La Revue Dessinée

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Depuis deux ans, les revues de bande dessinée connaissent un renouveau, que ce soit sur la toile ou sur papier: avec l'hebdomadaire Mauvais Esprit, Professeur Cyclope le mensuel, Aaarg le bimestriel, et enfin La Revue Dessinée en mode trimestriel, les auteurs reprennent la main et se lancent. Bâtie autour de l'idée d'aborder «enquêtes, reportages et documentaires en bande dessinée», La Revue Dessinée présente la particularité d'exister à la fois en librairie et sur tablettes. Au moment où sort son troisième numéro, l'occasion de faire le point sur l'expérience.

Xavier Guilbert : Pour commencer — j’ai vu le projet être annoncé assez tôt, et puis cela a été suivi par une longue maturation…

Olivier Jouvray : La première annonce, c’était à Angoulême 2012. Donc effectivement, il y a eu un temps de maturation. Six mois auparavant, on était tous — enfin, une partie en tous cas : il y avait Franck Bourgeron, Sylvain Ricard, Kris et moi-même, on était au Festival de Darnetal à côté de Rouen, et moi j’étais en train de fumer mon clope dehors, juste après le repas, et Franck, Sylvain et Kris viennent me voir en me disant : « écoute, on voudrait te parler d’un projet, on est en train de réfléchir. On pense que la bande dessinée de reportage, il y a vraiment un truc à faire. On aime la presse, on aime le magazine, on aimerait bien monter un magazine de reportage en bande dessinée — en numérique. » J’ai bien compris qu’ils venaient me voir parce que eux, ce sont des billes en informatique, et que moi je tripote un peu ce genre de matériel depuis pas mal de temps. Le projet était tellement séduisant, et ce sont des copains de dix ans, donc l’idée de monter un projet avec eux, c’était cohérent. A la fois parce que j’avais envie qu’il se passe quelque chose, et puis à la fois parce que cela faisait plusieurs années — j’ai fait cinq ans au Syndicat des Auteurs de Bande Dessinée, et pendant cinq ans j’ai gueulé contre un certain nombre de pratiques de la part des éditeurs, de la profession, etc. et il y a un moment où on se dit : contester, c’est important ; construire, c’est important aussi. Donc on s’est dit : allez, on y va, on va réfléchir.
Pendant les six mois qui ont suivi, on a rajouté Virginie Ollagnier, mon épouse, qui nous a rejoint en tant qu’écrivain et responsable des libraires, et puis il y a David Servenay, journaliste, qui nous a rejoint aussi. On s’est retrouvés à six fondateurs, à discuter pendant six mois du concept, de ce qu’on fait, de comment, de pourquoi, avec une décision très rapide qui est arrivée, non pas de cacher l’information en attendant, au cas où, etc. mais au contraire de se déclarer, de faire son coming-out : on va devenir éditeurs de magazine. Et on l’a annoncé, donc, à grand renfort de cartes de visite et de flyers, pendant Angoulême 2012, et là on a eu un gros coup de pot : ce cher Guy Delisle a eu le bon goût d’avoir le Prix du Meilleur Album, ce qui fait que toute la presse présente a voulu faire des reportages sur la bande dessinée documentaire, la bande dessinée du réel, et après avoir interviewé tous Guy Delisle, ils se sont tournés vers nous. Donc on a bénéficié d’une grosse couverture presse à ce moment-là.
On a eu ce coup de bol, alors que le projet n’était qu’à son statut d’idée, avec un projet uniquement numérique. C’était assez rigolo de voir que ça a démarré comme ça, surtout qu’on a eu très rapidement une écoute attentive de la presse, mais aussi des auteurs, des éditeurs — tout le monde était interpellé par notre projet. Ce qui fait que très rapidement, il y a des investisseurs qui sont venus nous voir, en nous disant : « voilà, on a des moyens, on adore la bande dessinée, on a envie d’investir dans votre projet, comment on fait ? »

Xavier Guilbert : Donc en gros, ce que tu me dis, c’est que quand naît l’idée, d’une part vous n’avez pas de journaliste dans l’équipe, il n’y a que des auteurs de bande dessinée…

Olivier Jouvray : Non, c’est une initiative d’auteurs, oui.

Xavier Guilbert : Et ensuite, vous vous lancez dans le truc sans forcément avoir de financement ou de soutien. En fait, ça s’agrège au fur et à mesure — ça vient de rencontres fortuites, ou d’une démarche volontariste de votre côté ?

Olivier Jouvray : Non non, ça s’est fait — ce sont des rencontres fortuites, c’est le fait que le milieu de la bande dessinée, c’est un milieu assez petit, et que les auteurs de bande dessinée de reportage dans le milieu de la bande dessinée sont assez identifiés. Entre Davodeau, Lepage, etc. qui eux ont déjà des contacts avec des journalistes. L’information a vite circulé, et des gens sont venus nous voir, discuter avec nous, nous faire des propositions. Donc ça s’est construit tout seul, au départ.
Après, nous, on est des auteurs. Monter des entreprises ou des choses comme ça, ce n’est pas forcément notre culture. Franck Bourgeron avait déjà monté une boite dans les années 80 ; Sylvain Ricard avait bossé chez Sanofi-Aventis pendant longtemps, donc le milieu des grosses entreprises et des investisseurs, c’est un langage qu’il est capable de connaître. Moi, je ne savais pas, je croyais qu’un trader, un investisseur, un financier, un chef d’entreprise, c’est souvent des gens qui sont présentés comme le diable à la télévision. (rire)
Donc je suis allé rencontrer des investisseurs professionnels, des gens dont c’est le métier, pour leur demander comment ça marche. C’était assez drôle, parce que le choc culturel était assez violent. Quand je lui ai dit : « on n’a pas de thune, parce qu’on est des auteurs pauvres, et qu’on veut monter une boîte », il m’a dit : « c’est pas grave, monter une entreprise, ça ne demande pas beaucoup d’argent, la semaine dernière, j’en ai monté une avec 20 000€, c’est possible. » Et je lui dis : « euh, mais — je n’ai pas d’argent. 20 000€, pour moi, c’est un an de salaire ! » Donc là, il m’a demandé de lui expliquer un petit peu ce que c’était mon travail d’auteur. Il m’a pris pour un dingo — quand il a compris ce que c’était qu’être auteur de bande dessinée, il m’a dit : « mais vous êtes fou. C’est ultra-libéral, votre métier. » (rire) Et après, il m’a dit : « Monter une entreprise, il faut de l’argent. Et si ce n’est pas le vôtre, c’est encore mieux. »
C’est pour ça que d’un seul coup, on est retournés voir ces investisseurs qui nous avaient contactés, qui sont des vrais passionnés de bande dessinée, et qui avaient une volonté non pas de récupérer des dividendes ou je ne sais quoi, en tout cas de faire un bon coup financier — sinon, ils ne seraient pas dans la bande dessinée, ça se saurait (rire). Ils avaient vraiment envie de nous aider, de nous soutenir, parce qu’ils trouvaient le projet super. Après, il y a des particuliers qui nous ont rejoint aussi en nous disant que ça les intéressait, et puis les éditions Futuropolis nous ont proposé d’être notre partenaire.

Xavier Guilbert : Là, on est dans l’aspect technique de la montée du projet. Quand est-ce qu’apparaît une ligne éditoriale ? A quel moment vous précisez ce que vous voulez faire, dans quel format ? L’idée d’une revue plutôt qu’une collection ?

Olivier Jouvray : La revue, c’était dès le début. Au début, c’est un projet exclusivement numérique, et puis on est quelques-uns dans le groupe à s’être dit : on n’a pas envie de se couper du papier, on a envie de travailler avec les libraires. Parce que finalement, les seuls qui soutiennent la bande dessinée vraiment, aujourd’hui, au niveau commercial, ce sont les libraires. On a donc réfléchi à la question papier, et plus on avançait dans les discussions, plus on se disait : on va faire un magazine papier, et le numérique sera en parallèle — ce n’est pas un projet numérique d’abord, parce que le numérique… moi, j’ai fait dix ans de création de site Internet, j’ai travaillé sur des sites comme 8comix, j’ai travaillé pour le syndicat sur la question des droits numériques, donc je savais que le marché du numérique, c’était un truc de l’ordre de la recherche et développement, mais pas du projet industriel. Donc c’était dangereux.

Xavier Guilbert : Il y a une visibilité de l’objet physique, on peut le rencontrer par hasard sur une table — alors que le numérique peut complètement rester en dessous du radar.

Olivier Jouvray : Oui, oui. En fait, il y a deux étapes : le principe de faire une revue, c’est parce qu’une revue, c’est une ergonomie de lecture qui est particulière. Un magazine, on l’achète parce que l’on est attiré par un, deux ou trois sujets, mais pas forcément tous. Jamais tous. Mais on commence à le lire, puis on le pose sur la table de nuit, ou sur la table basse du salon, on l’oublie quelques jours, puis on le reprend parce qu’on a un petit moment, et puis on se dit : tiens, ça je ne l’ai pas lu, mais peut-être que c’est intéressant. Et c’est là que l’on commence à découvrir des sujets qu’on n’avait pas imaginés. J’aime bien ça. En plus, le format trimestriel, le format « Mook » — « Magazine-book », cette chimère entre le magazine, la presse jetable, et le livre collectionnable, je trouvais que c’était une invention extrêmement remarquable et intelligente. On a voulu se mettre dans les rails de cette mouvance.
La deuxième chose, c’est le livre. Quand on achète un livre, on n’achète pas le contenu : le contenu d’un livre, il est gratuit. Sinon, on n’aurait pas de bibliothèques et de médiathèques, sinon, je n’aurais pas le droit d’aller chez un copain lui emprunter un bouquin et puis de le lire, je n’aurais pas le droit d’aller dans une librairie feuilleter. Le contenu est gratuit, il est d’accès gratuit ; ce qu’on vend, c’est l’objet. L’objet qu’on collectionne, qu’on met dans sa bibliothèque personnel — qui est un peu son Facebook personnel, parce que quand on a des gens qui viennent chez nous, on leur permet un petit peu de regarder qui on est à travers notre culture, les bouquins qu’on a lus. Donc c’est tout un ensemble de « services » proposés par le livre qu’on achète. C’est pour ça qu’on est prêt à le payer si cher.
Alors qu’en numérique, on redescend au niveau du gratuit, ou du jetable, ou du temporaire, de l’éphémère, des choses comme ça. Ce n’est pas parce qu’on a un support avec un document qu’on a téléchargé que dans six mois, dans un an, dans deux ans, j’aurai peut-être changé de matériel, les formats auront changé. Les fichiers que j’avais sur mes ordinateurs il y a cinq ans, ils n’existent plus. Le nombre de photos que j’ai perdues, avec les disques durs qui crashent ou des trucs comme ça. Donc le seul support qui a de la valeur et qui va me survivre en plus, en tant que « collectionneur », c’est le livre, c’est cet objet livre. Et dans la culture, s’il n’y a pas d’objet, il manque quelque chose. On l’a bien vu en musique, à partir du moment où tout s’est virtualisé, ça a posé des gros problèmes.
On est arrivés très vite à la décision de faire un beau bouquin, parce qu’on aime les bouquins, on aime ça. On aime les proposer, les partager, les offrir.

Xavier Guilbert : Et sur l’aspect ligne éditoriale ?

Olivier Jouvray : Sur la ligne éditoriale, ça a été une longue discussion assez compliquée. Pendant longtemps, tout le monde nous disait : mais c’est quoi votre ligne éditoriale ? Et on était bien emmerdés pour répondre, parce qu’on n’est pas journalistes, donc une ligne éditoriale, ça veut dire quoi ? C’est une thématique, c’est quoi ? Puis finalement, à force de construire le projet, des gens ont commencé à nous dire : ce qui est bien avec vous, c’est que votre ligne éditoriale est bien définie. On ne s’en est même pas rendu compte. En fait, notre ligne éditoriale, c’est du reportage en bande dessinée. C’est la manière de présenter les sujets. Après, on a affiné, en se positionnant par rapport à d’autres médias.

Xavier Guilbert : Pas par rapport à d’autres pratiques ? Parce que quand tu parles de reportage en bande dessinée, il y a deux auteurs qui me viennent : Joe Sacco, forcément, qui est emblématique parce que fondateur…

Olivier Jouvray : Il y a Sacco qui fait du vrai reportage. Il a un comportement de journaliste qui va faire de l’investigation. Il interroge les gens, il interviewe, etc. On a Lepage, par exemple, qui lui part à Tchernobyl ou sur les Îles Kergelen, il a l’occasion d’aller à un endroit avec des gens qu’on n’aurait jamais nous l’occasion de croiser, et il nous raconte une expérience en s’intéressant à une expérience humaine.

Xavier Guilbert : Ce que je notais, c’est la différence qu’il pouvait y avoir entre d’un côté le témoignage, et de l’autre le reportage. Et une approche qui mélange les deux, puisque Sacco a toujours en tête qu’il est présent, et que la manière dont il perçoit les choses et la manière dont il interagit avec les gens va modifier également comment il va restituer les choses.

Olivier Jouvray : Exactement. Avec la question de : est-ce que moi, auteur, je me représente dans les planches pour attester ma présence — je témoigne et j’étais là. Il y a le documentaire purement « didactique » où on est dans le schéma explicatif. On a aussi Guy Delisle, par exemple — c’est encore un truc particulier. Dans Chroniques de Jerusalem, il va à un endroit où je n’irai peut-être pas en vacances, mais il n’interroge pas forcément les gens. Il n’est pas dans l’interview, il se promène, il regarde, et il montre. Il n’est même pas dans un témoignage d’expérience personnelle, il nous autorise, en fait, à être avec lui, pendant cette expérience-là. Et c’est très important, parce qu’il y a des gens qui disent que ce n’est pas un travail de journaliste. Oui, mais pour moi, le problème israélo-palestinien, c’est compliqué parce que ce sont des pays qui sont devenus imaginaires. Ils n’existent plus. Ils sont tellement présentés comme des pays qui s’entre-tuent qu’on se dit, au bout d’un moment : « mais ça ne peut pas exister, les pays où les gens passent leur temps à se tirer dessus, à se faire exploser… » Le fait que Guy Delisle soit là-bas, et qu’il atteste que ça existe, il y a des gens qui vivent, qui s’aiment, qui se détestent — il va regarder et montrer des choses qu’on n’a jamais vu, et ça redonne une réalité encore plus forte qu’un reportage photo. C’est assez étrange.

Xavier Guilbert : Je pensais à un autre auteur qui était pour moi — pas à l’opposé de Joe Sacco, puisque ce qu’il fait est intéressant aussi, c’est Philippe Squarzoni. Sacco a une volonté quelque part de neutralité ou de compréhension, alors que Squarzoni est pour moi dans une approche très militante, parfois dogmatique, ce qui est aussi la limite de son travail.

Olivier Jouvray : Il a un propos plus éditorial. Il assume totalement son point de vue…

Xavier Guilbert : Politique, même.

Olivier Jouvray : Oui, tout-à-fait politique.

Xavier Guilbert : Mais quand on commence à faire du reportage, la question du politique n’est jamais très loin. Et vous, par rapport à ça — vus les sujets que vous abordez dans les premiers numéros : le trafic d’armes, la question des gaz de schiste, ce sont des sujets qui ne sont pas neutres, et qui tout de suite touchent au politique et forcent un positionnement.

Olivier Jouvray : On essaye. C’est clair que là où je veux en venir, c’est qu’en terme d’éditorial, on a envie beaucoup d’orienter La Revue Dessinée sur du reportage d’investigation, de l’enquête. On n’a pas envie de faire du reportage exotique, de voyage-découverte, les mystères de l’étranger lointain du type Albert Londres, Joseph Kessel, des choses caractéristiques d’une époque où le monde entier restait à découvrir. On a vraiment envie d’avoir un positionnement beaucoup plus — aller chercher de l’information. Parce qu’on considère que si on a un rôle à jouer, c’est dans la compréhension du monde. Parce qu’on est couvert d’information du matin au soir, on a l’impression d’être toujours informé, mais on a aussi l’impression de ne jamais rien comprendre, parce qu’il nous manque toujours un élément de compréhension, on n’a jamais le temps vraiment de se poser, ça passe… l’info passe et disparaît aussi vite qu’elle est arrivée. Une espèce de boulimie d’info qui n’a pas forcément beaucoup de valeur.
On pense que comme on est dans l’écrit et dans le dessiné, et avec un magazine qui se collectionne, qui se garde, on est plus dans l’information de compréhension, dans l’information de décryptage. Ce qui se passe derrière, dans les coulisses. C’est une volonté très importante.
D’un point de vue politique, on ne peut jamais éviter que, à travers un reportage, il y ait une tendance qui se dessine. Mais la tendance se dessine surtout parce que, dans les reportages qu’on présente, dans la recherche d’une information, on se retrouve très rapidement face à des comportements, des attitudes, des choses qui sont difficiles à accepter, qui sont scandaleuses, qui sont révoltantes. Et le positionnement est plus humaniste que politique. Du point de vue du respect du peuple, d’un certain nombre de valeurs démocratiques, forcément, il y a un positionnement.
Mais le politique, on n’a pas envie d’un positionnement politique. On ne veut pas de propagande, on ne veut pas faire la morale. Quand dans l’artistique, il y a de la morale, cela devient de la propagande. C’est là où il faut qu’on fasse gaffe.

Xavier Guilbert : Je ne sais pas si l’auteur est plus présent dans le dessin que dans l’écriture — mais il me semble que le journalisme a une tradition d’écriture. On parle du « gonzo journalism » de Hunter S. Thompson, qui brusquement, fait rentrer une approche complètement différente dans le journalisme, mais c’est bien parce que lorsque l’on lit Le Monde, Libération ou Le Figaro, il y a un ton journalistique un peu détaché, un peu distant, un peu compassé par moment. Dans la bande dessinée, j’ai l’impression que c’est moins établi, et le côté personnel est plus présent. On reste quand même dans une démarche d’auteur, ce qui est plus rarement le cas dans le discours journalistique, avec ce registre établi. Alors que quand je lis du Davodeau, par exemple, je sais qu’il est là, que c’est lui, et j’ai la réminiscence des choses que j’ai lues de lui auparavant.

Olivier Jouvray : En fait, le dessin — je suis prof de bande dessinée à l’école Emile Cohl à Lyon, et je dis souvent à mes élèves : vous n’êtes pas à l’école Emile Cohl, vous êtes à l’école de Poudlard. Vous êtes à l’école des sorciers, ici — parce que ce qu’on vous apprend, ce n’est pas un artisanat quelconque, c’est un tour de magie. Le dessin, c’est un tour de magie. Parce que si je te prends en photo, c’est toi sans être toi : je fige un moment que tu reconnais, c’est ton visage, mais ce n’est pas forcément ce qui te caractérise. Si je te dessine — bon, je suis un mauvais dessinateur, ce n’est peut-être pas un bon exemple — mais si un dessinateur qui sait dessiner te dessine, et que tu prends le dessin et que tu te reconnais, ce n’est pas parce que il y a un procédé mécanique qui a reproduit la lumière que ton visage renvoie, c’est parce que cet illustrateur a détecté chez toi ce qui te caractérise. Il a été obligé de t’observer, et de faire le tri dans tout ce qui compose ton visage, sur ce qui va faire ta particularité. Donc quelque part, il atteste de manière impossible à contester que tu existes vraiment, que c’est toi et tu te reconnais.
C’est un procédé qui est quand même assez extraordinaire : c’est le pouvoir magique du dessin. Et donc un auteur qui fait de la bande dessinée de reportage et de documentaire, il ne peut pas juste passer quelque part, se faire une petite idée, puis le raconter comme ça comme ça lui vient. Il a une nécessité d’observer de manière chirurgicale son sujet. Il doit regarder ce que les autres ne regardent pas. Il doit faire le tri dans ce qui va caractériser un sujet. Il doit avoir une acuité visuelle particulière, qui ensuite passe par le filtre de sa personnalité, parce qu’il va trouver le moyen de transmettre non seulement une information, mais une émotion.

Xavier Guilbert : C’est vrai pour certaines des choses qui sont dans La Revue Dessinée, qui relèvent de la démarche d’un auteur. Mais j’ai vu aussi d’autres textes qui se rapprochent plus de la vulgarisation, comme celui de Jean-Marc Manach et Nicoby sur les écoutes ; je pense aussi au document sur le gaz de schiste dans lequel on est sur une enquête moins personnelle et beaucoup plus technique. Comment est-ce qu’on se positionne par rapport à ça ? En particulier pour le sujet de Manach, pour lequel il existe déjà un livre, et où on est donc plus dans la vulgarisation que dans l’enquête proprement dite.

Olivier Jouvray : Je ne suis pas tout-à-fait d’accord. Pour moi, le terme de vulgarisation ne fonctionne pas forcément là-dessus. Disons que quand on a une information à transmettre, on choisit un langage. Le langage, c’est quelque chose qui est vivant, qui est construit de manière à avoir des mots, des phrases, des espaces entre les mots, des ponctuations… Je fais un cours sur l’évolution du langage et de l’écriture à mes élèves pour leur dire : au début, l’écriture, ce n’étaient que des capitales, il n’y avait pas d’espace entre les mots, pas de paragraphe, pas de ponctuation, et on ne transmettait qu’une information. A partir du moment où on a créé une ponctuation et des espaces entre les mots, des accentuations, on a transmis non plus seulement une information, mais une émotion. Donc il y a une connexion qui se fait avec l’auteur. Par exemple, le point d’exclamation a été intégré dans l’écriture française pour permettre de comprendre les intonations de la langue italienne, qui était arrivée dans la langue française.
En bande dessinée, c’est pareil. Le découpage, les positions des bulles, les positions des personnages, tout cela ce sont des formes de ponctuation, c’est une grammaire de la bande dessinée. Même pour un documentaire sur le gaz de schiste, où il y a une ligne claire, un côté très technique, il y a quand même cette transmission d’un rythme, d’une mélodie propre à l’auteur, qui, qu’on le veuille ou non, transmet une forme d’émotion ou en tout cas un ressenti. Il y a des fois où c’est très présent, parce que dans la représentation des personnages et de leurs attitudes et de ce qu’ils ressentent, on sent que l’émotion est primordiale pour transmettre l’information. Pour le gaz de schiste, c’est plus une information, mais l’émotion passe quand même dans la manière qu’il a d’écrire. Disons que c’est l’intonation, les intonations choisies par l’auteur qui permettent de transmettre ce qu’il a envie de transmettre.
Après, on ne connait pas tout des mécanismes de la bande dessinée, et de la bande dessinée documentaire. C’est là où, dans notre démarche, on sait ce qu’on veut, mais on sait aussi qu’on doit expérimenter. Par exemple, le reportage dans le premier numéro sur les dernières heures de Salvador Allende pendant la prise de pouvoir par Pinochet il y a quarante ans au Chili, le travail de Jorge Gonzales, auteur argentin qui vit à Madrid et qui a travaillé sur les textes d’Olivier Bras — je me posais des questions, quand j’ai vu son dessin qui est très proche de la peinture et très particulier. C’est un dessin incroyable mais pour moi, en tant que professionnel de la bande dessinée, je me suis dit que pour des gens qui ne sont pas initiés au dessin, ça risquait d’être complètement perturbant. Et finalement, c’est un des reportages qui a été le plus apprécié. C’est pour ça que je parle de tour de magie : il y a quelque chose qui passe, qui est de l’ordre de l’incompréhensible, et qui permet à des gens d’être complètement touchés par ce sujet-là.
Et pour le gaz de schiste, il y a des gens qui m’ont dit : « houlala, c’est âpre, c’est difficile à lire, ça demande beaucoup de concentration », et d’autres gens m’ont dit : « j’ai adoré ce reportage, parce que je suis rentré facilement dedans. » Comme tout bouquin, c’est le lecteur qui décide de la manière dont il va absorber l’information.

Xavier Guilbert : Au niveau des choix, des projets qui vous sont proposés — j’ai lu que vous aviez beaucoup de propositions et que vous étiez obligés de faire un tri. C’est fait comment, en comité ?

Olivier Jouvray : Oui, il y a une discussion. Chaque fois que quelqu’un nous propose un sujet, les six fondateurs, on reçoit tous l’information. On regarde, on lit, on donne nos avis. Ensuite, la décision finale est prise par Franck Bourgeron, Sylvain Ricard, David Servenay, qui sont à Paris et qui s’occupent de la revue papier.

Xavier Guilbert : Et derrière, il y a éventuellement un accompagnement des auteurs ?

Olivier Jouvray : Tout-à-fait. Il y a des auteurs qui travaillent tous seuls et qui savent faire. On sait quel est leur langage, on sait comment ils vont aborder le sujet, donc — Lepage, il n’y a pas eu à lui dire grand-chose sur ce qu’il nous a sorti. Ou Cailleaux, ça s’est fait tout seul parce qu’on connaissait leur travail. Il y a des auteurs — Sylvain Lapoix avec Daniel Blancou pour le gaz de schiste, c’est un journaliste et un dessinateur qui ne se connaissaient pas, et qui ont dû trouver leur langage commun. Là aussi, il y a un accompagnement. On les aide à comprendre un petit peu sous quel angle aborder le projet, etc. Ce n’est pas parce que l’on sait faire de la bande dessinée qu’on sait faire de la bande dessinée de reportage — et encore moins de la bande dessinée de reportage pour du magazine. Parce que le magazine nécessite une synthèse, une densité d’information importante, parce qu’on n’est pas là pour faire de la poésie, on n’a pas assez de pages, on n’a pas assez de place. Donc il y a un accompagnement, bien évidemment.

Xavier Guilbert : Au niveau de la longueur des sujets, le choix de les découper en épisodes, ça se fait comment ? C’est un choix qui se fait naturellement, ou y a-t’il un travail éditorial particulier ?

Olivier Jouvray : Il y a un gros travail éditorial. C’est clair que les discussions sont très importantes pour justement déterminer, en fonction du sujet, en fonction de ce qui est proposé par les auteurs, une cohérence éditoriale. Pour le gaz de schiste, on a fait ça en trois épisodes, parce qu’il y avait la possibilité de faire trois chapitres, selon trois angles différents avec quasiment trois reportages totalement indépendants.
Après, il y a d’autres reportages pour lesquels il y a beaucoup de discussion pour savoir si on le fait en vingt pages, en trente, ou si ça devient le gros reportage — parfois aussi parce que c’est un sujet qui peut devenir un bouquin, derrière, chez un éditeur. Ce sont des discussions qui sont très importantes, très longues. Moi, je suis à Lyon, je m’occupe plus du multimédia et de la partie numérique du projet, donc je suis moins impliqué dans les discussions éditoriales. Mais je sais que Franck, Sylvain et David, c’est une grande partie de leur travail, justement. C’est tout dans la subtilité. Il n’y a pas de règle ou de grille d’analyse que l’on plaque sur tous les sujets pour déterminer comment on va les éditer.
Il y a un gros tri. On nous propose beaucoup de choses, et souvent on nous propose des sujets sans qu’il y ait un angle de vue. Des gens qui ont l’opportunité d’aller quelque part, un voyage ou dans une entreprise ou dans un domaine qu’on ne connait pas forcément, ils ont tendance à penser qu’il suffit d’y aller, et de raconter ce qu’ils voient. C’est là que l’on a un travail éditorial important : on demande à ce qu’il y ait un angle de vue. On demande aux gens qu’ils aillent sur le sujet avec la volonté de faire ressortir quelque chose d’important pour l’ensemble des lecteurs. On ne va pas à faire du sujet franco-français, ou très localisé, si on n’en est pas capable d’en faire un questionnement plus universel.

Xavier Guilbert : Avez-vous eu des propositions qui, pour le coup, étaient trop partisanes ou trop orientées ?

Olivier Jouvray : Oh si, on a eu de tout. On a eu des trucs incroyables (rire). On a eu beaucoup de choses de très mauvaise qualité aussi. Des gens qui — voilà, comme chaque fois que l’on monte un projet éditorial, il y a plein de gens qui s’imaginent déjà avoir le niveau alors qu’ils en sont très très loin. Il faut beaucoup de diplomatie pour expliquer aux gens que non, ce n’est pas tout-à-fait ça qu’on attend.
Vu la quantité de sujets qu’on nous propose — finalement, on n’a que quatre numéros par an, on n’a pas tant de place que ça, il faut quand même que l’on fasse une sélection importante. Et puis si pour l’instant on attend que les gens nous apportent des sujets et on fait une sélection parmi tous ces sujets, on commence à évoluer vers une décision éditoriale plus forte. C’est-à-dire que c’est nous qui pouvons proposer à des auteurs tel ou tel sujet. Mais ça c’est plus compliqué, parce que cela demande des moyens plus importants.

Xavier Guilbert : D’ailleurs, comment se passent les choses par rapport aux journalistes ? Parce que c’est un monde complètement différent, là aussi c’est facile de rencontrer des gens ?

Olivier Jouvray : Oh, ça marche beaucoup par réseau. Donc quand on en rencontre un, on en rencontre deux, on les rencontre tous. Et puis en plus, David Servenay, le journaliste qui travaille avec nous, a travaillé à RFI, il a travaillé à Rue89, à Owni, il a fait des bouquins avec Benoît Collombat qui est grand reporter à France Inter — donc il connaît beaucoup de monde, et il nous a fait rencontrer beaucoup de monde. David est aussi professeur à l’école supérieure de journalisme de Lille, donc il a aussi des étudiants. Par exemple, le reportage sur les pratiques dans le milieu agricole dans le Nord-Pas-de-Calais dans le premier numéro, c’est un reportage qui a été fait par Manon Rescan et Damien Brunon qui sont des anciens étudiants de David Servenay, et c’était leur projet de fin d’études. On l’a pris non pas parce qu’ils étaient de grands journalistes très connus, mais parce que leur sujet était tout-à-fait pertinent, comme leur manière de le développer.
Donc ça marche par réseau, et on a de plus en plus de — maintenant que les premiers numéros sont sortis, on a des journalistes qui ont vu, qui ont lu, et qui nous contactent spontanément. Non seulement en France, mais aussi à l’étranger. Ce matin, c’était un journaliste américain qui est venu nous voir, après il y a eu un journaliste hollandais, des auteurs taïwanais — c’est assez marrant, il y a un intérêt pour cette manière de présenter l’information qui dépasse largement les frontières.

Xavier Guilbert : On parle encore aujourd’hui de la « bande dessinée du réel » — j’ai l’impression que c’est plutôt une étiquette fourre-tout qui s’est développée récemment. Parce que ça fait un petit moment qu’il y a des gens qui parlent du réel, que ce soit le développement de l’autobiographie au début des années 90, des gens qui font du reportage — à nouveau, Sacco, c’est le milieu des années 90. Par rapport à cette « bande dessinée du réel » qui ne représente pas grand-chose, comment est-ce que vous tirez votre épingle du jeu ?

Olivier Jouvray : Je vais parler en mon nom : je m’en fous un peu, pour moi c’est de la rhétorique. Qu’on le veuille ou non, un média, ou une manière de raconter, trouve son nom, finalement tout le monde l’adopte et on s’y fait. C’est comme quand des gens choisissent un nom pour leur gosse : parfois ils choisissent un nom un peu bizarre, et quelques temps après, on s’y habitue, on n’y fait plus attention. C’est comme le « roman graphique », ou la « télé-réalité ». C’est un nom comme un autre, et il n’y a aucun nom qui conviendra jamais à tout le monde, c’est comme ça. Moi je dis : bande dessinée de reportage, bande dessinée documentaire, bande dessinée du réel… disons que ce n’est pas de la fiction, c’est tout. C’est plus facile de se positionner en disant que ce n’est pas de la fiction, qu’en disant « voilà ce que c’est. » Parce que ça a tellement de formes, de visages, de façons de raconter, que chacune pourrait trouver son propre nom. Pour moi, ce n’est pas ce qu’il y a de plus important : le tout, c’est que quand on parle, les gens comprennent.

Xavier Guilbert : Le deuxième numéro est sorti le 9 décembre, le prochain a priori c’est février ou mars…

Olivier Jouvray : Le 13 mars.

Xavier Guilbert : Vous avez combien d’avance ?

Olivier Jouvray : Le quatrième, on est en train de le finaliser. On travaille sur les cinq, six, sept, actuellement. Il y a des reportages, on sait déjà ce qu’il y aura, ils sont déjà faits, ou déjà bien avancés, et puis il y en a d’autres qui sont encore en construction et où il faut un peu plus de temps. En plus, il faut qu’on anticipe le cas où des auteurs ne puissent pas finir leur reportage, ou il y a un problème par rapport à un contenu prévu pour un numéro. Donc il faut pouvoir avoir un ou deux reportages d’avance qu’on puisse intervertir, pour toujours être très flexible. C’est compliqué, oui. En termes de logistique, c’est un boulot de malade. (rire)

Xavier Guilbert : Il y a aussi tout l’aspect des bonus qui sont disponibles en ligne. J’ai vu aussi que vous aviez un partenariat plus sur l’actualité avec le dessin de presse.

Olivier Jouvray : On a monté des partenariats avec l’INA pour des archives, des partenariats avec France Info pour des expériences de web-documentaire… on essaie de monter des partenariats à tous les niveaux pour permettre au-delà du reportage, d’offrir au lecteur une expérience plus large. Et surtout, quand on s’intéresse à un sujet, si on doit aller sur Internet pour chercher des infos — quand on a déjà donné au lecteur des pistes, des directions de recherche, des ficelles à tirer, ça devient beaucoup plus facile. C’est un gros travail.
Mais c’est pour ça que très vite, on a dû embaucher : on a embauché un secrétaire de rédaction, un directeur artistique, un maquettiste, et là on va devoir encore embaucher dans les prochains mois des gens pour nous aider, pour nous permettre aussi de dégager du temps. Parce qu’on passe beaucoup de temps dans des petits trucs techniques, de la gestion quotidienne, de mails, de courrier… on manque de temps pour réfléchir au développement. Pour l’instant, on est dans la consolidation du projet parce qu’il a très bien démarré. On a deux numéros, on a le troisième qui sort, on en a quatre par an. On est dans la consolidation. Mais on est aussi dans la nécessité de réfléchir à nos futurs projets.

Xavier Guilbert : L’idée du reportage, c’est quelque chose qui s’inscrit dans la durée différemment du traitement de l’actualité. Est-ce que, dans les partenariats, vous arrivez à garder cette spécificité ? N’y-a-t’il pas le risque de perdre cette approche de réflexion, pour un traitement de l’information épidermique et anecdotique, comme on peut le voir sur les chaînes d’information continue ?

Olivier Jouvray : De toute façon, il y a une frontière qu’on ne pourra jamais franchir : pour faire une bande dessinée, ça prend du temps. Et comme ça prend du temps, c’est un temps de réflexion, aussi. Donc on ne peut pas coller à l’actu. On l’a fait sur le site Internet, avec du dessin de presse, parce qu’on considère que notre travail n’est pas seulement de faire de la bande dessinée de reportage, c’est de réfléchir à tout ce que le dessin peut apporter à l’information. On teste des choses. Et le dessin de presse, c’est aussi parce que dans l’histoire du rapport entre l’information et le dessin, le dessin de presse est historiquement le plus ancien. C’est très important. Et comme on a des auteurs aujourd’hui qu’on connait, qui sont des amis, comme James, Terreur Graphique, Thibaut Soulcié, Loïc Sécheresse, etc. qui ont un vrai talent pour ça, on se devait de leur donner une place. Et puis ça permet aussi pour le site Internet, de garder une actualité, quelque chose de vivant, entre deux parutions de magazine. On peut coller à une actu sur ce genre d’événement. Mais La Revue Dessinée, de toute façon, dans ses fondements, ne pourra jamais coller à l’actualité quotidienne.
On essaie de coller à une actualité dans le sens où on essaie d’apporter au moins un ou deux reportages qui répondent à un questionnement contemporain. C’est ça qui nous importe le plus. Le gaz de schiste, ce n’est pas un sujet épidermique du jour — c’est un sujet qui traîne depuis plusieurs années, et qui va durer encore quelques années, et donc il était nécessaire d’apporter des éléments de compréhension. Comme les écoutes, on n’a pas décidé du jour au lendemain parce qu’on en parlait à la télévision, avec l’histoire de la NSA, d’Edward Snowden, etc. de faire un reportage comme ça. C’était quelque chose qui avait été préparé longtemps à l’avance, avec un journaliste qui a fait des enquêtes de longue date. Ce qui fait qu’on peut apporter, encore une fois, des éléments de compréhension.

Xavier Guilbert : Ce qui est amusant, quand tu cites ces auteurs qui font du dessin de presse, j’ai l’impression qu’il y a un peu schématiquement deux générations qui se rencontrent. D’un côté, Davodeau, Lepage, qui sont des gens qui sont là depuis un petit moment et qui font de la bande dessinée « du réel » depuis un petit moment. Et d’autre part, des gens que j’ai vus beaucoup être très actifs sur Internet, dont une génération peut-être plus jeune.

Olivier Jouvray : Ça rejoint ce que je disais tout-à-l’heure : la bande dessinée, c’est un langage. Et une langue, c’est vivant. Et une langue est vivante à partir du moment où il y a des gens qui font de l’argot, qui font du verlan, qui bousculent le langage, qui bousculent la rhétorique. Ce ne sont pas des choses qui se fabriquent — ce sont des choses qui s’expérimentent. Il faut que l’on soit toujours capable de tenter des choses qui soient en dehors des clous, qui soient un peu bizarres, où on n’est pas sûr du résultat. On verra bien ce qui se passera, parce que c’est comme ça qu’on va découvrir des nouvelles manières d’aborder des sujets. Et de confronter différents langages, différentes générations, différentes manières d’aborder l’actualité. Je pense que c’est en ça que l’on trouvera des solutions intéressantes pour toucher tous les publics.

Xavier Guilbert : Est-ce que c’est quelque chose que vous prenez en compte dans la constitution d’un numéro ? Parce qu’on y trouve des choses avec un dessin plus lâché, et d’autres plus classiques, qui cohabitent…

Olivier Jouvray : Il y a des discussions rigolotes, au sein du comité éditorial. C’est clair. On n’est pas forcément toujours d’accord, les uns les autres, sur tel auteur, tel style, telle manière de raconter. Mais déjà c’est démocratique : c’est au vote (rire). Si on est plusieurs à dire : « non mais là, il faut qu’on tente, parce que là, ça vaut le coup, il y a quelque chose qui passe, c’est important » — par exemple, Marion Montaigne, on n’était pas tous d’accord sur son dessin, sur sa manière de raconter. Puis on était d’autres à dire : mais il ne faut pas passer à côté de cette fille qui non seulement est intelligente — elle a un propos, elle a une curiosité — mais en plus de ça, elle a une manière de raconter qui ramène les grandes heures de Wolinski, Reiser, etc. avec une acuité et une capacité à installer une rythmique, sa petite mélodie personnelle qui touche à chaque fois, et qui touche beaucoup de monde.
Ce sont des discussions importantes, même s’il y a une partie qui est de l’ordre de l’expérimentation. Moi, ça me plait vachement, quand les gens disent : « oh, il y a tous les styles, il y en a pour tous les goûts ; oh moi j’aime pas ci, moi j’adore ça ». Je pense qu’il n’y a pas deux personnes qui voient les choses de la même façon, et cela rejoint ce que je te disais : c’est une langue vivante. Ça bouscule, ça dérange, et si on veut que les gens soient sensibles à tel ou tel style de dessin, il faut bien qu’ils le voient. Donc on essaye.

Xavier Guilbert : Est-ce que ce genre d’hésitation ou de questionnement vient plus de vous, les auteurs de bande dessinée qui seriez dans une forme d’apprentissage d’un journalisme spécifique, ou est-ce que c’est également présent chez le journaliste de l’équipe qui a peut-être plus une culture existante sur ce que peut être le journalisme ?

Olivier Jouvray : Nous, en tant qu’auteurs de bande dessinée, on a dû apprendre un certain nombre de règles de base ou de pratiques journalistiques, pour comprendre comment on structure un propos. Et de l’autre côté, pour les journalistes, il a fallu apprendre une langue étrangère — parce que la bande dessinée, ils ne connaissent pas forcément. Et quand les journalistes, on les colle avec un auteur de bande dessinée, il faut qu’ils trouvent un langage commun. Donc forcément, tout le monde se retrouve à l’école. Comment on raconte ça ? Avec des journalistes qui parfois — Sylvain Lapoix me disait : « moi, j’ai une vision cinématographique de ce que je raconte », avec Daniel Blancou qui a une vision de découpage, de storyboard — de bande dessinée, quoi. Et donc les deux, ça ne collait pas forcément. Il a fallu qu’ils travaillent beaucoup avant de trouver leur langage commun. C’est contraint et forcé (rire) qu’il faut trouver ce langage commun. A partir du moment où on repense notre manière de raconter, on doit retrouver des réflexes plus humbles par rapport à l’information. On n’est pas dans une mécanique déjà bien huilée. Pour moi, cela crée une perturbation qui est saine, justement, dans la manière de décider de la forme qu’aura au final le reportage. Et ce questionnement, je le trouve chez les deux, oui.

Xavier Guilbert : Tu évoquais tout-à-l’heure la temporalité de la bande dessinée. Ce questionnement il est toujours présent : tu prends une photo, ensuite tu peux choisir de l’utiliser ou pas, mais la photo, elle est prise, elle existe, et la décision a pris un quart de seconde. Avec la bande dessinée, et que tu commences à encrer une case, le temps de la terminer, tu as pu refaire vingt-cinq fois dans ta tête la planche et te poser la question de savoir s’il ne faut pas tout balancer et recommencer.

Olivier Jouvray : La bande dessinée, c’est l’enfer ! (rire) C’est pour ça que je scénarise, je ne dessine pas. Justement, c’est très compliqué dans le processus de création d’un auteur. Pour qu’un auteur grandisse et arrive à maîtriser complètement son langage, ça prend beaucoup de temps. Apprendre le lâcher-prise, apprendre à ressentir à quel moment on est juste, à quel moment on est pertinent, à quel moment on transmet correctement l’information… c’est un temps infini. Non, ça, ça fait partie de cette magie dont je parlais du langage dessiné, et du langage tout court : c’est qu’un langage, par définition, est extrêmement complexe, plein de subtilités, plein de mystères, plein d’approximations, plein de maladresses parfois. Je trouve que ce qui fait le charme, dans nos propos, dans les reportages qu’on fait, c’est que tout n’est pas parfait. Il y a plein de choses qui sont de l’ordre de l’approximatif ou de l’expérience. Il y a un moment où on fait, et il y a un moment où on dit : allez, on y va, et on verra bien ce qui va se passer. De toute façon, on n’est pas dans la tête de chacun de nos lecteurs, et chacun de nos lecteurs aura sa propre expérience de cette lecture. Ce que je trouve fabuleux, c’est que ce n’est pas une information qui est figée dans le temps, c’est une information qui reste vivante dans la tête de ceux qui la lisent, et qui l’interpréteront en fonction du contexte, en fonction de leur personnalité, en fonction de l’époque. On ne maîtrise pas tout, et c’est ça qui est intéressant.

[Entretien réalisé à Angoulême le 31 janvier 2014]

Entretien par en mars 2014