Kaneko Atsushi

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En six volumes d’un Bambi à tombeau ouvert, Kaneko Atsushi s’est taillé une place de choix au panthéon des auteurs résolument punk. Visiblement peu décidé à rentrer dans le rang, il a depuis enchaîné avec SOIL, un récit tout en ambiance et en mystère. Rencontre avec un manga-ka en marge.

Xavier Guilbert : Ce qui frappe toujours au premier abord dans votre travail, c’est évidemment le style de dessin. C’est un style unique au sein de la bande dessinée Japonaise, où l’on sent beaucoup l’influence Américaine dans le trait. Pour moi, cela évoque des noms comme Charles Burns ou Coop…

Kaneko Atsushi : Depuis toujours, j’écoute du Prog-Rock ou du Punk. Et il y a un univers visuel particulier qui y est attaché — les posters, les jaquettes de CD, toutes ces illustrations, c’est du Prog-Art. Quand j’ai commencé à dessiner des manga, bien sûr, je me suis demandé quel style adopter. Et comme je n’étais pas un fan de manga «normaux», j’y ai plutôt mis ce que moi j’aimais.

XG : Et cette différence ne vous a pas posé de problème lorsque vous avez débuté ?

KA : Pas vraiment. En fait, quand j’ai débuté … bien sûr, ça a pris beaucoup de temps, mais bizarrement, c’est à cause des histoires. Comment dire ? J’avais beaucoup d’histoires qui avaient une morale, et c’est ça qui gênait les éditeurs.

XG : Donc ce n’était pas le style, mais aussi vos choix narratifs ?

KA : Oui.

XG : Et ce n’était pas difficile de proposer aux éditeurs quelque chose qui n’entrait pas dans le moule ?

KA : Pas vraiment. En fait, j’ai sorti mes premiers livres chez Enterbrain, qui est un éditeur très flexible, et mon responsable éditorial était très ouvert. Que je fasse quelque chose de différent ou d’intéressant, il écoutait mon avis, et je n’ai jamais eu de problème.

XG : C’est super.

KA : Oui, c’est vraiment une situation idéale.

XG : Pour revenir à vos livres — au-delà du style, on y trouve aussi beaucoup de références Américaines, que ce soit la musique ou les films d’horreur.

KA : En effet, j’essaie de mettre ce que j’aime … particulièrement dans Bambi, où on retrouve vraiment toutes mes passions, c’est comme ça que je l’ai dessiné. Avec tout ce que j’aime depuis toujours.
Et pour ce qui est des visuels, c’est toujours l’envie de m’amuser avec cette histoire qui présidait. Comme pour l’énorme Gabba King, ou encore le type qui enfile une tête de cochon … comment dire ? J’avais envie de jouer avec cette image. Et petit à petit, ce genre de chose s’est retrouvé dans l’univers de Bambi, ce qui fait que je l’ai construit en basant sur ce que j’aime.

XG : Oui, et même si on retrouve certains éléments dans vos livres précédents,[1] on dirait que Bambi est une œuvre particulière à ce sujet…

KA : C’est vrai, mais il n’y a pas que ça. Avec Bambi, le nombre de mes lecteurs a commencé à augmenter. Et avec ces nouveaux lecteurs, les choses ont commencé à bouger — on m’a envoyé des CDs, et il y a eu un Live Arts Event, dans lequel Bambi apparaissait, et c’était la première fois pour moi que je sentais la possibilité d’être au centre de quelque chose, et ce dynamisme, je l’ai mis dans mon récit.

XG : En effet, Bambi était très libre — et du point de vue du contenu du récit, il n’y a jamais eu de problème ? Du genre, «cette séquence n’est pas acceptable», ou bien, «il faudrait changer ça» … avec des sujets particuliers, ou des images trop fortes.

KA : J’ai sans doute beaucoup de chance, mais mon éditeur m’a toujours compris et en dehors des relances pour tenir les délais, je n’ai jamais eu de remarques sur le contenu de mes histoires.

XG : Cette liberté, c’est parce que vous êtes chez un éditeur relativement petit ?

KA : Oui, c’est sûr. Il y a des travaux que les grands éditeurs ne pourraient pas publier.

XG : La «punk attitude» est très présente dans Bambi. Cela me fait penser au travail de Inoue Santa, avec son univers Hip-Hop. Mais à lire ce qu’il fait, on peut se demander s’il est capable de créer quelque chose en dehors de Tokyo Tribe. Alors que pour vous, après Bambi, vous avez fait SOIL, dans lequel on ne retrouve pas (ou seulement très peu) cette «punk attitude» …

KA : Si l’on peut dire, Bambi, c’est du Garage Punk, alors que SOIL, c’est de l’Alternative — d’un point de vue musical, quelque chose comme du Noisy Industrial. (sourire) J’ai en moi plusieurs centres d’intérêt, et j’essaie de les utiliser pour en produire des choses différentes.

XG : J’ai le sentiment que, depuis vos premiers récits, vous avez évolué non seulement dans vos thèmes, mais aussi dans la structure de vos histoires. Beaucoup de récits courts, au début, puis Bambi, qui au départ est un «road-manga» qui enchaine les petites séquences, et qui en cours de route devient plus structuré avec les trois tueuses, pour culminer avec SOIL où la structure de l’histoire est essentielle, puisqu’il y a une énigme à résoudre sur laquelle tout repose. Cette progression, c’est parce que vous avez gagné en confiance, ou parce que vous vouliez vous lancer dans des récits plus complexes ?

KA : Quand j’ai commencé à dessiner, j’avais une idée de la manière de faire. Pour Bambi, même si cela semble différent en apparence, je voulais utiliser les techniques des manga très «manga» — il y a une héroïne, à qui il arrive des choses, et le récit s’attache à suivre tout ça. Avec tout le dynamisme du manga, pour les ambiances, les réactions, que j’ai pu utiliser librement.
Mais tandis que Bambi était très libre dans sa construction, à l’inverse, pour SOIL, je voulais écrire une histoire dont le déroulement était fixé dès le départ. Pour les récits qui reposent sur des énigmes, ceux dont le mystère résiste sont les plus intéressants, et je me demandais si je pouvais être capable d’en écrire un. Mais pour faire cela, il fallait de la préparation, et après avoir fini Bambi, j’ai pris environ six mois pour mettre en place le scénario, et ensuite j’ai commencé à dessiner SOIL.
Ceci dit, avant SOIL, je n’avais jamais eu cette liberté. Comment dire ? Je m’étais toujours senti le besoin d’avancer, encore et encore.

XG : Donc pour SOIL, la conclusion est déjà prévue ?

KA : C’est ça.

XG : On en est au cinquième volume publié, combien devrait-on en avoir pour le récit complet ?

KA : Sans doute sept volumes. Avec Bambi, en l’écrivant je me demandais où je pouvais aller ensuite, j’étais inquiet de savoir si ça allait fonctionner. Alors que pour SOIL, c’est beaucoup plus tranquille, pas de problème, je n’ai qu’à dessiner ce qui a déjà été prévu.

XG : Pour SOIL, je trouve que le dessin se révèle plus délié, ça se voit à des petites choses au niveau du trait, comme pour contrebalancer l’histoire qui suit un déroulement fixé à l’avance. On sent que vous prenez plaisir à dessiner, est-ce que vous avez l’impression d’être arrivé à une certaine maîtrise ?

KA : Oh non, absolument pas ! (rire) Quand je regarde quelque chose que j’ai dessiné, que ce soit pour Bambi ou pour SOIL, je suis toujours un peu déçu, et j’ai tout de suite envie de corriger mes maladresses. Mais bon, j’espère quand même que je progresse au fil des livres …

XG : Il y a une autre rupture, entre Bambi et SOIL. D’un côté, Bambi montre un Japon très fortement transformé par des influences américaines, mais pour SOIL, on est beaucoup plus dans un Japon presque réaliste…

KA : Ce n’est pas forcément quelque chose que je visais. Mais pour Bambi, je n’avais pas de trame précise, j’improvisais. Pour SOIL, l’histoire et les personnages sont bien définis, et ça me permet de mettre plus de détails, et c’est alors plus facile d’utiliser des choses réelles.

XG : Quels ont été vos sources d’inspiration pour SOIL ? J’y retrouve beaucoup de l’univers de David Lynch, avec l’irruption de forces qui ne sont pas de notre monde, et une ambiance particulière …

KA : Comment dire ? … Au début, je suis parti du thème des reliques. Avec l’image que les premières reliques étaient d’inspiration sexuelle — avec une dimension magique. Et partant de là, j’ai commencé à construire mon récit. Mais si c’était le point de départ, au fur et à mesure que j’avançais, c’en est venu à englober des thèmes beaucoup plus larges. Et les reliques se sont retrouvées simplement à l’origine des situations marquantes.

XG : On l’a dit, Bambi ne ressemble pas aux autres manga, et même s’il parle d’un Japon plus réel, SOIL ne s’inscrit pas vraiment dans la tradition du manga d’horreur. En fait, il n’y a pratiquement aucun manga-ka qui vous ressemble. Ca ne vous manque pas ?

KA : Non, en fait, pas du tout. En fait, si mes manga sont différents, c’est que je ne lis quasiment pas de manga japonais, donc je ne les connais pas. Donc c’est normal qu’il n’y ait pas de ressemblance.

XG : Vous dessinez ce qui vous plait, donc.

KA : C’est ça. Pour être tout à fait honnête, il y a peu de manga-ka dont le travail m’intéresse. Même s’il y a beaucoup de manga-ka parmi mes amis (rires).

XG : Avec votre style qui n’a rien de Japonais, vous n’avez jamais été tenté de faire quelque chose pour les US ou l’Europe, des collaborations ?

KA : Actuellement, non, mais … j’ai réalisé un film, il y a peu de temps. En fait, c’était un court métrage, une sorte de recueil…[2]

XG : Avec quatre réalisateurs, c’est ça ?

KA : Oui. Ce qui m’attire dans le cinéma, c’est le mélange des créativités. Mais pour ce qui est du manga, j’ai toujours travaillé seul, en choisissant de faire ce qui me plaisait, sans qu’une autre personne vienne proposer sa vision.

XG : Vous avez l’habitude de travailler seul, et donc une collaboration …

KA : … ne m’intéresse pas vraiment, non. Il y a des chances que ça m’énerve, en fait. (rire)

XG : Vous avez toujours eu envie de faire du manga ?

KA : Oui, j’ai toujours eu envie d’en faire, mais quand j’ai commencé, en réalité j’aurais aimé faire du cinéma. Mais bon, l’occasion ne s’est pas présentée. (rire) Et au fur et à mesure, l’envie de faire du cinéma a progressivement disparu, et c’est alors que finalement, j’en ai eu la possibilité. Et tout d’abord, ça ne me disait rien — mais c’était un vieux rêve, et j’étais un peu obligé (rire). Et finalement je me suis lancé dedans.

XG : Et est-ce que votre expérience dans le manga — ça fait combien de temps, pas encore vingt ans ?

KA : Non, pas encore vingt ans, mais … quinze ans, oui.

XG : Donc est-ce que ces quinze ans d’expérience de manga-ka vous ont été utiles dans la réalisation d’un court-métrage ? Au niveau de la manière de raconter, de mettre en scène ?

KA : Au début, je pensais que le manga et le cinéma fonctionnaient fondamentalement de la même façon, puisqu’on y combine l’image et le texte. Et c’est pourquoi j’espérais devenir réalisteur. Quand c’est arrivé, j’ai abordé ça de la même manière que pour en manga, en dessinant un storyboard scène par scène. Et je me suis aidé de ça pour expliquer ce que je voulais.

XG : Pour partager votre vision…

KA : Tout à fait. Je savais que je pouvais le faire en manga, puisque je l’avais fait avec mes livres, et donc je me suis appuyé là-dessus pour le film.

XG : Quels sont vos projets après SOIL ?

KA : Euh … après SOIL, j’aimerais réaliser un autre film.

XG : Un long métrage ?

KA : Oui, un long métrage cette fois. Et pour ce qui est du manga, au niveau histoire — je n’ai rien de prévu, car il me reste encore beaucoup de travail sur SOIL. Mais ce sera sans doute comme quand j’ai terminé Bambi et que j’ai commencé SOIL — j’essaierai encore de surprendre mes lecteurs.

[Entretien réalisé le 27 Janvier 2007, durant le Festival d’Angoulême.]

Notes

  1. Les recueils Atomic ?, R et la trilogie des B.Q. The Mouse/Fly/Roach Book, tous publiés par Beam Comix à l’exception de R, publié chez Shôdensha.
  2. Il s’agit de Mushi, l’une des quatre nouvelles d’Edogawa Rampô adaptée à l’écran pour le compte du film Rampô Jigoku («L’Enfer de Rampô»), sorti en salle au Japon en Novembre 2005.
Entretien par en septembre 2007