Jeffrey Brown

par

Venu de nulle part il y a deux ans avec son Clumsy et la bénédiction de Chris Ware, Jeffrey Brown fait partie d’une nouvelle génération d’auteurs (avec Paul Hornschemeier ou Anders Nilsen) déjà prometteuse. Face à face avec cet auteur de l’intime, pour un entretien fait d’hésitations, de silences et de faux départs.

XaV : Quel a été ton premier contact avec les comics ? Tu as, je crois, un Bachelor of Fine Arts …

Jeffrey Brown : J’ai un Master of Fine Arts … En fait, j’ai grandi en lisant des comics. Au départ, des trucs de super-héros, les X-Men et la plupart des productions Marvel. Et quand je suis allé à l’université, j’ai commencé à lire des comics indépendants, comme Eightball, Dirty Plotte, et beaucoup de choses de Moebius comme Heavy Metal, qui était traduit en anglais.

X. : Où étais-tu durant l’université ?

J.B. : Un endroit qui s’appelle Hope College, un petit établissement catholique.

X. : Ils avaient des Eightball et ce genre de bande dessinée, là-bas ?

J.B. : En fait, quand j’ai quitté le lycée, j’ai presque complètement arrêté de lire des bandes dessinées, j’ai d’ailleurs revendu la plupart de ma collection. Après le lycée, je ne lisais plus de bande dessinée, mes intérêts se portaient plus vers les Arts Graphiques, la peinture, ou faire des croquis dans mes carnets. Je lisais des livres sur l’histoire de l’Art ou les artistes contemporains, mais rien sur la bande dessinée.
Pour mon Master, j’ai déposé ma candidature au School of Arts Institute de Chicago, et … je me suis préparé à déménager là-bas, et durant l’été qui a précédé, j’ai eu l’occasion de lire plusieurs bandes dessinées … en fait, j’allais encore dans les librairies spécialisées, simplement je n’achetais que rarement des bandes dessinées … occasionnellement, j’achetais quelque chose, mais, tu sais … et donc je suis allé à la librairie, et ils avaient le nouveau Acme Novelty et le numéro de Eightball avec la dernière partie de David Boring et … et j’ai pris les trois numéros de David Boring et le nouveau Acme Novelty, et je suis rentré chez moi pour les lire. Et je suis à nouveau tombé complètement amoureux de la bande dessinée.
Et durant les semaines qui ont suivi, j’ai acheté l’intégrale des Acme Novelty, tous les Eightball que j’avais eu à un moment et dont je m’étais débarrassé, et Julie Doucet.

X. : C’était la première fois que tu découvrais les Acme Novelty et les Eightball ?

J.B. : Non, j’avais lu Eightball, mais seulement durant la période où il avait … durant les premiers numéros d’Eightball, il y avait beaucoup d’humour et d’histoires un peu bizarres, mais il y avait quelque chose de si différent dans David Boring, un peu comme … et en même temps, je pouvais voir comment les choses avaient évolué, même s’il me manquait la période entre les deux.
Pour Acme Novelty, je pensais que c’était la première fois, et puis j’ai réalisé que l’une des rares bandes dessinées que je n’avais pas vendues quand je m’étais débarrassé de ma collection, c’était Acme Novelty n°3, le numéro avec le bonhomme patate. Et donc j’avais ce volume, mais je n’en avais jamais acheté d’autre … c’était vraiment la première fois que je lisais autre chose de Chris Ware, en fait.
Quand je suis parti pour Chicago, j’étais encore … au niveau de des dessins que je faisais, les peintures, les croquis, et d’autres choses, mais pas de bandes dessinées, je … Mais de lire de nouveau toutes ces bandes dessinées, et d’aller à Chicago, et recontrer Chris Ware et Dan Clowes à une séance de dédicace, j’ai commencé à être plus attiré par cette direction …
La raison pour laquelle je voulais faire ce Master, c’est que je n’étais pas satisfait de mes peintures, de mes dessins … je n’avais pas l’impression que j’arrivais à exprimer quoi que ce soit, et … et mes professeurs n’étaient pas non plus impressionnés par mon travail. Et c’est un peu la combinaison de tous ces facteurs qui m’ont poussé, et … et j’ai simplement commencé à faire de la bande dessinée.

X. : Tu avais l’impression que tu pouvais exprimer des choses de cette manière ?

J.B. : C’est ça. Et je pense que je … je veux dire, j’avais fait des petites choses en une case, comme une partie de ce qu’il y a dans I am going to be small, qui se trouvait dans mes carnets de croquis de l’époque, avant que je ne commence vraiment à faire de la bande dessinée. Et puis j’ai commencé à faire des récits courts et autobiographiques, à essayer de faire des choses plus sérieuses … et puis quelque chose a fait «clic» et quand j’ai écrit Clumsy … c’est une sorte de réponse à ma volonté de dire les choses directement, honnêtement … montrer qu’il m’était possible d’écrire sur une expérience humaine.

X. : A ce propos, quelle part de ta «Girlfriend Trilogy» est autobiographique ?

J.B. : Tout est vrai … mais en même temps, c’est très limité, je ne donne au lecteur qu’une partie de l’information … j’essaie de décrire les choses d’une certaine manière, pour capturer … Dans le cas de Clumsy, j’ai essayé de produire un livre pour lequel je … n’avais pas vraiment d’objectif précis à part de capturer ces petits moments, et de les réunir comme ça, et que ça forme comme un récit à la lecture …

X. : Donc cette narration déstructurée, ce n’est pas un résultat voulu, c’est juste le fait d’écrire spontanément, au fil de l’inspiration ?

J.B. : Oh, il y a un petit peu de planification çà et là, comme … comme placer des séquences l’une après l’autre … comme mettre quelque chose de triste à côté de quelque chose de drôle, et alors … cela bonifie en quelque sorte les deux, parce que ce n’est pas trop triste ou … mais il y a … j’avais cette idée que quand tu es dans une relation, la manière dont fonctionne la mémoire — on s’attache à toutes ces choses différentes, et la manière dont ces souvenirs s’accumulent, c’est ce qui définit ta … ta conception de cette relation. Et donc j’ai plus ou moins écrit ces moments comme ça me venait à l’esprit, avec l’idée que tout ce qui me venait à l’esprit devait sans doute être important en soi, puisque j’y repensais.
Et comme ça, la narration arrive naturellement, parce que ces histoires font partie de la relation. Au contraire, Unlikely était plus direct, parce que j’avais l’intention de … tu vois, d’aller d’un point dans le temps jusqu’à la conclusion, et …

X. : Donc Clumsy était spontané, Unlikely plus structuré … qu’en est-il de Any easy intimacy ?

J.B. : Any easy intimacy était également … était structuré comme Unlikely, sauf que j’en ai coupé pratiquement tous les détails. Parce que sur un plan conceptuel, ce livre traite de … c’est un peu la réponse au fait que j’avais écrit ces deux autres livres autobiographiques, et la manière dont les gens y avaient réagi, dans le sens où ils me connaissent, mais ils ne connaissent de moi que … certaines parties.
Donc avec ce livre je voulais un peu … élargir encore plus cette séparation, et faire qu’ils y trouvent beaucoup de détails, tout en n’ayant pas … tu ne sais pas vraiment le fond de l’histoire, tu n’as à ta disposition que de petites pièces. Et c’est une sorte de parallèle de ce que je pense des relations en général, où j’avais ressenti … tu vois, j’étais très proche de cette personne, et il y avait tant de choses chez elle que j’ignorais complètement.

X. : J’avais l’impression que Any easy intimacy était comme une réplique aux deux premiers dans lesquel tu as plutôt le mauvais rôle … alors que dans Any easy intimacy, c’est un peu l’inverse.

J.B. : Oui … oui, enfin, si c’est le cas, ce n’est pas conscient de ma part. J’essaie délibérément de faire un peu dans l’auto-dénigrement … et c’est bizarre, aussi, parce que les gens lisent mes livres, et pensent que les filles sont ces … qu’elles sont odieuses avec moi et se demandent pourquoi je n’ai pas rompu avec elles plus tôt. Et puis d’autres lisent mes livres, et me disent «oh, t’es vraiment un minable, je ne comprends vraiment pas pourquoi ces filles sont sorties avec toi».
Je pense que c’est vraiment le genre de situation dans laquelle les gens amènent leur propre expérience, et cela change leur manière d’approcher mes livres. Et je pense que c’est une bonne chose, parce que cela veut dire que ces livres sont beaucoup plus ouverts … que l’on peut en tirer plus, puisqu’ils sont limités dans ce qu’ils expriment.

X. : Quel genre de retours as-tu eu de tes proches, tes amis ?

J.B. : Parmi les gens qui me connaissent le mieux, la plupart des retours ont été positifs. Je pense que pour ce qui est des histoires, le fait de me connaître et de lire ces livres, on comprend des aspects de ma personnalité qui n’y sont pas présents, ou des éléments des livres sur lesquels je mets l’accent ne sont peut-être pas aussi importants par rapport à qui je suis … ou à qui je suis maintenant, puisque ce qu’ils lisent, ce sont des événements du passé.
Donc … euh … et ma famille m’a beaucoup encouragé, même si, et ça se comprend … ils ne rentrent pas beaucoup dans les détails après avoir lu mes livres. Leur retour est assez limité puisque l’on touche à des choses très personnelles, ce qui fait que c’est un peu étrange … et puis … je ne sais pas vraiment ce que les filles ressentent sur le fait que j’ai écrit sur elles. Je tendrais à penser que … ça ne les gêne pas, mais peut-être … qu’elles sont un peu agacées ? Mais j’espère que non, pas trop agacées … j’essaie d’être juste dans ma représentation des choses, et …

X. : TopShelf parle de Any easy intimacy comme étant le troisième volume de ta «Girlfriend Trilogy». Est-ce que c’est vraiment comme ça que tu vois les choses, c’était une volonté de ta part après Clumsy ?

J.B. : En fait, j’ai effectivement commencé à en parler sous ce terme, lorsque j’avais terminé et qu’il y avait trois livres et qu’ils traitaient tous de mes copines. En fait, le prochain livre à sortir chez TopShelf est une sorte d’épilogue, donc c’est un peu comme si j’essayais de prendre de la distance avec ces récits sur mes relations … je continue toujours d’écrire de l’autobiographie, parmi d’autres choses, mais cette autobiographie s’intéresse plus aux autres aspects de la vie, et les relations n’en sont plus le point central.

X. : Un peu dans la lignée de ce que l’on a pu lire dans Miniature Sulk ?

J.B. : C’est ça. Comme … pour moi, les récits des «girlfriends» sont plus amusants que pour le lecteur moyen, parce que … je ne sais pas pourquoi, mais il y a des choses drôles que je mets dans ces livres et que les lecteurs perdent de vue, peut-être parce que ce sont … des histoires très intimes et personnelles, et je pense qu’une fois que l’on arrive à prendre de la distance avec l’aspect «histoire d’amour», cela permet de raconter des choses drôles … comme les histoires avec mes frères, j’essaie d’écrire sur les choses drôles de la vie, les petits moments qui … qui font la vie.

X. : Ton style narratif se base en effet sur des petits moments, des séquences courtes. Penses-tu essayer de faire quelque chose de plus long, avec une narration plus structurée ?

J.B. : C’est une direction que j’aimerais explorer, mais je pense que … je ne sais pas jusqu’où j’irai. Comme Unlikely est un peu le modèle de … c’est le genre de narration longue faite de petites séquences … je pense que c’est peut-être simplement la manière dont je fonctionne, c’est … je ne suis pas … bon à créer des choses plus longues. Ou peut-être c’est simplement dû à ma courte durée d’attention, et ce sont les petites choses qui … qui m’intéressent, finalement. J’aime bien penser que c’est proche de ce que font les poèmes ou les chansons, essayer d’avoir ce petit … comme une petite bulle de moment.

X. : T’es-tu tourné vers les oeuvres d’autres auteurs qui font de l’autobiographie comme sources d’inspiration sur la manière d’aborder la narration ?

J.B. : Pas … pas consciemment. Mais je pense que c’est le genre de chose que j’ai toujours en tête lorsque je commence à travailler sur … à la manière dont d’autres auteurs se sont permis de modifier des choses, et d’utiliser leurs vies comme un point de départ pour raconter leurs histoires plutôt que de se servir de toute l’information disponible.
Et je commence à fonctionner plus de cette manière, plus … principalement dans la manière dont j’organise les choses, peut-être … exagérer certains aspects et en atténuer d’autres. Et je me vois évoluer vers des travaux plus fictionnels plutôt que d’utiliser ma propre vie comme source d’inspiration.

X. : Je te pose la question, parce que ton travail me fait penser à Chester Brown, dans The Playboy et I never liked you

J.B. : Oui … mais je pense encore que Chester Brown est quelqu’un qui est capable d’avoir une narration plus ambitieuse. Je pense que John Porcellino … son travail est plus fragmenté en petits moments … je pense qu’au niveau de la forme, c’est quelqu’un qui … qui m’a inspiré. Julie Doucet est également quelqu’un que … que j’apprécie beaucoup. Elle a beaucoup de, d’histoires … mais à nouveau, c’est quelqu’un qui déforme vraiment la réalité lorsqu’elle la couche sur le papier, et cela lui permet d’être plus expressive, alors que mon travail est encore pour l’instant seulement dans une approche documentaire.

X. : C’est intéressant que tu mentionnes John Porcellino, car vous partagez un style plutôt enfantin. Quel genre de réactions cela t’a-t’il valu, et est-ce que cela ressort d’une volonté consciente de ta part de dessiner comme cela ?

J.B. : C’est résolûment conscient, en particulier dans Clumsy où je voulais dessiner aussi simplement que possible. Mon style est en train d’évoluer naturellement et … il y a différentes manières de dessiner, et il y a certains maniérismes que j’utilise de plus en plus, tout s’affine progressivement … si tu regardes … (ouvrant un carnet, des mêmes dimensions que Any easy intimacy) … ça c’est encore … il y a encore beaucoup de … la manière dont je fais les mains ou … pour moi, dessiner, c’est comme … ces lignes (montrant le «pli» d’un bras) sont plus intéressantes pour moi que … que d’essayer vraiment de décrire le volume, la forme, une image plus réaliste …
Et donc … c’est consciemment que j’essaye de garder le tout aussi brut et expressif que possible, mais il y a aussi ces sortes de mouvements inconscients qui se produisent. Et parfois j’ai aussi envie de dessiner quelque chose de plus détaillé, mais ça dépend aussi de l’histoire. Je pense que pour l’autobiographie, c’est ce style qui me convient le mieux.

X. : C’est étonnant que tu dessines à la même taille que le livre final. Tu n’as jamais essayé de faire quelque chose de plus grand ?

J.B. : C’a toujours été une critique de mon travail … depuis toujours. Mes professeurs de dessins voulaient toujours que je dessine plus grand et en couleur, et j’ai découvert que … que plus grand j’essayais de dessiner, plus j’avais du mal, parce que je ne suis pas à l’aise, je n’y prenais pas de plaisir. Mais plus je dessine petit, plus j’apprécie le fait de dessiner, ce qui est important pour moi.
On entend souvent beaucoup d’auteurs expliquer combien c’est éprouvant que de faire de la bande dessinée, que c’est fastidieux, et pour l’instant, pour les livres que j’ai produits, j’ai vraiment pris du plaisir dans le processus de création. Mais aussi, je ne fais pas de crayonnés, généralement, alors …

X. : Oui, on ressent beaucoup de spontanéité dans ton travail …

J.B. : Oui, cela revient à l’idée que quand tu fais un croquis, tu fais quelque chose de plus immédiat que quand tu travailles sur un dessin … jusqu’au point où tu y passes trop de temps, parfois.

X. : C’est intéressant que tu dises ça, parce que tes deux influences principales, Chris Ware et Dan Clowes, ont un style extrêmement appliqué et contrôlé.

J.B. : Je pense que pour eux … ce sont plutôt des influences sur le fait de … de réaliser ce qu’il est possible de faire en utilisant ce medium, en terme de narration, comme … comme Chris Ware a l’histoire de Jimmy Corrigan, mais dans les Acme Novelty il y a beaucoup d’autres choses. Il y a quelque chose de très intéressant dans cela, et … et moi-même j’ai tendance à travailler sur plusieurs projets en même temps, avec différents sujets et … et de savoir que l’on peut utiliser la bande dessinée pour traiter tant de choses différentes est plus important que le processus.
Je pense qu’en ce qui concerne le processus de création, je n’ai pas vraiment d’influence dans la bande dessinée. C’est plutôt quelque chose à quoi je suis arrivé par moi-même, juste … parce que la manière dont je fais mes bandes dessinées, c’est en dessinant dans mes carnets, depuis l’université, avec les mêmes stylos, et les mêmes carnets, et je suis en train de changer ça un petit peu … mais je pense aussi que c’est difficile …
Tu sais, il n’y a pas beaucoup d’information disponible sur le processus de création pour les auteurs de bande dessinée, à moins d’avoir vu des planches originales de Chris Ware, ou d’avoir lu un certain nombre de ses entretiens, il est très difficile de savoir ce qu’il faut pour produire ces pages et …

X. : Et même, si c’était le cas, ce ne serait pas forcément intéressant d’avoir un deuxième Chris Ware …

J.B. : Non. Mais je veux dire, ce qui est bien avec la bande dessinée, de la même manière que l’on peut faire une peinture, il y a différentes manières de … de dessiner, de … avec la bande dessinée, pour faire un livre, il suffit seulement de reproduire les dessins, et la manière dont tu produis les dessins et comment tu en arrives là, ça peut être virtuellement n’importe quoi.

X. : Tu disais que tu menais plusieurs projets en même temps. Quels sont tes projets maintenant, puisque Every girl is the end of the world for me est terminé ?

J.B. : En fait, je l’ai terminé il y a presque un an, et c’est resté dans mes étagères depuis … un de mes projets est en fait un recueil d’histoires courtes, intitulé Cold Little Things. Il y aura quelques histoires de quatre-vingt pages, une histoire de quarante pages, et puis des histoires d’une vingtaine de pages, donc au final ce sera un livre d’environ trois cents pages. Et je dois en être … environ à la moitié.
Et puis je suis aussi en train de travailler sur une version enrichie du recueil de gags I want to be small qui … si tout se passe bien, ça sortira cet été mais on va voir. Et puis je suis en train de faire aussi un livre très simple, plutôt drôle, sur un chat que j’avais quand j’étais enfant, et je … je dessine avec un stylo-pinceau, chaque page décrivant une attitude craquante de chat : un chat qui court après une mouche, un chat qui mordille les orteils, tu sais … le truc gratuit d’un amoureux des chats.
Ce sont mes trois projets principaux. J’ai beaucoup d’autres petites choses, comme des histoires d’une planche pour un magazine, ce que je fais pour l’anthologie Mome de Fantagraphics

X. : As-tu eu des remarques sur ta productivité, vu que tu étais pratiquement inconnu sur la scène il y a deux ans ?

J.B. : Les gens me disent que je produis beaucoup … pour l’instant, je commence un peu à me demander si c’est bien ou non, si j’essaie d’en faire trop ou si je travaille trop vite. Je me mets beaucoup de pression pour produire, et c’est peut-être négatif. Et je pense que plus simplement au niveau du marché, il y a la question de savoir si les gens ont vraiment besoin d’avoir autant de livres de moi. Mais globalement, il me semble que les gens trouvent que c’est quelque chose de positif, je crois.
Les gens veulent plus de bandes dessinées indépendantes, et il n’y a finalement que peu de gens qui en produisent, et … tu as quelqu’un comme Dan Clowes qui sort peut-être un livre par an … et s’il en sortait dix par ans, je les achèterais sans doute tous. Donc j’espère que mon travail ne souffre pas du fait que je produise beaucoup, j’ai … j’ai l’impression que d’ici un an environ, je vais ralentir un peu, mais pour l’instant j’ai encore cette envie de … faire beaucoup de choses, et il y a beaucoup de choses que je veux essayer de faire, alors …

X. : Chris Ware semble t’avoir beaucoup encouragé …

J.B. : Oui, il m’a vraiment beaucoup encouragé. C’est quelqu’un qui m’a … au début, quand Clumsy a été rejeté par tous les éditeurs à qui je l’avais proposé, Chris Ware m’a … m’a encouragé à m’auto-publier, et il m’a mis en contact avec Paul Hornschemeier, qui a joué un rôle très important dans … parce qu’il avait déjà fait beaucoup d’auto-publication, et il savait comment on faisait … et il a fait un boulot incroyable pour m’aider à fabriquer le livre et savoir où est-ce qu’on pouvait le faire imprimer, puis ensuite aller dans des conventions, en faire la promotion et … et puis Chris, même après que je me sois auto-publié, a continué à parler de mon travail et …

X. : Est-ce que ça n’a pas été une pression supplémentaire pour le second livre, lorsque le premier est encensé par Chris Ware ?

J.B. : Eh bien … je ressens plus la pression maintenant, pas vraiment à cause de ça, mais parce que … même si Clumsy a eu son succès, et que mon travail est reconnu et que les critiques ont été positives, récemment il y a eu une chronique de Clumsy qui était très sévère … et ce n’est pas grave, mais je pense qu’il y a toujours de la pression lorsque l’on livre quelque chose au public. Il y a toujours la pression que tu doives … et là maintenant, il y a toujours la pression … je ne sais pas, je me mets beaucoup de pression moi-même, beaucoup de cela vient … non pas de Chris, mais plutôt du travail qu’il produit, ou le dernier numéro de Eightball … que mon travail ne soit en rien proche de ce niveau, et j’essaye d’atteindre ça …

X. : Est-ce qu’il y a des choses que tu aimerais faire, mais pour lesquelles tu ne te sens pas encore suffisamment aguerri ou sûr de toi ?

J.B. : Je ne pense pas que ce soit une question d’avoir l’assurance ou non mais … il y a des choses que j’aimerais faire pour lesquelles je n’ai pas encore réussi à trouver la manière de les aborder. Je pense que … peut-être que je manque un peu de confiance en moi pour faire de la fiction, je ne sais pas … je ne suis peut-être pas très à l’aise avec ça, et puis je n’en ai jamais fait.
Et c’est une direction dans laquelle je voudrais aller, en fait … l’un des livres que je voudrais faire est une fiction basée sur une histoire vraie, et c’est une idée qui traîne dans ma tête depuis un ou deux ans maintenant, et comme je viens de … je ne suis pas prêt à travailler dessus, parce que je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre pour aborder cette histoire.
Je commence à faire ça de plus en plus, de courts récits … le récit pour le second numéro de Mome est un exemple, ou l’histoire du Drawn & Quarterly Showcase où … les deux récits sont basés sur des histoires vraies, mais ce ne sont pas «mes» histoires. Et c’est ma manière de m’essayer à la fiction.
Et en général, oui, faire de la fiction et travailler avec des récits plus longs, ce sont les deux choses que j’aimerais réussir à faire à l’avenir … et je pense que j’y arriverai.

X. : A propos du site The Holy Consumption of Chicago qui regroupe Paul Hornschemeier, Anders Nilsen, John Hankiewicz et toi-même — qu’est-ce c’est au juste ?

J.B. : C’est principalement un groupe d’amis. C’était une idée de Paul à l’origine, et à l’époque, aucun d’entre nous n’avait été publié, nous étions tous à autopublier nos mini-comics, et … Paul a eu l’idée de créer le site Internet pour, d’une part, donner la possibilité aux gens de voir notre travail.
Comme avec les «Services Dominicaux», où chaque semaine l’un d’entre nous met en ligne quelques pages d’un carnet ou d’un projet en cours, et les gens peuvent voir notre travail et se faire une idée de ce à quoi les livres ressembleront au final.
Et c’est aussi un endroit où les gens peuvent acheter nos mini-comics et trouver des choses qui sont difficiles à trouver en librairie. C’est difficile pour nous d’être présents en librairie, parce que, tu sais, il faut démarcher tous ces magasins individuellement et … c’est très lourd.

X. : Et il n’y a pas de collaboration prévue, des choses que vous feriez ensemble ?

J.B. : Il y a … Paul voudrait — je ne peux pas parler pour Anders et John, mais je suis intéressé — Paul voudrait faire un livre avec tous les quatre, qui serait un recueil de carnets de croquis et … comme un Artbook, mais avec beaucoup de choses qui ne sont pas de la bande dessinée, une vitrine pour notre dessin. C’est le livre que l’on aimerait faire …
Mais pour ce qui est des collaborations, Paul et moi-même avions discuté de faire une histoire ensemble il y a très longtemps, mais … je pense qu’il a pris plus d’assurance en tant qu’artiste et dans la manière dont il compte s’y prendre et comment dessiner, et je pense qu’il veut la faire maintenant.
Pour moi, les collaborations sont un peu … j’en ai un peu peur, surtout qu’aux Etats-Unis, la plupart des créateurs de bande dessinée indépendante sont très … très individualistes dans la manière dont ils envisagent un projet.

X. : Que penses-tu de l’état actuel de la scène indépendante ?

J.B. : Ca s’améliore. Je pense que, peut-être, il y a eu beaucoup de bruit autour de certains artistes qui ont signé des contrats avec des grands éditeurs, et … ça m’inquiète un peu, je ne suis pas sûr que … qu’il y a suffisamment de bon travail pour soutenir le genre d’attention que cette scène reçoit actuellement, mais en même temps c’est bien parce qu’il y a beaucoup de travaux de qualité qui vont être proposés au public. Et des gens qui généralement ne savent rien de la bande dessinée indépendante, ces gens vont pouvoir découvrir ces choses.
Et il y a beaucoup de … une nouvelle génération montante, qui arrive derrière ma génération, il y a des gens très intéressants, des jeunes artistes avec des travaux de qualité. Donc … donc je suis plutôt optimiste, mais je ne pense pas que … tu sais, que cela soit déjà gagné.

Entretien réalisé le 2 Février 2006 à Paris.

Entretien par en février 2006