Thomas Cadène

par

Propulsé sur le devant de la scène par les Autres Gens, Thomas Cadène est depuis deux ans incontournable dès qu'il s'agit de parler de bande dessinée numérique. Alors que sa « bédénovella » se dirige tranquillement vers sa fin annoncée, s'offrait l'occasion rêvée de revenir sur cette aventure -- dans un entretien (forcément) fleuve.

Xavier Guilbert : Tu parlais tout-à-l’heure du fait que tu es devenu VRP des Autres Gens. Tu es quand même devenu aussi la personne qu’on invitait dès qu’il y avait une question numérique. Boulet pour le blog, et toi pour le côté numérique. Tu es devenu aussi doublement porte-parole — comme tu as fédéré tout un tas d’auteurs qui étaient présents dans une certaine sphère, tu t’es retrouvé le porte-parole à la fois de cette génération, et le porte-parole de «regardez on peut faire des choses sur le numérique», en étant quasiment par défaut le seul exemple de réalisation concrète.

Thomas Cadène : Ça c’est clair. Sur le numérique, là encore, ça en devenait presque frustrant. J’aurais pu faire n’importe quoi, de toute façon, comme il n’y avait presque que moi, on m’invitait. Les colloques très pointus invitaient Tony Rageul et GrandPapier et les autres, plus accessibles, moi. Ce qui est complètement con. On est vachement complémentaires dans nos approches et ni les uns ni les autres ne sommes fermés à ce qui nous entoure.

Xavier Guilbert : C’est un rôle qui t’a plu ?

Thomas Cadène : Ca ne m’a pas dérangé. Ca m’a plu, mais ça je crois que c’est lié à mes origines — à mon parcours avant la bande dessinée. J’ai fait du droit, j’ai fait plein d’autres choses, je n’ai pas particulièrement peur de sortir, au contraire, ça me stimule. Et puis après c’est une envie aussi de partager l’expérience. L’air de rien c’est une expérience tellement solitaire ! En parler c’est un peu partager. Et puis bien sûr, il y a tellement de choses autour du numérique qui m’ont énervé ou foutu en colère, que, si je peux m’exprimer dessus, pourquoi pas. Moi tu sais, si on me donne la parole, je la prends. Et puis, l’air de rien, dans ces tables rondes, j’apprends plein de trucs, ça réveille presque toujours ma réflexion.
Après, par rapport à la génération, je suis moins d’accord, parce que je suis tellement pas bloggeur moi-même, j’ai tellement jamais rien compris à ça. Enfin, je comprends l’intérêt, je comprends la qualité des blogs, mais moi en tant qu’auteur, j’ai jamais réussi à faire ça, je sais pas faire, je ne comprends pas. Je sais que pour certains — je le dis parce qu’ils me l’ont dit — le fait de participer aux Autres Gens a été très utile. Parce que, pour une raison ou une autre, on est devenu une sorte de site-vitrine de «qualitatif». Donc il y a quelques jeunes auteurs qui ont eu du taf, ou en tous cas pour lesquels cela s’est facilité parce qu’ils ont participé aux Autres Gens. Mais quand Bastien, Boulet, Gally ou quelques autres de ce genre-là, comme Marion Montaigne ou Pochep, viennent participer aux Autres Gens, c’est plus eux qui font bénéficier le site de leur notoriété, que quoi que ce soit d’autre d’ailleurs pour eux. C’est ce que je disais : pour la génération blog, c’est plus Boulet qui va s’exprimer pour eux que moi.
Donc les Autres Gens, c’est moins porte-parole que vitrine d’une forme de variété de la bande dessinée d’aujourd’hui, peut-être «jeune» mais pas seulement. Et surtout d’horizons un peu variés. C’est un truc auquel j’ai été très vite attaché, c’est de ne pas avoir une barrière de style. Il y a des jeunes auteurs dans les Autres Gens qui ont un style qu’on va qualifier quasiment de Dupuis. Et d’autres que je suis allé chercher sur GrandPapier, des trucs beaucoup plus particuliers, des coups de cœur incroyables… il y a à peu près tous les styles. Le premier épisode des Autres Gens, c’était Bastien Vives, donc méga-star tout ça, mais en même temps son trait qui correspondait, qui était parfait pour lancer les Autres Gens, c’était hyper vivant, parfaitement construit. Et le deuxième épisode, c’était Vincent Sorel, donc crayons de couleur — c’était une sorte d’aberration. Dans les premiers, on avait un truc comme ça, très bizarre, et en même temps, ça marquait tout de suite le projet, de quoi il s’agissait, comment ça allait se passer. Et les gens ont aimé ça.
Pour ça, je ne regrette pas, et ça a été l’un des aspects les plus intéressants de l’expérience, de mélanger tous ces styles, et de montrer aux lecteurs qu’ils lisent un feuilleton qui a recours à toutes les recettes les plus éculées du genre, et en même temps ça leur montre que lire du Thomas Gosselin, du Vincent Sorel, du Sacha Goerg, du Bastien Vives, ou du Boulet, c’est le même plaisir de lecture. Ils vont se retrouver confrontés aux couleurs flash et fluo de Loïc Sécheresse, et le lendemain au dessin de Falzon. Ca, c’est vachement important. Je trouve que c’est un enseignement extraordinaire de voir que les lecteurs, non seulement ne se sont jamais vraiment plaint, mais en plus ont toujours adoré ça. Comme quoi on les sous-estime. Mais ça, c’est pas nouveau.

Xavier Guilbert : Je pensais plus à cet aspect-là dans ton rôle de VRP. De la même manière, tu te retrouves à être invité pour parler du numérique. Or, l’apport des Autres Gens se trouve plus au niveau du «business model», pour sortir les gros mots, qu’au niveau de l’utilisation du turbomédia ou de choses comme ça. Et pourtant, tu t’es retrouvé à être celui qui pouvait éventuellement lâcher le nom de Balak ou parler de tout ce qui se faisait à côté, parce que tu étais le seul ou quasiment le seul invité. Est-ce que c’est un rôle où tu te sentais à l’aise ?

Thomas Cadène : Là, ça m’a posé un peu plus problème parce que je ne suis pas hyper spécialiste. Je parlais de ce qui était mes références, et je me suis assez vite rendu compte que je maîtrise plus le sujet de manière empirique, par mon expérience propre, et donc il y a des choses que je suis quasiment le seul à pouvoir dire. Là encore, il n’y a pas beaucoup de mérite, puisqu’au delà de la spécificité des Autres Gens, en ce qui concerne le numérique «avec modèle économique», je un des rares à l’avoir fait. A ce niveau-là, je comprends ma légitimité à pouvoir en parler. Après, effectivement, s’il s’agit de faire de moi celui qui va faire un top exhaustif ou une réflexion approfondie sur la création et les usages — je trouve ça assez difficile, parce que par exemple je n’ai pas le niveau de réflexion d’un Tony Rageul sur les potentialités de la bande dessinée numérique.
Pour moi, ça m’est arrivé souvent de me dire qu’il manquait dans une table ronde, tu vois. Parce que justement, il apporte autre chose que moi je n’apporte pas du tout, des questions que je ne me suis pas du tout posées. Ce n’est pas grave que je ne me les sois pas posées, mais c’est dommage que quelqu’un qui se les est posées ne soit pas invité lui aussi. Même si je sais quand même qu’il intervient pas mal, sans moi, mais je trouve ça dommage, souvent, quand ça manque. Cela m’est arrivé assez souvent d’être invité pas forcément en tant qu’autorité non plus. Je n’ai pas forcément une vision complète du sujet. Mais effectivement, cela fait partie des choses qui me dérangent dans l’idée que l’on pourrait penser que mon discours illustre l’état des lieux de la bande dessinée numérique. Parce qu’évidemment ce n’est pas le cas.
Et d’ailleurs, c’était très intéressant quand on avait fait la conférence pour EspritBD, parce que c’est toi qui avais mentionné la Maison Close que j’avais complètement oubliée, et qui était une expérience passionnante à ce niveau-là. Et du coup, j’ai pensé aussi aux bras de fer. Ce sont des expériences de bande dessinée numérique, c’était du blog sans en être. Bien sur que ça a influencé… Et je n’y avais jamais repensé et après tant de tables rondes, c’était la première fois que c’était mentionné… Comme quoi…

Xavier Guilbert : Et qui de plus rejoignent cette idée de faire se rencontrer des styles incroyables. Quand il y a Boulet contre Poincelet, ce sont deux extrêmes…

Thomas Cadène : Exactement. Et ça, j’avais complètement oublié, et surtout, c’est très rarement mentionné. Même par les gens qui — parce que ces expériences sont ponctuelles…

Xavier Guilbert : Et qui s’inscrivent aussi un peu en dehors de la communauté.

Thomas Cadène : Mouais, il y a quand même Lisa Mandel, Boulet. Mais ce sont des expériences qui m’avaient marqué quand elles étaient en ligne, elles avaient été bien relayées. Mais sinon, Je sais que je n’ai pas de légitimité à parler de tout ce qui est science de la bande dessinée numérique, je n’en sais pas assez. En fait, mon intérêt sur la bande dessinée numérique il est plutôt au niveau de mon vécu. Mais du coup, maintenant, j’ai commencé à m’intéresser au sujet, il y a une sorte d’intérêt qui n’est pas un intérêt de spécialiste, mais qui est enrichi par mon expérience. J’ai un regard, comme ça — par exemple, je sais que c’est possible. C’est tout con, mais l’air de rien, ça a un vrai impact.

Xavier Guilbert : J’ai aussi l’impression que ça s’accompagne de colères plus fréquentes. Je sais que tu es un peu amer — toutes les subventions, le rapport aux institutions, la manière dont le livre numérique est défini par la loi, ce sont des choses que tu prends très à cœur. Et j’ai l’impression — peut-être fausse — que c’est plus marqué ces derniers temps, et que tu n’hésites pas à mentionner des choses, même si ça reste dans un cercle bien défini. Durant la conférence EspritBD, tu aurais pu profiter de la tribune pour dire certaines choses sur les éditeurs, mais tu es resté très «politically correct».

Thomas Cadène : Ah non. Je suis quelqu’un de — j’ai rarement, par exemple, des colères définitives. J’ai une sorte de besoin quasi vital de pouvoir dire ce que je pense, tout en essayant de composer. Je déteste renverser la table, partir en courant et mettre le feu derrière moi, parce que cela a un aspect définitif qui m’angoisse profondément. Mais souvent, ça me torture, je me demande dans quelle mesure ce n’est pas une question de faiblesse ou au contraire si c’est une force. Si je suis lâche, ou si je suis courageux, je ne sais pas. Mais j’ai arrêté de me poser des questions depuis que j’ai réussi à peu près à concilier tout ça. Pour la conférence d’EspritBD, je ne voulais pas — il y a plein de choses que je ne pouvais pas dire. Notamment deux-trois trucs, parce qu’il y avait des gens présents et surtout, parce que ce n’était ni vraiment le sujet ni le lieu. Dès le début on nous a briefé en nous disant : on ne parle pas d’économie. Leur fameux «monde idéal». Donc déjà, ça réglait à peu près 90 % des questions…
Mais après, je dis les choses : je n’ai jamais eu de subvention pour les Autres Gens, je trouve ça injuste, je trouve ça révélateur aussi que, au moment où je ramais pour les Autres Gens, les éditeurs étaient arrosés de subventions pour numériser leur fonds sans la moindre exigence de création. Après, je comprends le mécanisme qui aboutit à ça, je comprends l’institution, je comprends le système. Je ne vais pas reprocher à un éditeur de prendre l’argent si on lui propose, ce serait même une faute s’il ne le faisait pas. Chacun fait son métier. Mais ça ne m’empêche pas de trouver ça dégueulasse et mal foutu. Je me suis un peu fritté avec le CNL pour ça à la dernière Université d’Eté de la Bande Dessinée, à Angoulême. Par exemple à propos de leur calendrier que je trouve un peu obsolète, qui ne correspond plus très bien, me semble-t-il, à la réalité de la vie d’un auteur ou même de la vie d’un projet. Quand on a trois sessions par an, qu’il faut préparer le truc en amont, on a la session, on a le résultat six mois plus tard et on a le déblocage de fonds — j’exagère peut-être un peu, mais ce sont des aberrations. En temps que structure j’avais le temps de mourir vingt fois, moi.
Et puis de toute façon, à l’époque ils n’avaient rien de prévu pour l’aide à la vie éditoriale en numérique, et de toute façon je crois que les Autres Gens ne rentre pas dans la catégorie éditeur pour des questions de CA… bref ça ne collait pas. Ils m’ont même dit très clairement que si j’avais demandé une aide à la création, avant de tout lancer, ils ne me l’auraient pas donnée parce qu’ils auraient trouvé ça peu crédible. En même temps, si on se remet dans le contexte de l’époque, tout le monde aurait été d’accord avec cette analyse. Donc on en est là.
Et parallèlement, je vois que Casterman s’est fait aider pour faire le bonus de La Douce, et le projet d’Islaire. Je n’ai bien évidemment rien contre ces auteurs, ni contre Casterman, c’est très bien qu’ils prennent l’argent et qu’ils fassent des choses. Simplement, ce sont des projets «exceptionnel» hors du mouvement, qui ne font pas avancer le schmillblick de la bande dessinée numérique, c’est un argent phénoménal (à l’échelle par exemple du coût de lancement des Autres Gens) qui est dépensé pour des gens qui vont de toute façon vendre des camions de leur bande dessinée (et qui le méritent probablement, qu’on ne se méprenne pas sur ce que je dis). Donc je ne comprends pas où est la logique de politique culturelle là-dessus. Mais je comprends que le CNL ou le CNC, quand ils financent ça, ils ont derrière un projet prestigieux avec des auteurs prestigieux, un éditeur solide, et comme ça ils peuvent dire que les subventions ne sont pas parties n’importe où, qu’elles ont servi à faire des trucs prestigieux. C’est tout un système, et personne n’est coupable. C’est juste que ça ne marche pas vraiment. C’est tout.
Nous, pendant ce temps, nous faisions vivre un truc alors que tout le monde disait : «il n’y a pas d’économique du numérique.» Et finalement, j’ai réussi à avoir une aide de la région. Une aide technique, pour faire une application, une webapp. Pas très élevée, mais bien. Je n’ai jamais pu la toucher, et je ne pourrais vraisemblablement jamais la toucher, parce que c’est un remboursement. Je n’ai pas d’avance de trésorerie, moi. Si je veux un jour la toucher — ça se fera peut-être, j’espère, il faudrait que je penche dessus mais ça prend du temps et de l’énergie — ça sera parce que je serais allé mendier chez Dupuis pour qu’ils m’avancent de l’argent, pour être remboursé ensuite. C’est aberrant. Alors, c’est sûr que ces trucs-là — j’ai pas de problème à le dire. Je ne suis pas dans un mode «ce ne sont que des connards».
Pour la région par exemple ils m’ont proposé des solutions, un accompagnement mais… Je suis tout seul. Comment je peux gérer ces exigences administratives légitime et écrire le scénario, trouver un dessinateur pour remplacer celui qui s’est désisté, aller à une conf’ sur la bande dessinée numérique, gérer avec Dupuis la mise au point des livres, des couvertures, penser aux impôts, à la TVA et aux droits et faire d’autres boulots à coté, d’écriture, pour simplement pouvoir vivre un peu. Pour moi, ces considérations administratives, ça veut dire prendre trois-quatre jours, une semaine pour ne bosser que là-dessus. Je n’ai juste pas la possibilité de le faire. Il faut aussi comprendre que si je refile les scénarios à écrire pour me libérer, je ne suis plus payé, puisque je ne suis payé là dessus qu’en tant qu’auteur et que, déjà, ça ne me suffit pas vraiment donc… Je ne peux pas. Je passe à coté. J’oublie. Je renonce.
Bref, je comprends comment ça fonctionne. Et je sais bien que c’est tellement dilué que personne n’est responsable de ça. Je sais que si je vais en parler à un type du CNL il en sera le premier désolé et je sais qu’ils y travaillent et je suis même certains que tout ça se normalisera assez vite. L’époque dont nous parlons est charnière donc bien évidemment inconfortable et bordélique.

Tout cela, ce sont des trucs que j’ai vécus, de la même manière qu’aujourd’hui encore, mes rapports avec les éditeurs sur le numérique, ça reste un truc qui n’a rien d’évident. Là aussi, ce n’est pas leur culture. Ils savent vendre un livre, ils savent le fabriquer. Mais quand on parle de numérique, quand on parle de … J’ai récemment eu une discussion très instructive là-dessus, sur le financement. En amont d’un projet numérique, avec des partenariats. C’était pas de la subvention, c’était un truc très concret. Mais dans la logique éditoriale des éditeurs «livre», on était dans de la gestion de post-production ou presque. Moi j’étais dans une logique de production immédiate. Je me plaçais dans des systèmes de création, à tous les niveaux — comment on le crée, à qui on le vend, comment on le finance, et comment on le promeut, quels supports au temps 1, au temps 2 etc. Système de création dans lequel le livre n’est pas forcément une finalité ou du moins pas obligatoirement le pivot économique.
Les éditeurs ne savent pas nécessairement faire ça. Simplement parce que c’est un peu un autre métier. Ou bien ils n’en ont pas envie. Et certains, enfin, s’y mettent.
Des types comme Didier Borg, Yannick Lejeune, ou d’autres chez Ankama par exemple, ils connaissent leur truc. Mais quand ils vont parler au décideur, celui qui signe le chèque, encore faut-il que ça fasse écho. Donc il faut comprendre expliquer les enjeux et convaincre. Là dessus c’est bon, je crois que c’est globalement quelque chose qui est acquis ou pas loin de l’être. Mais, on y revient, aussi encore faut-il en avoir envie. Tout simplement. Est-ce qu’ils ont envie de s’emmerder avec ça ? Parce que c’est lourd, c’est autre chose. Est-ce qu’ils ont envie, et est-ce qu’ils en ont besoin ? Et ça, très honnêtement, c’est la deuxième partie du problème : peut-on vraiment en vouloir à quelqu’un qui se dit que dans l’immédiat, et même à moyen ou long terme, il n’est pas en danger, de ne pas s’intéresser à un débouché différent ? Je ne suis pas certain qu’on puisse le lui reprocher. Le problème qu’il y a, c’est qu’il bloque tout le reste. Et qu’il va peut-être finir par se le reprendre dans la gueule. Mais ça, c’est autre chose.
C’est pour ça. Là encore, j’ai plein de reproches à faire à tout le monde, mais je n’en veux pas à grand-monde. Parce que je déteste en vouloir à qui que ce soit et parce que plus je discute avec tous ces acteurs là, plus je me rends compte de tout ça, de tous ces paradoxes, ces contradictions.

Mais j’ai la même chose pour les auteurs. Je vais te dire un truc un tout petit peu scandaleux, mais il y a des moments où j’ai eu l’impression d’être traité par des dessinateurs comme un sous-éditeur, un projet qui relèverait de la gentille lubie. Or j’ai calculé. Je paie pour les Autres Gens à peu près, proportionnellement, la même chose que ce que paie, pour un premier bouquin un petit éditeur un peu prestigieux en papier… Je pense que si un éditeur de ces maisons prestigieuses mais qui ne payent pas si bien, parle à son auteur avec une exigence de délai… comment dire ?

Xavier Guilbert : Ils ne seraient pas traités de la même manière ?

Thomas Cadène : Souvent. Il y a chez certains auteurs, surtout les jeunes, bizarrement, cette idée que «C’est seulement du numérique, c’est pas grave». Mais vraiment. et ça je ne l’ai ressenti ni des bloggeurs historiques, qui sont très pros, ni des auteurs de ma génération, disons, qui sont un peu installés. Qui, à la rigueur, n’ont aucun intérêt dans le truc. Mais plutôt, comme je le disais, chez certains des jeunes. Et ça, il y a des moments où ça m’a perturbé. D’être — de se dire que eux, qui sont peut-être la première génération à connaître réellement un impact dans leur vie d’auteur, à plein de niveaux : financièrement, dans la diffusion de leur œuvre… finalement, ils ont une sorte d’obsession conservatrice, réactionnaire, du papier. Je ne sais pas comment le dire. Le livre c’est magnifique et c’est un objectif fabuleux et on a le droit de se contrefoutre du numérique… mais à ce moment là, faut pas accepter d’en faire. Le prendre par dessus la jambe c’est rien de moins que scier la branche sur laquelle ils sont assis ou qui les sauvera peut-être plus tard ! C’est frustrant de voir ça ! Les éditeurs ne sont pas les seuls coupables du problème du numérique en France. Les auteurs aussi n’ont pas envie du numérique. Concrètement, beaucoup de jeunes auteurs s’en foutent ! Ca ne les intéresse pas — enfin, pas tous.
Je le sais bien : aujourd’hui, l’un des auteurs avec qui je préfère bosser, c’est Thomas Mathieu, c’est un tout jeune, il est extraordinaire, ce type. Il est fabuleux. Il a un style dément, il est hyper pro, il est dans la lune, et en même temps visuellement il fait des trucs incroyables. Il est très très pertinent dans sa manière de raconter en numérique. Donc, voilà, lui c’est un tout jeune qui a compris.

Ce que je veux dire, en substance, c’est qu’aujourd’hui le problème du numérique en France, globalement, c’est un problème qui est à tous les niveaux. En fait, il faudrait juste qu’on se pose la question non pas de si ça va bientôt exploser, faire comme au Japon ou aux Etats-Unis, mais de savoir si on en a envie. Tout simplement. On n’a pas les structures pour les financer ; les éditeurs sont intéressés mais parce qu’ils sont un peu obligés tellement on leur fout la pression ; et les auteurs, on n’a pas l’impression que ça les titille. Je veux dire, il y en a combien, à part Tony Rageul, qui expérimentent sur le numérique ? C’est fou. C’est fou — c’est ce qu’on disait à la conférence EspritBD : la bande dessinée dont on est le héros, ça devrait être une évidence. C’est incroyable que personne n’ait jamais fait ça encore. Je trouve ça sidérant. Et en même temps, la bande dessinée numérique existe depuis longtemps maintenant — les bloggeurs font de la bande dessinée numérique, ils ont inventé une narration. Elle existe, elle est faite. Après, est-ce qu’on a envie d’aller plus loin, est-ce que l’on a envie de créer des choses, je ne sais pas.
Je suis très curieux des projets du Professeur Cyclope et de la Revue Dessinée, mais en même temps j’ai parfois très peur qu’ils fassent juste une version numérique de leur future déclinaison papier. Et qu’ils évitent, qu’ils tremblent devant l’idée d’avoir une narration spécifique. Alors que ce n’est pas compliqué de même considérer les deux. La narration, ça ne veut pas forcément dire de faire un truc super complexe comme le fait Tony. Quand on fait les Autres Gens, le case-par-case, déjà c’est une narration. On n’a pas révolutionné quoi que ce soit, mais déjà on était dans un mode spécifique qui était complètement lié au numérique : par exemple, cette absence de page. Et on a inventé — enfin, on n’a pas inventé, mais naturellement on a créé un rythme qui se prête à une lecture spécifique sur format numérique, c’est tout. Ce n’est pas grave — et c’est mieux ! Puisque les lecteurs sont là. Je n’ai pas envie de lire des pages … (hésitant) quoi, je suis ridicule ?

Xavier Guilbert : Tu y mets beaucoup d’enthousiasme. (rire)

Thomas Cadène : Mais non, c’est parce que ça m’énerve. Ca me rend fou quand je vois sur internet un projet de bande dessinée numérique dont le format est la page de type papier. J’ai un écran énorme, mais la page elle n’y entre pas (l’ergonomie du site ne s’y prêtant pas, pas de lecture en plein écran par exemple ou alors j’ai pas trouvé ni de taille adaptée, une page à la bonne taille, c’est cool). À quoi ça sert au dessinateur de se casser le cul à découper sa page, puisqu’elle finit sur un site qui n’a pas développé de module de lecture ni imposé de format pertinent ? Qu’il fasse des strips, ou qu’il fasse des demi-pages, qu’il adapte au medium. Et là, ça a du sens. Au moins il découpera et son récit aura un vrai intérêt parce que la narration collera. Mais il y a ce culte du papier, cette obsession de l’imprimé. Ou alors il faut combiner (dessin/découpage/site). Boulet combine super bien. Il a trouvé son format idéal, déclinable sur tous supports pourrait-on dire, sans perte de pertinence narrative.
Quand on fait une page pour un livre, la page est construite pour apparaître, pour être lue entièrement. Quand je fais du case par case pour Les Autres Gens, le lecteur ne sait pas ce qu’il va avoir dans trois cases. Il n’en a pas la moindre idée. Et cela fait partie nécessairement de l’écriture, et aussi du dessin. C’est ce qui me permet de dire aux dessinateurs qu’ils peuvent s’autoriser des copier-coller, que c’est même intéressant s’ils le font bien, parce qu’on en joue. Et après, cela débouche sur des trucs comme le turbomédia ou des choses comme ça, qui sont de nouvelles façons de raconter et qui sont de la bande dessinée, parce qu’il y a ce rythme. C’est très intéressant à explorer. Ce ne sont pas des trucs compliqués, des trucs méga-conceptuels, mais c’est très intéressant. Et à l’autre extrême on a des choses beaucoup plus complexes, qui sont aussi intéressantes parce que cela va provoquer d’autres formes. Mais au moins, on a des gens qui explorent. Et voilà… oui, je m’emballe un peu.

Xavier Guilbert : Outre la question de la politique de soutien à la création, je sais que tu n’es pas partisan d’Hadopi, et que tu as réagi assez vivement sur la question des œuvres indisponibles. Ce sont des questions qui clivent beaucoup, j’ai l’impression, au sein des auteurs. Quelle est ta position là-dessus ? En tant qu’auteur, sais-tu si tes bouquins ont été piratés ?

Thomas Cadène : Je ne suis pas sûr que ça clive tant que ça. Je connais peu d’auteur de bande dessinée favorable à Hadopi. J’ai un peu du mal avec la confusion qui est faite entre «les auteurs» et les «porte voix institutionnels/classiques des auteurs». C’est quoi «les auteurs», c’est ceux qui vivent bien de leur travail ? Ceux qui signent des livres en faisant des boulots à coté pour vivre ? Ceux qui n’en font plus mais en ont fait ? Ceux qui voudraient en faire et n’y arrivent pas, c’est «les enfants des auteurs morts» ou «les sociétés de gestion de droits» ?
Il y a le SNAC. Le SNAC BD en tout cas, par exemple, fait un boulot d’accompagnement des auteurs et d’interlocuteur des négociations avec le SNE qui est d’une grande importance parce qu’il est immédiatement concret, que ce sont des auteurs, que c’est très ouvert.
Mais finalement qui est-ce qu’on entend le plus lorsqu’on arrive aux grands débats sur le financement de la culture, le numérique… ? Ce sont les sociétés de gestion de droits… Et là, il y a un petit décalage qui est, l’air de rien, un peu problématique. Non pas parce qu’ils seraient illégitimes mais parce que, comme je le disais un peu chez OWNI ou comme le montrent certaines enquêtes, ces sociétés ont des objectifs qui leur sont propres, une logique de structure qui s’impose à leur «militantisme». On ne peut pas faire abstraction de ce que l’on est quand on s’exprime. Il faut savoir d’où vient la parole, non pas pour l’invalider mais pour la comprendre mieux.
Ensuite les auteurs sont quand même un peu infantilisés dans ces débats-là et ça me fatigue, on est un peu baladé. Parfois aussi on se ridiculise tout seul, peut-être parce qu’on ne sait pas toujours être «ensemble». J’ai vu des emportements, des espèces de bastons collectives sur le net, des débats qui partent en sucette au bout de deux réponses… Mais bon, ça c’est le problème de toute organisation humaine et a fortiori de celles qui regroupent des gens qui ont des activités solitaires. Ceci dit les auteurs de bande dessinée s’en sortent pas si mal. Sauf erreur de ma part, le SNAC BD était opposé à Hadopi ce qui l’honore (par rapport au SNAC «en général» dont je n’encaisse toujours pas la position pro-Hadopi)…

Il faut peut-être que j’explique comment je fonctionne… je ne suis pas un spécialiste, je ne suis pas comme toi, comme les «observateurs» passionnés ou comme les acteurs hyper impliqués… Je ne lis pas tout, je ne sais pas tout et donc, en conséquence ce que je raconte est peut-être un tissu d’âneries… Mon propos c’est surtout d’ouvrir le débat d’un point de vue un peu différent. Celui de l’hybride que je suis : Je ne viens pas de ce monde de la bande dessinée, j’y suis arrivé très tard (à 29/30 ans), je suis juridiquement un éditeur (numérique) mais aussi un auteur, un dessinateur mal assumé et un scénariste par surprise, je suis passionné par la politique depuis que je sais que ça existe (ou à peu près)… En gros j’ai beaucoup de mal à me situer mais j’ai une petite légitimité, celle que tout ceux qui font ont. Elle n’est pas meilleure que celle de ceux qui observent, elle la complète. Et puis j’ai tendance à vouloir l’ouvrir, quitte à dire des conneries. Ce que je peux reconnaître sans trop d’effort. J’aime voir un débat avancer, pas le perpétuer jusqu’à la mauvaise fois pour le seul plaisir du désaccord.
Donc je lis ta Numérologie, je me débats dans le bordel de la création d’entreprise, j’essaie de vivre de mon métier, je négocie avec des éditeurs en tant qu’éditeur un jour puis en tant qu’auteur le lendemain, je me souviens de ce qui me marquait quand j’étais étudiant en droit, je discute avec le Motif et au final j’en ressors deux ou trois trucs qui m’apparaissent plus ou moins pertinents. J’ai un rapport d’éditeur avec des dessinateurs ou des scénaristes mais aussi, dans la même relation, de scénariste ou de co-scénariste. Bref je suis dans une position impossible. Cette position c’est celle sur laquelle je fonde mon point de vue et quelques unes de mes actions concrètes. Ceci étant dit je ne sais pas si ce point de vue ou ces actions sont plus pertinentes pour autant, mais j’essais.
Sur Hadopi je trouve que c’était juste, surtout au départ, d’une bêtise totale et qu’on a toujours tort quand on insulte son public. Enfin sauf si c’est dans une démarche artistique… si un auteur a envie de traiter son public de «gros connards de bâtards» il doit le faire, mais l’institution culturelle qui pointe d’un doigt accusateur la masse du «public» en disant «raque comme JE le décide, achète ce que JE veux et dénonce ton voisin ou bien je te coupe les couilles»… C’est maladroit non ?
Et puis, merde, on a des types qui défendent ce mépris du public et qui, après, justifient la production de merde parce ce que le public demanderait. En gros on veut une masse débile et docile. On l’abrutit et on la fouette. C’est pas nouveau en même temps mais je me sens autorisé à trouver qu’on n’est pas allé chercher très loin la réponse à une mutation colossale des usages culturels qui aurait pu ou dû apparaître comme une opportunité formidable ou au moins un champ d’exploration sérieux. Voilà, pour moi, la réponse HADOPI ce n’est pas sérieux, ce n’est pas à la hauteur de la mutation qui nous tombe dessus (en plus du reste).
Mais là encore, la réponse des industries de la culture a sa logique (même si à mon humble avis, à terme, elle est un peu à côté de la plaque), ce qui est gênant c’est que les pouvoirs publics (de droite comme de gauche, du moins gouvernementale) ne se soient pas emparés de ces questions de la mutation, de la révolution numérique par rapport à son impact sur la société, la transmission, le partage et, bien entendu, last but not least, la création. Plutôt que d’engager un rapport constructif, ambitieux, quitte à être conflictuel, pédagogique, avec les différents acteurs, elle semble s’être contentée de céder aux lobbies les plus bruyants, lesquels, finalement étaient dans leur rôle.

En ce qui me concerne, je ne pense pas avoir été piraté. J’aurais peut-être un discours différent si ça avait été le cas mais est ce que j’aurais davantage raison ? C’est un peu comme quand on est victime d’une agression on se trouve soudain totalement favorable à la lapidation en place publique suivie du supplice de la roue puis de l’empalement… On a des raisons mais au regard de l’histoire, de la société, du progrès, on a un peu tort quand même. Ce que je veux dire c’est que l’intérêt général (ou notre intérêt particulier d’ailleurs) ne correspond pas nécessairement à l’idée que nous nous en faisons simplement parce que nous y sommes et que cette idée nous apparaît légitime parce qu’on est «réellement», concrètement, touché d’une manière ou d’une autre.
J’enfonce un peu des portes ouvertes mais il y a bien un moment où il va falloir se poser la question de la culture en général, de ceux qui la produisent en passant par ceux qui la diffusent, sans oublier au passage, si possible, mais là j’en demande beaucoup, ceux qui la font, concrètement, les créateurs jusqu’à ceux qui la reçoivent. La culture c’est tout ça. Tout ça PLUS l’insaisissable mouvement latéral du partage, du discours, du bouche à oreille, de l’émotion, de la découverte. Ce n’est pas QUE les institutions habituelles de la production et de la diffusion. Mais ce n’est pas non plus le pouvoir absolu du public qui n’a pas à prétendre se contrefoutre des trois premiers. Parce qu’à terme il se le prendra probablement dans la gueule aussi. Y a qu’à voir la qualité de la culture «gratuite». Elle existe, elle est à la télé. Elle est financée par la pub. Le succès de Secret Story (accès gratuit) plutôt que les séries HBO (accès payant). C’est amusant de voir les gens mater en pirate Game of Thrones qui a été financé par les abonnements. Si les abonnements s’effondrent, plus de Game of Thrones ou de Mad Men.
Bon je sais qu’il y a aussi d’excellents programmes en accès gratuit financés par la pub. Mais ce que je veux dire c’est que c’est comme sur le net, ça peut cohabiter, le gratuit est riche de mille choses et le payant en permet mille autres… Et la licence globale me semble être essentiellement un énorme bordel mais on me promet régulièrement de m’expliquer pourquoi pas du tout. Je suis prêt à changer d’avis… Mais faudra que ses supporters commencent par cesser d’en parler en donnant l’impression de penser que la culture numérique ce n’est que le cinéma et la musique (et ensuite, quand ils auront tout intégré, qu’ils pensent au fait qu’on va vers de l’hybride permanent).
Aujourd’hui Hadopi a évolué vers des aspects vaguement pédagogiques ou d’accompagnement dans une tentative un peu désespérée de se faire aimer ou du moins, tolérer. Le plus simple ne serait il pas de refonder tout ça, de passer à autre chose ?
Dans la défense d’Hadopi j’étais troublé de voir des créateurs, des auteurs dire ok à des entorses qui m’apparaissaient graves à des principes importants. J’ai découvert un corporatisme un peu dérangeant parce que j’avais la naïveté de penser que dans ces professions nous avions à cœur de nous inscrire dans le corps social général avec une ambition qui nous dépasserait. Bon en fait, c’était couillon, y avait pas de raison qu’on le soit plus ou moins que les plombiers ou les ingénieurs nucléaires ou les médecins. Et d’ailleurs c’est peut-être très bien comme ça… Le coté Artiste vigie officielle du progrès c’est un peu flippant non ?
Pour les œuvres indisponibles, voir le SNAC tolérer certes à contrecœur et faute de mieux la mainmise des sociétés de gestion de droit et des éditeurs sur nos œuvres au motif d’avancées pour le moins discutables m’a un peu désolé. Nous nous en sommes expliqués. Je ne suis pas plus d’accord mais je sais l’importance de ce qu’ils essaient de concilier, de porter et de défendre. Qu’on ne me fasse donc pas dire ce que je n’ai pas dit. Le SNAC est quasiment tout ce que nous avons. C’est bien pour ça qu’il s’expose. Je préfère ne pas être d’accord de temps en temps, ce qui est stimulant, plutôt que de regarder les géants écraser les moucherons que nous sommes. Le SNAC c’est un David qui fait ce qu’il peut. Heureusement.

Xavier Guilbert : Pour revenir sur des choses plus tranquilles… qu’est-ce que tu prépares pour après les Autres Gens ? Tu as laissé entendre que tu avais déjà un projet, ce sera encore du numérique ?

Thomas Cadène : Très honnêtement, comme je te disais : les Autres Gens, je termine tel que c’est aujourd’hui. Et il est évident que ce que je disais comme possibilité de poursuite en spin-off ou je ne sais quoi, c’est déjà ce qui me titille. Pas sur le même format, pas de la même manière, mais c’est quelque chose qui me travaille. J’ai commencé à en parler un peu avec Dupuis, mais après on s’est trouvé confrontés à «mais comment on fait ça ?» J’ai réfléchi à ça.
Après, il y a des trucs dont je ne veux pas parler parce que je suis superstitieux. En ce moment je suis en train de bosser sur un truc jeunesse pour Bayard, un projet de livre pour Bayard Kids avec Christophe Gautier. J’adore faire ça. C’est drôle parce que Christophe Gautier, j’adorais avant d’exister dans ce métier. J’avais ce truc avec son trait. J’adore son style. Et c’était très drôle, tout d’un coup, de bosser avec quelqu’un dont j’ai admiré le travail. Donc on fait un truc jeunesse, et là à écrire c’est intéressant, parce que l’on est à la fois dans le feuilletonnant, puisque c’est une prépublication dans Moi Je Lis, il y a six pages par mois. J’adore ça. Et là, j’écris du papier, j’écris pas du numérique. C’est différent, c’est aussi ça qui est chouette !
Sinon, je n’arrête pas de penser numérique. Mais je n’en dis pas trop. Sinon, les autres trucs, je n’ai pas le droit d’en parler. Ah si, il y a quelques personnes qui m’ont demandé des scénarios, donc je vais essayer d’écrire des scénarios pour d’autres, mais plus traditionnels… Quoique… J’aimerais vraiment … il y a des trucs à faire.

Xavier Guilbert : Une dernière question — est-ce qu’aujourd’hui tu te sens plus légitime ?

Thomas Cadène : Euh, pas tant que ça, en fait. En fait… c’est très bizarre, je n’arrive pas à me sentir dans la famille. Et je ne peux pas expliquer pourquoi, parce que j’ai des amis, on ne me maltraite pas mais non, je ne me sens pas vraiment beaucoup plus légitime, en fait. En plus, après il y a l’aspect — en ce moment, la bande dessinée, je la ressens comme sinistrée, en tant qu’auteur. Et très honnêtement, je ne suis pas du tout en mesure de dire si dans six mois je ferai toujours de la bande dessinée. Et ça, je trouve que c’est incroyable. Parce qu’on voit tous des auteurs qui disent qu’ils ne peuvent plus continuer à faire de la bande dessinée alors qu’ils en vivaient ou que ça faisait au moins une base de revenu solide. On parle d’auteurs qui ont une carrière autrement plus impressionnante que la mienne, des bibliographies autrement plus intéressantes que la mienne. J’ai donc bien évidemment non seulement l’impression mais surtout la certitude de ne pas avoir garanti ma place, et donc de ne pas y être. C’est un peu épuisant.
Mais non, je ne suis pas — tu l’as vu, quoi. Je suis ignare en bande dessinée… Attends, je fais de la bande dessinée depuis cinq ans. C’est rien. Je suis un jeune auteur. Mais bon, par contre, je pense que j’ai peut-être battu le record du nombre de collaboration en scénario. Il faudra que je le fasse homologuer. Mais, bon, je n’ai plus de problème de complexe, c’est un peu différent. Je ne me sens pas particulièrement légitime, mais je ne me liquéfie plus, je ne vais pas me cacher sous terre dès qu’il y a un auteur qui vient me parler. Là-dessus, je suis beaucoup plus à l’aise avec moi-même qu’au début, ça c’est vrai. Mais bon. Je ne sais pas ce qu’il faut, de toute façon. Je ne sais pas. C’est ce qui peut résumer tout ce que je viens de dire : Je ne sais pas. Je parle, je parle mais je ne sais rien. Tout n’est qu’illusion !

[Entretien réalisé à Paris, le 9 mai 2012.]

Entretien par en juin 2012