Marc-Antoine Mathieu – L’acte de scénographie

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Marc-Antoine Mathieu est auteur de bande dessiné et scénographe d'expositions. Il travaille, avec Philipe Leduc, au sein de l'atelier Lucie Lom. Depuis 1985, Lucie-Lom a scénographié de très nombreuses expositions de bande dessinée pour des festivals (Angoulême, Blois, Bastia..) ou des institutions (Opéra Bulles à la Grande Halle de la Villette, en 1991).

Pierre-Laurent Daures : Comment a débuté l’aventure de l’atelier Lucie Lom ?

Marc-Antoine Mathieu : L’atelier Lucie Lom existe depuis 1984 et a organisé ses premières expositions en 1988. La première n’était pas une exposition de bande dessinée, mais une exposition sur les affichistes polonais des quarante années d’après guerre.[1] Déjà, nous étions animés d’une volonté de donner, par la scénographie, des clés de compréhension des affiches exposées : il s’agissait de mettre en scène des signes pouvant évoquer le contexte historique de la Pologne durant sa période communiste, et de les mettre en œuvre dans le décor, avec un climat sonore, lumineux…

PLD : La connaissance de cette période particulière de l’histoire polonaise par un public angevin n’est pas forcément très développée : pour produire des signes compréhensibles n’êtes-vous pas conduit à puiser dans les stéréotypes ?

MAM : C’est en effet le risque à éviter, il ne faut ni faire du théâtre ni du stand didactique. Pour cela, il faut s’attacher à ce que ces signes dialoguent avec les affiches et rechercher les éléments à mettre en scène qui peuvent dialoguer avec l’œuvre. Il ne s’agit pas de construire un décor de théâtre reproduisant la Pologne de l’époque, mais il faut composer un agencement de signes de manière sensible et emmener les gens dans une histoire. Il y a aussi un parcours obligé : on rentre par un endroit, on en ressort par un autre, et entre les deux, il y a une histoire à raconter. Dans nos scénographies, le parcours est l’histoire, c’est souvent vérifié.

PLD : Comment en êtes-vous venu à l’exposition de bande dessinée ?

MAM : Il se trouve que cette exposition «Plakat Polski» avait été vue par Eric Chevillard, qui en avait parlé à François Vié qui était à l’époque à la direction artistique du Festival. Il avait déjà fait deux ou trois expositions scénographiées dans cet esprit : nous étions un peu cousins dans l’approche. Il nous a appelés et nous a confié une exposition sur la bande dessinée espagnole[2] puis l’année d’après une autre sur la bande dessinée anglaise,[3] puis sur les mangas[4] … Nous faisons deux ou trois scénographies par an, ce qui est déjà beaucoup. Nous n’avons jamais eu envie de grossir et d’avoir à gérer de front vingt scénographies par an, faites à distance : nous tenons à mettre la main à la pâte, à ajuster nos sons et nos lumières nous-mêmes, de manière à avoir vraiment ce que nous voulons.

PLD : Comment se prépare une exposition de bande dessinée ?

MAM : L’idée qui prévaut est de scénographier des thèmes plutôt que des auteurs. Scénographier un thème, c’est toujours plus intéressant que scénographier un style parce qu’un style se scénographie lui-même : une bande dessinée a évidemment déjà ses décors, sa lumière, sa musique… rajouter de la lumière ou du son sur un objet qui en est déjà doté, c’est inutile, voire dangereux : cela peut conduire à réduire une œuvre.

PLD : la bande dessinée est déjà sonore, visuelle, elle fait déjà appel à plusieurs sens donc vouloir la scénographier, c’est donc être dans la redondance ?

MAM : Oui, soit on tombe dans la redondance, soit dans le conflit : ça peut être un vrai problème. La bande dessinée n’est pas faite pour l’exposition, mais pour la publication. Cependant, dans des manifestations telles que les festivals, il peut être intéressant de trouver des moyens pour prolonger le livre, dans une idée de partage collectif, avec le public. La scénographie apporte des solutions, mais ne permet pas tout : tout n’est pas scénographiable, et dans la bande dessinée encore moins. C’est pour cette raison que nous avons toujours travaillé plutôt sur des thèmes, parce qu’à travers des thèmes, on peut trouver des lignes de force, prolonger des questionnements, et trouver plus de choses à révéler.

PLD : En fait, il s’agit d’un travail de relecture… Conduit-il à substituer l’auteur de la scénographie aux auteurs exposés ?

MAM : Pas toujours, mais parfois en effet — et quand c’est réussi — on a pu entendre dire que c’est «la vision du manga par les Lucie Lom», de la même manière qu’une œuvre d’opéra est mise en scène par quelqu’un d’autre que son auteur. C’est revendiqué. Bien évidemment, l’exercice est délicat car le décor, le son et toute la scénographie ne doivent pas empiéter sur l’œuvre exposée. C’est le danger d’une scénographie trop prenante. Dans l’exposition sur les comics anglais,[5] nous étions un peu tombé dans ce piège : on rentrait dans l’exposition par le tunnel sous la manche en construction (le douanier était évidemment Margaret Thatcher) puis on rentrait dans une vieille salle de classe des années 50 qui était sous l’eau, et les bandes dessinées étaient dans les pupitres. L’idée était à la fois de ramener les visiteurs dans l’enfance évoquée dans ces comics anglais et aussi de leur faire découvrir le nonsense anglais : Afin de faire découvrir le monde de la bande dessinée anglaise à des français qui ne la connaissent pas du tout, nous emmenions le visiteur dans une histoire de la bande dessinée anglaise à travers des décors qui portaient des signes. Le visiteur était ensuite conduit dans un monde de docks, puis sortait par un pont roulant qui menait vers l’Europe. Mais l’éclairage, la musique, le son étaient conçus pour mettre de la distance entre le visiteur et le décor, afin que les objets et les architectures soient pris comme des signes et non comme des décors naturalistes.
Mais on voyait bien que les gens venaient sur un bouche à oreille qui ne parlait pas tellement de bande dessinée anglaise, mais plutôt de la mise en scène : «une expo magique, merveilleuse…». Il est évident que si l’exposition avait été constituée de 150 planches sur un mur blanc, ça aurait été différent. C’était aussi une opération de séduction : l’enjeu d’un festival et d’une exposition, c’est aussi d’attirer les visiteurs. C’est également une opération de mise en sens : avec la muséographie et la scénographie, il y a les moyens de faire dialoguer un espace et une œuvre. Dans ce cas, le coté spectaculaire avait un peu dépassé le coté significatif.

PLD : Quels sont les objets exposés ?

MAM : On peut exposer des planches originales, des imprimés, des objets conçus pour l’exposition… beaucoup de choses. La limite, ce sont les représentations humaines telles que les mannequins par exemple : nous voulons faire en sorte que les expositions soient incarnées, non pas par des mannequins que nous aurions disposés, mais plutôt par les visiteurs eux même. Dans Opéra Bulles,[6] par exemple, on entrait dans un camping vide, la nuit, parce que tout le monde était parti voir les feux d’artifice du 14 juillet : Il n’y avait personne dans le camping.

PLD : Il faut protéger le processus d’identification qui naît de la lecture et éviter de le détruire dans l’exposition ?

MAM : C’est une première raison. La deuxième raison, c’est qu’un personnage comme Alack Sinner, par exemple, existe déjà, et il existe déjà formidablement parce qu’il est dessiné, et non pas parce qu’il est en volume. L’espace vide et l’ombre sont très importants parce que le visiteur voit dans l’ombre ce qu’il a envie de voir. De la même manière, l’absence de personnage sera comblée par l’imaginaire du visiteur, qui va évidemment y mettre les personnages qu’il a envie de voir, avec sa mémoire. Donc, dans une scénographie réussie, le décor a vocation à se faire habiter par les personnages de bande dessinée.

PLD : Quand on expose, c’est pour un public de lecteurs de bandes dessinées ?

MAM : Globalement, qu’il s’agisse d’un public de lecteurs ou non ne change pas grand-chose. Nous nous intéressons au contenu et au sens des choses plutôt qu’à la cible. Nous avons découvert la bande dessinée espagnole, les mangas… ainsi que les contextes de création de ces œuvres là. Notre travail consiste à retranscrire ces émotions, ces interrogations à l’aide de la lumière, de la distribution de l’espace…

PLD : L’idée est donc de faire découvrir quelque chose ?

MAM : Le but est là. Pour cela, nous nous plongeons dans le thème ou l’œuvre de l’auteur… Prenons l’exemple du manga. En 91, personne ne connaissait le manga en France, alors qu’il y avait un vrai phénomène du manga au Japon. Nous sommes allés là bas 15 jours, nous nous sommes imprégnés, et en revenant, nous avons choisi l’approche sociologique : en tant que visiteur, même si on connaissait un peu l’existence du manga, on ne savait pas l’ampleur du phénomène, les millions d’exemplaires vendus… Donc on rentrait dans l’exposition[7] en passant à travers des énormes balles de papier qui allaient au recyclage et qui étaient remplies de manga : l’idée était de suggérer que l’édition manga a beaucoup à voir avec les marchands de papiers… Le manga est une industrie, parachutée pour un week-end dans l’espace hautement culturel du CNBDI de l’époque. Ensuite, on pénétrait dans un univers complètement aseptisé à la japonaise, qui donnait l’impression d’être au fond d’une piscine vide, mais, en bougeant des petits casiers, on voyait apparaître beaucoup de complexité : quand on ouvrait un des carreaux, on découvrait que, derrière se cachaient des mangas, mais aussi des choses extrêmement complexes…. Derrière ça il y avait évidemment une métaphore, il y avait des pistes de lecture du mystère japonais.
Le travail du commissaire d’exposition peut se formuler ainsi : «je vais vous montrer ce que vous ne connaissez pas, et son étendue.» En prolongement de cela, ou en deçà, nous montrons le contexte de création : qu’est-ce que c’est que le Japon ? Qu’est ce qui au Japon fait que les mangas sont comme ça ? Cette obsession du corps, par exemple : à nous scénographes de trouver les signes qui, dans la société japonaise, peuvent donner des pistes de lecture et des pistes de réponses à ces questions. Cela signifie qu’une scénographie n’est pas forcément qu’une scénographie, mais peut être aussi une muséographie. Pour l’exposition des mangas, notre travail était à la limite du muséographique. La différence c’est qu’une muséographie va plutôt vers le signe, alors qu’une scénographie va plutôt vers une atmosphère. Les muséographies, comme celle du musée Dapper, à Paris, ou du musée du Quai Branly, sont plutôt dans la conception et le façonnage d’un écrin. On y crée un cadre qui fait aller vers l’objet qui est exposé, un focus, parfois. La scénographie est une relecture, un agencement de signes qui peuvent donner des clés, ou préparer le terrain, qui mettent dans un certain état d’esprit pour avoir une relecture de l’objet exposé, et dans lequel l’imaginaire du regardeur est convoqué.

PLD : A la limite, on peut se passer de l’objet original lui-même ?

MAM : Dans le parcours Juillard,[8] en 97, c’était le cas. Notre point départ était qu’on ne pouvait ne pas scénographier une exposition de Juillard. Le dessin est très beau, mais il n’a pas besoin d’un éclairage particulier. Le lecteur entre dedans, et pénètre dans le récit. Faire une exposition toute simple avec le Cahier Bleu[9] était une possibilité : les gens lisent, ils se promènent… avec un éclairage tout simple, cela aurait pu être intéressant. Cependant, pour rendre compte de la richesse protéiforme de l’œuvre de Juillard, nous devions trouver autre chose. Nous avons donc conçu un «parcours Juillard». Comme il travaillait beaucoup sur l’histoire, avec l’Epervier[10] par exemple, et qu’Angoulême est aussi une ville d’histoire, nous avions trouvé intéressant de marier les deux : il y avait seulement des reproductions agrandies de dessins de Juillard qui avaient été repeintes en grand (l’impression numérique n’existait pas encore) et qui ressortaient, marouflées sur les murs d’Angoulême. C’était des fragments, des fragments de mémoire. C’était simple, mais ca fonctionnait.

PLD : Tu te reconnais dans le terme «exposition-spectacle» ?

MAM : Oui, pourquoi pas, mais nous ne le revendiquons pas. L’entrée de l’exposition Moebius,[11] par exemple, faisait penser à une exposition-spectacle : Cette grande feuille blanche, avec un cyclo au fond, c’était théâtralisant, avec Moebius sur sa table «à grandes pattes»… oui, c’était vraiment l’effet recherché. Mais c’était dans le cadre d’un hommage rendu : le scénographe, ou le dramaturge, à certains moments, parle avec son cœur, il outrepasse son rôle de pédagogue…

PLD : Quand la scénographie est aussi importante, est-ce qu’on n’est pas en train de chercher une solution à un problème qui n’en a pas, qui est celui d’exposer la bande dessinée ?

MAM : Complètement. Je pense que l’exposition scénographiée répond à l’échec de montrer au mur la planche originale. Elle pallie ! On crée une exposition pour faire découvrir que la bande dessinée c’est aussi du dessin, du texte, un univers… C’est boiteux, donc il va falloir scénographier pour faire des choses justes à partir d’un projet boiteux. Nous réussissons parfois à faire des choses justes, à amener des gens à découvrir ou à redécouvrir… Nous avons des échos de gens qui nous le disent, donc ça marche malgré tout… Mais à condition de vraiment poser la question du sens et surtout de se reposer à chaque fois la question de l’utilité. Nous avons refusé beaucoup d’expositions parce que nous n’y voyions pas d’intérêt.

PLD : Comment se déroule la conception d’une exposition ?

MAM : Au départ, nous sommes sollicités sur un thème ou un auteur. En général, on est toujours venu nous chercher pour une collaboration très en amont, un travail commun de questionnement, une participation au contenu… Ce n’est jamais une demande de décor au service d’une exposition déjà conçue. A ce stade-là, il y a déjà un commissaire qui est pressenti, il y a déjà des contenus qui ont été repérés et nous travaillons sur des planches, un auteur, un pays, un thème général. C’est le cheminement classique de tout interprète : on s’imprègne du sujet, on laisse reposer, on identifie des axes, des récurrences, des climats… et à partir de là, on commence à précipiter, à faire des dessins, à imaginer quels types d’installation, de climats, d’histoire on pourrait arriver à construire autour du sujet. Ce sont des dessins, des croquis, des maquettes. Il nous est arrivé de faire des maquettes du lieu : c’était le cas pour la Grande Halle[12] où il avait fallu faire de très grandes maquettes, avec des niveaux, des escaliers… quand l’espace est complexe, la modélisation 3D ne suffit pas, les dessins ne suffisent pas.

PLD : À ce stade, vous avez déjà en tête les quatre ou cinq aspects ou lignes de force que vous allez retenir dans les œuvres exposées ? Ça veut dire aussi que vous en avez abandonné ?

MAM : Bien sûr. La difficulté, dans le travail de scénographe, ce n’est pas le travail d’analyse qui consiste à repérer les contenus. C’est d’ailleurs en général le travail du commissaire de l’exposition. La difficulté consiste plutôt à trouver l’âme du sujet, de l’auteur ou du thème. Une fois que nous avons saisi l’essence du thème se pose la question de comment la restituer avec l’espace, le son et la lumière, dans un autre espace que celui de la bande dessinée. Par exemple, l’évocation du Garage Hermétique[13] de Moebius dans l’exposition, ce n’était pas LE Garage Hermétique, tout en l’étant complètement : ça n’illustrait pas Moebius mais ça le suggérait de façon très simple : il faut rester en deçà de l’œuvre exposée. Après avoir trouvé ce type d’idée, il faut reconsidérer le travail du commissaire d’exposition : à partir du dispositif, il peut paraître intéressant de mettre quinze pages plutôt que trois, ou d’autres pages… Parfois, on arrive à ce dialogue entre le fond et la forme.

PLD : Dans une exposition moins scénographiée, on va trouver des panneaux de texte explicatif, des cartels ; le rôle du scénographe est-il de les remplacer ?

MAM : D’une certaine manière, mais ce n’est pas uniquement cela : le panneau de texte parle à l’intellect, il est fondé sur une pédagogie. L’espace, la lumière et le son font plutôt appel au sensible. Pour en revenir au Garage Hermétique, beaucoup de gens ont pu passer à coté du livre Le Garage Hermétique de Moebius. Mais peut être qu’avec la transposition qu’on en a fait, certaines personnes ont pu rentrer plus facilement dans l’œuvre, y prendre un plaisir qu’elles n’auraient pas eu sinon. Il y a l’expérience de la scénographie pendant l’exposition, et la relecture ensuite de l’œuvre. C’est tout l’enjeu de la médiation culturelle en général.

PLD : Sur l’aspect économique : ce sont des expositions qui coûtent plus cher ?

MAM : Oui, parce qu’en général, il y a beaucoup de travail de conception sur les volumes, sur la lumière, le son, les encadrements, tous les traitements vidéo, certains effets spéciaux… Il faut aussi parfois envisager sérieusement tous les coûts engendrés par la maintenance. Il est préférable qu’il y ait un budget de départ, dans lequel nous nous efforçons de tenir, en tenant compte des contraintes. Ce sont des budgets qui vont de 20 k€ à 500 k€ pour Opéra Bulles.[14]

PLD : Lorsqu’une exposition tourne, touchez-vous des droits d’auteur ?

MAM : Oui, mais c’est très rare. Et la plupart du temps on les laisse libre pour certains festivals comme Blois, ou Bastia par exemple, dont on sait très bien que les budgets sont serrés, et gérés de manière totalement désintéressée. En revanche, c’est arrivé dernièrement pour l’exposition Ombre et Lumières,[15] créée à la Cité des sciences et de l’industrie, qui est partie au Brésil : il y avait des droits, qui étaient prévus au contrat.

PLD : Voyez-vous des différences d’approche entre les différents commanditaires avec lesquels vous avez travaillé ?

MAM : Entre les festivals de Blois, de Bastia et d’Angoulême, franchement, je ne distingue pas de différence d’approche majeure, à part les lieux, peut-être… Mais nos interlocuteurs ont toujours joué le jeu et trouvé de nouveaux espaces imprévus, ou détourné d’autres de leur fonction première.

PLD : Est-ce le signe d’une maturité collective des différents acteurs en matière d’exposition ?

MAM : Oui, surtout que tout est encore possible. Les expositions de Blutch et Fabio, au festival d’Angoulême[16] étaient par exemples très intéressantes, parce qu’ils ont pris en charge leur projet, dans une très grande simplicité. Il y avait des professionnels, plutôt des décorateurs, au service des auteurs qui indiquaient leurs souhaits. Je pense que c’est une direction très intéressante à suivre : faire en sorte que l’auteur prenne en charge son exposition, en mettant à sa disposition des professionnels : technicien vidéo, etc.

PLD : Il s’agit qu’il prenne en charge quelle partie : le commissariat, la scénographie ?

MAM : Tout : la manière de montrer. Bien sûr, tous les auteurs ne sont pas forcément intéressés par ce genre d’expérience. Certains auront plus de difficultés que d’autres et il faudra les accompagner. On n’est plus dans le sempiternel accrochage de planches de bande dessinée… Il fut une époque où il fallait sacraliser la bande dessinée, afin de prouver son importance. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas : elle a acquis une légitimité et il n’est plus nécessaire d’être dans un discours du type : «regardez comment David B. est un fabuleux raconteur d’histoires.» On peut montrer les dessins de David B., seuls, sans commentaire. J’y vois le signe que la bande dessinée est tout simplement devenue une évidence.

PLD : On a passé le stade de la preuve…

MAM : C’est un peu ce qui nous avait guidé sur l’exposition de Juillard ou sur celle de Moebius : l’intention n’était pas de faire une rétrospective exhaustive de l’œuvre de Moebius. Pour Moebius, il y avait au départ 380 planches et nous avons choisi de nous limiter à 170 parce qu’on ne pouvait pas mettre plus de 200 pages dans cet espace. Il faut être exhaustif en montrant toutes les pistes, mais pas toute l’œuvre. De même, lors de l’exposition Les musées imaginaires de la bande dessinée[17] que nous avons réalisé au CNBDI avec Thierry Groensteen, en 2002, notre approche commune n’était pas de montrer combien la bande dessinée est riche, belle et forte, mais plutôt de jouer de manière décalée sur tous ses aspects, sa complexité, sa résonnances dans le monde d’aujourd’hui…
Aujourd’hui, nous ne ferions plus de la même manière la scénographie de certaines expositions. Je referais Opéra Bulles de la même façon, sauf peut-être l’exposition Goscinny.[18] En revanche, l’exposition sur la bande dessinée anglaise,[19] aurait aujourd’hui moins besoin de spectaculaire. Et dans la forme, certaines technologies existant aujourd’hui amèneraient à des solutions différentes… Mais dans les choix de base, il n’y aurait pas de variation. Par exemple pour l’exposition sur la bande dessinée espagnole,[20] nous faisions entrer les visiteurs dans un espace où il n’y avait rien, pas de bande dessinée, comme une arène, toute rouge ; et autour en trompe-l’œil, une grande place, semblable à celle de Salamanque, mais circulaire, pas carrée. Et les gens devaient aller dans les coulisses pour voir les bandes dessinées, qui y étaient cachées. Ce dispositif évoquait le fait que les jeunes espagnols, sous Franco, lisaient des bandes dessinées sous le manteau. Aujourd’hui, nous aurions probablement exactement la même approche. Sauf qu’avec l’impression numérique, il serait possible de faire un meilleur trompe-l’œil, et avec les nouvelles technologies LED, on pourrait faire une aube, ou une nuit pour bien moins cher !…

PLD : Il s’agirait du même principe avec des signaux plus faibles, parce que le public est plus habitué ?

MAM : Oui, pour cela aussi. Un public plus averti, plus cultivé. Plus ouvert aussi, car la bande dessinée a ouvert le regard des gens. On s’en rendra compte un jour, et alors son rôle sera reconnu véritablement, encore mieux qu’il ne l’est aujourd’hui.

[Les propos retranscrits ici ont été recueillis lors d’un entretien accordé le 7 février 2011 par Marc-Antoine Mathieu dans le cadre d’un travail de recherche universitaire. Marc-Antoine Mathieu a gracieusement accepté que leur retranscription soit publiée sur du9.org.]

Notes

  1. Impressions polonaises, Ville d’Angers, Théâtre Municipal, 1988.
  2. Espagnes, Espagne, Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, Angoulême, 1989.
  3. God Save the Comics, Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, Angoulême, 1990.
  4. Mangavision, Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, Angoulême, 1991.
  5. God Save the Comics, exposition citée.
  6. Opéra Bulles, la Grande Halle de la Villette, Paris, 1991.
  7. Mangavision, exposition citée.
  8. Histoires de rues, Fresques d’après Juillard, Festival International de la Bande Dessinée, rues d’Angoulême, 1997.
  9. André Juillard, Le cahier bleu, Casterman, 1994.
  10. André Juillard, Les 7 vies de l’Epervier, Glénat, 1983 à 1991.
  11. Traits de génie, Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, Angoulême – 2000.
  12. Opéra Bulles, exposition citée.
  13. Moebius, Le Monde du Garage hermétique, Les Humanoïdes Associés, Paris, 1990 à 1992.
  14. Opéra Bulles, exposition citée.
  15. Ombre et Lumière, Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 2005.
  16. Blutch, Festival international de la bande dessinée, Angoulême, 2010 et Fabio, Festival international de la bande dessinée, Angoulême, 2010.
  17. Les Musées imaginaires de la bande dessinée, CNBDI, Angoulême, 2002.
  18. Goscinny, profession humoriste, créée au Centre National de la Bande Dessinée et de l’Image, Angoulême en 1991 a été intégrée à l’exposition Opéra Bulles en 2001.
  19. God save the comics, exposition citée.
  20. Espagnes, Espagne, exposition citée.
Entretien par en avril 2012