de cœur. Le plus difficile est d’étaler la sortie des livres sur un planning afin d’avoir les meilleurs conditions de réalisation.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Tu as de nombreux livres prévus pour l’instant ?

Guillaume Trouillard : J’en ai jusqu’à 2015. Le prochain livre sera le premier d’une trilogie d’un auteur américain. C’est la première fois quon achète des droits étrangers. Après arrivera un roman graphique chinois de 700 pages adapté d’un roman contemporain chinois majeur, sur lequel nous travaillons depuis quelques temps. Il y a aussi un autre projet d’illustrations de poèmes anciens par un vieux maître chinois.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Quelle expérience a été de faire Balthazar, qui est tout de même un livre hors norme ?

Guillaume Trouillard : Balthazar a été le fruit d’un long travail parce qu’il y a eu beaucoup de versions envisagées et beaucoup de revirements, de décisions à prendre sur la forme de l’ouvrage, comme le choix de l’interview ou de la possible prolongation de l’histoire. Nous sommes passés par de très nombreux questionnements. Tobias Schalken est un auteur très rigoureux et pointilleux, il a donc fallu l’être aussi. Mais publier ce livre a été un très grand plaisir et une fierté.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Tu apportes un grand soin à l’objet du livre. Quelle importance revêt-il ?

Guillaume Trouillard : Le plaisir de faire des objets que j’aimerais moi-même lire en tant que lecteur est ce qui m’anime principalement. Je trouve qu’un bond a vraiment été fait dans la qualité de la production. On peut maintenant voir de très beaux objets dans les rayons, dans la qualité d’impression mais aussi dans la réalisation ; il y a de plus en plus de propositions étonnantes en ce qui concerne l’objet livre. L’ombre de l’avancée numérique permet peut-être de se concentrer sur le contenant.

Jean-Charles Andrieu de Levis : Est-ce difficile de se publier soi-même ?

Guillaume Trouillard : Oui. J’ai souvent fait des erreurs quand j’avais les deux casquettes. Ce n’est pas évident du tout. Je crois que pour cette raison, je suis devenu peu à peu un auteur qui doute beaucoup. Je me retrouve à questionner tout le monde à chaque fois que j’ai un choix à faire, c’est horrible !

Jean-Charles Andrieu de Levis : Ça ne t’a jamais tenté de continuer ton travail d’éditeur tout en publiant en tant qu’auteur chez un autre éditeur ?

Guillaume Trouillard : Si, tout à fait. Mais il faut trouver le projet qui s’y prête et que moi-même je me sente prêt.

[Entretien réalisé en janvier 2014.]

Entretien par en mars 2014