FRMK

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Depuis son apparition à l'aube des années 2002, le FRMK (réunion des deux composantes Fréon et Amok) demeure l'un des éditeurs qui incarnent le mieux une forme d'avant-garde de la bande dessinée. Au cours de ce long échange avec Thierry van Hasselt et Yvan Alagbé, aventuriers de la première heure, la discussion (qui aurait pu durer plus encore) a abordé tout autant les aspects les plus pratiques que les réflexions les plus théoriques -- esquissant la vision singulière d'un éditeur se voulant au cœur de la bande dessinée.

Xavier Guilbert : On vous a souvent qualifiés d’avant-garde. Je trouve que vous avez conservé cette sorte d’avant-garde, avec des livres qui continuent à être singuliers. J’ai l’impression qu’il y a une patte graphique qui vous appartient, un travail sur les matières en particulier — chez Vincent Fortemps, chez Dominique Goblet, tout ce qui a été fait dans Match de Catch, ou encore dans Ecole de la Misère. Un travail avec la matière, et la matière « bande dessinée » qui sort de l’ordinaire. Je trouve assez étonnant, quand vous décrivez la manière dont fonctionne la « nébuleuse » éditoriale qu’il en sorte quelque chose d’une cohérence assez impressionnante.

Yvan Alagbé : La cohérence, ce n’est pas contradictoire. Le groupe se constitue aussi autour de ça, donc ça se fait un petit peu tout seul. Il n’y a jamais eu de…

Thierry van Hasselt : Mais il y a une famille matière, et il y a une famille d’anti-matière aussi (rires). Parce qu’il y a des gens comme Marko Turunen ou Cowboy Henk, on n’a pas du tout envie que ce soit cernable. Ce dont on a envie, c’est de publier des auteurs qui nous amènent dans une zone improbable de la bande dessinée, où l’on n’a pas pensé que l’on pourrait un jour aller. Des zones un peu étrangères, ou hors-limites. Et il y a des choses qui ne sont effectivement presque plus narratives, d’autres qui sont très narratives, mais qui prennent — parce qu’entre Cowboy Henk et, je ne sais pas, Par les sillons, par exemple, ou Le fils du roi, il y a de très grands écarts. Mais j’ai l’impression que quand on pose les aiguilles sur la carte à cet endroit-là, on voit tout de suite les lignes qui les relient.

Yvan Alagbé : De toute façon, on n’a jamais posé ni même essayé d’établir une espèce de grille, qui aurait fait qu’en prenant un bouquin, on saurait si oui ou non il convenait. On n’a jamais eu cette espèce de truc qui a facilité ensuite la reproduction, le catalogage d’un certain nombre de trucs de la bande dessinée — du petit format, de l’autobiographie, des thèmes sociaux, etc. On n’a jamais eu un truc de ce genre-là qui permettait de dire : « ouais, nous, c’est ça. » Alors oui, on peut dire qu’il y a un peu ce travail de matière qu’on ne voit nulle part ailleurs, ou presque nulle part ailleurs, mais ce n’est pas pour autant que ce soit ce qui nous définisse, ça peut être complètement autre chose.

Thierry van Hasselt : Moi, je suis très content quand on nous propose tout-à-fait l’inverse, quelque chose dont on ne penserait pas qu’il soit possible chez nous.

Xavier Guilbert : Je pense à De la viande de chien au kilo, par exemple.

Thierry van Hasselt : Voilà.

Xavier Guilbert : Tant dans le dessin que dans la fabrication ou le format, c’était très éloigné de…

Thierry van Hasselt : Peut-être ce qu’on retrouve, je crois, comme point commun, c’est l’idée que le livre devrait servir d’amplificateur au récit. Et donc on va chercher, dans le choix du papier, l’impression, les maquettes, le graphisme, le format, quelque chose qui est vraiment au service de l’œuvre qu’ils contiennent, et pas d’essayer de faire rentrer le projet dans une collection.

Yvan Alagbé : De toute façon, c’est ça. C’est ça la grosse différence —  parce que très vite, il n’y a pas de gros intérêt à avoir des discours du genre : on défend la création. Tout le monde peut dire qu’il défend la création. Tout le monde fait de la bande dessinée d’auteur. Tout le monde voit midi à sa porte. Par contre, cette idée de…

Thierry van Hasselt : … de défendre spécifiquement chaque auteur, en fait, et chaque livre, plutôt qu’une idée générale.

Yvan Alagbé : La maison d’édition est au service des œuvres. Pas au service des auteurs, au sens où on serait — mais au moins des œuvres, ça c’est sûr. C’est ça qui est prioritaire, et c’est ça le mouvement qui est constitué. Il n’y a pas de modèle constitué, qu’il faudrait nourrir d’approches bien précises, tout ça pour nourrir des lecteurs qui… Du fait, c’est toujours susceptible de se métamorphoser, parce que quelque part, c’est ça le sujet aussi. L’année dernière, on avait fait une rencontre où à un moment, Thierry parlait d’être sur la marge de la bande dessinée. Il y avait une question un peu là-dessus et tu répondais sur cette idée, et moi j’ai pris — alors ce n’était pas pour prendre le contre-pied à tout prix, mais je l’ai pris en disant que je considère que l’on n’est pas à la marge de la bande dessinée. Nous, on est au cœur de la bande dessinée, contrairement à plein d’autres. Je suis désolé, une maison d’édition qui fait des kilomètres de trucs qu’a si bien résumé [Jochen] Gerner quand il a fait la description des couvertures de Soleil — si ça ce n’est pas la marge de la bande dessinée, je ne sais pas ce que c’est. Ça n’a rien d’un cœur. Et moi je considère que on est au cœur de la bande dessinée dans le sens où…

Thierry van Hasselt : Les deux se défendent (rire). Parce qu’on a toujours envie d’être un peu ailleurs en même temps que dans la bande dessinée.

Yvan Alagbé : Mais ce que je veux dire, c’est que je ne parle pas de la bande dessinée au sens de ce que l’on entend par là — parce que l’on peut entendre ce que l’on veut derrière ce terme. C’est en marge d’une certaine bande dessinée, si on veut, mais quand je dis qu’on est au cœur de la bande dessinée, c’est une manière de dire que le langage nous importe. Notre matière, quelque part, c’est celle-ci. Le langage visuel, le langage — le langage en général. A ma connaissance, on est les seuls à se soucier de langage. Les autres veulent déjà raisonner — même certains qui ont voulu changer, même l’idée de vouloir changer la bande dessinée… On n’a jamais eu un discours aussi agressif que l’Association vis-à-vis de la bande dessinée, par exemple.

Thierry van Hasselt : C’est arrivé dans Frigobox.

Yvan Alagbé : Oui, il y avait certains trucs, mais… Si tu parles du point de vue du langage, un langage ne se juge pas. On dit des choses bien et pas bien avec du langage, on dit des bêtises, on dit des choses intelligentes. Je considère que le fait qu’on ait un vrai rapport — c’est ce que j’ai essayé de mettre en forme de manière un peu ésotérique dans certains bouts de texte où l’on parlait de « langue FRMK », c’est cette idée-là, au fond. Il suffit qu’il y ait une image, des traits sur quelque chose, et ça parle. Des griffures, ça parle. On ne fait que pousser — on va voir de la figuration même dans l’abstrait.

Thierry van Hasselt : Oui, mais quand tu enrichis, c’est comme si tu — moi j’imagine le match comme la frontière, et on essaie de pousser pour que ça s’ouvre. Quand on va travailler à Vielsalm, par exemple, avec des artistes handicapés mentaux, on amène dans la bande dessinée des choses qui viennent complètement de l’extérieur.

Yvan Alagbé : Mais qu’est-ce que ça veut dire, les amener dans la bande dessinée ? Pour moi, de fait, on est dans le langage, on cherche dans le langage.

Thierry van Hasselt : Oui, mais ça y amène quelque chose qui n’y était pas. Et qui du coup, nous oblige à trouver des solutions…

Xavier Guilbert : J’ai l’impression que vous partez dans une direction qui reste de la bande dessinée, mais sans ressentir le besoin de la ramener vers ce qui est acquis et reconnu comme de la bande dessinée. Pour Match de Catch à Vielsalm, vous allez vers ces artistes, on sent qu’il y a un véritable échange, mais qu’à aucun moment les auteurs du FRMK ne disent : « bon, maintenant, fini de rire, on va vraiment faire de la bande dessinée, on va faire de l’album. »

Thierry van Hasselt : Mais on fait vraiment de la bande dessinée (rires).

Xavier Guilbert : Vraiment de la bande dessinée, dans le sens de… mais tu as raison.

Thierry van Hasselt : Notre définition de la bande dessinée est très permissive, elle est très réduite.

Xavier Guilbert : Justement, faire ou pas de la bande dessinée, cette problématique n’est peut-être pas présente chez vous, parce que vous avez cette conviction…

Thierry van Hasselt : Mais qui a l’autorité de dire ça ? C’est ça. Nous on n’a pas l’autorité — on ne laisse pas aux autres l’autorité de le dire, donc on ne voit pas pourquoi on pourrait la prendre pour nous. Je crois que la définition est très réduite : c’est juste une articulation d’images et/ou d’image et de texte qui produit du sens. A partir de ce moment-là, le sens — enfin, je ne sais même pas si c’est la bonne définition. J’essaie de trouver le truc le plus… mais juste de garder quand même l’idée, l’idée de trajectoire. De trajet, de trajet d’image, dans lequel il peut y avoir du texte ou pas. Qui ne doit pas forcément être narratif, mais il y a quand même un trajet.

Xavier Guilbert : Les définitions qui marchent le mieux, ce sont souvent celles qui disent ce que ce n’est pas. Dès que tu dis ce qu’est la bande dessinée, tu traces une frontière, et quand tu te mets sur la frontière…

Yvan Alagbé : … tu vois que c’est pas vrai.

Xavier Guilbert : Oui, tout le monde n’est pas d’accord sur où elle se trouve.

Yvan Alagbé : Surtout, évidemment, si tu parles d’articulation du texte et de l’image, tout de suite tu te dis : oui, mais il y en a plein où il n’y a pas de texte…

Thierry van Hasselt : Oui, j’ai dit « de texte et/ou d’image ».

Xavier Guilbert : Mais tu vois, on se retrouve à essayer de rafistoler la chose avec des bouts de sparadrap.

Thierry van Hasselt : Mais ce qu’elle n’est pas, je n’ai pas… ce n’est pas une peinture, tu peux dire. C’est vrai. Quoique…

Yvan Alagbé : Quoique (rires).

Thierry van Hasselt : Donc ça va, on s’en fout.

Xavier Guilbert : On boucle un peu sur l’exposition de Barbier qui se tient en ce moment à l’Hôtel Saint-Simon, où il y a de la peinture. Et tu me disais que la question était de savoir comment intégrer sa peinture à côté de sa pratique de bande dessinée, et de voir que justement, il y avait des allers-retours qui existaient. D’une certaine manière, c’est l’extension d’une œuvre. On revient aussi sur l’idée du langage idiosyncratique de l’auteur, qui lui sera présent dans d’autres choses.

Yvan Alagbé : Le truc fondamental, c’est quand même la trace, pour moi. Je ne sais pas si c’est une tournure d’esprit, je préfère voir le truc — ça rejoint l’idée du FRMK qui n’est pas apparu en 2002, mais qui est primordial en fait. Le FRMK mythologique, si l’on veut. On met de côté notre FRMK à nous, qui célèbre ce grand FRMK. Il me semble moi, qu’il y a la trace au départ. Lire une trace. Ça ramène quelque chose de fondamental chez l’homme — voir un truc, et puis le lire, l’interpréter. Je pars de là, parce qu’à partir de là, on va partout. Il n’y a pas besoin de distinguer, on se rappelle que de toute façon, une écriture, c’est du dessin. C’est ce que je vois comme cœur. Et quand je dis qu’on est au cœur, il me semble qu’on est plus dans ce cœur-là, que dans la question de l’évolution ou de l’utilisation de telle forme particulière… Parce que ça a été fait : quand Crumb récupère et utilise un truc établi et qu’il en fait autre chose, ça produit quelque chose de nouveau, qui est lié avec ce qu’il conteste, aussi. Moi, quelque part, je m’en fous tellement des bulles que je n’ai aucun besoin de le dire. Ça ne me gène pas qu’il y ait des bulles ou pas…

Thierry van Hasselt : Parce qu’on ne pense pas que ce soit nécessaire, ou que ce soit une condition… On impose qu’il n’y ait pas beaucoup de conditions.

Yvan Alagbé : Justement, même dans Ecole de la misère, à un moment je fais des bulles, elles sont énormes. Sur ce projet-là, c’étaient les seuls textes, et j’avais envie que ça soit intégré, et d’éviter ce qui se voit parfois (pas trop chez nous) : je suis toujours très triste de voir des bandes dessinées qui se veulent très picturales, avec un beau dessin, et puis il doit y avoir du texte, et ils mettent un carré transparent, pour qu’on voit quand même l’image… Je trouve ça d’un triste, en fait. Parce que si t’es emmerdé, peut-être que ce truc ne devrait pas être là. J’en sais rien, explique l’histoire au début et mets-nous juste les peintures et puis on se balade dans son truc… Donc même l’idée de bande dessinée comme deux blocs que tu combines, on voit bien qu’on va trouver plein d’exemples où en fait, les blocs n’existent pas, ou justement ils s’interpénètrent et il n’y a plus de frontière, en fait. Après, on peut les créer, on peut jouer en séparant beaucoup les trucs, on peut faire tout le contraire. Moi, c’est plutôt ça qui m’intéresse, il me semble. Je pense que c’est ça qui fait que l’on est capable d’aller dans différentes directions, et que l’on lie la forme et le fond, et que l’on affirme que c’est toujours du langage.

Thierry van Hasselt : Ce sont toujours des gens qui jouent avec le langage. Il y a une approche étonnante du langage, ou un retournement…

Yvan Alagbé : Cette idée que forme et langage sont un seul truc. Dès que je commence à entendre quelqu’un qui prend une forme et qui me met du fond dedans – ce n’est pas ce que je recherche. Donne-moi directement le fond, et puis garde ta forme, si elle n’a pas de fond. Moi je crois que la forme a du fond — et justement, même des gens qui nous voient comme très formels, pour qui c’est une critique, souvent ne voient pas que eux aussi font de la forme. Ce truc-là [prenant un flyer pour une production Sandawe très proche de la série des Blondes, de mémoire], je trouve ça extrêmement formel, en réalité. C’est hyper-codifié, ce n’est naturel que pour le type qui baigne là-dedans. J’ai aussi essayé, un certain nombre de fois, d’expliquer à des gens que ce n’est que l’habitude de lire ce genre de chose qui peut permettre à quelqu’un de penser qu’un bouquin de — on va pas taper toujours sur les mêmes — mais bon, de Soleil, ou une bande dessinée de super-héros de chez Marvel…

Xavier Guilbert : Ou un Blake et Mortimer.

Yvan Alagbé : Oui, voilà. C’est dur à lire, ce n’est pas plus facile à lire que…

Thierry van Hasselt : … que Vincent Fortemps.

Yvan Alagbé : Vincent Fortemps, c’est facile à lire dès que tu acceptes l’idée de le lire. T’as juste tourné de l’œil parce que c’est noir ou que c’est sale ou j’en sais rien (rires) — ce que je comprends. Mais c’est simple.

Thierry van Hasselt : Ça devrait être plus simple.

Yvan Alagbé : Du coup, toute cette idée d’avant-garde, même de difficulté — en tout cas, moi je n’ai jamais cherché, même en tant que lecteur, ce n’est pas la difficulté qui est recherchée. Personne ne cherche jamais la difficulté.

Thierry van Hasselt : On peut parfois chercher la difficulté, c’est aussi agréable. Ou l’incompréhension…

Yvan Alagbé : Je pense que si tu vas grimper sur une montagne, l’ascension c’est plus dur que descendre, mais la plupart du temps, il me semble que tu n’y vas pas pour la difficulté, c’est pour le… quand tu es dans la démarche de la difficulté — si tu cherches le truc difficile, pour faire travailler tes muscles, c’est comme ça que tu aboutis à des situations absurdes, aller courir sur une machine qui ne bouge pas, et là oui, tu cherches la difficulté (rires). Mais ce n’est pas la difficulté, c’est juste l’absurde !

Xavier Guilbert : Pour revenir à ce que tu évoquais, le côté très codifié, c’est rassurant. On sait comment le prendre, on sait comment le lire. Avec vos livres, d’une certaine manière, le lecteur doit se mettre en danger, puisqu’à chaque fois il lui faut réapprendre des choses. Parce qu’on ne lit pas un Dominique Goblet de la même manière qu’on lit Vincent Fortemps ou Yvan Alagbé ou Cowboy Henk ou Marko Turunen. Après, il y a des gens qui apprécient cette mise en danger, et d’autres qui y sont plus réticents.

Thierry van Hasselt : Ben, mise en danger… on ne risque pas grand-chose (rire). C’est juste qu’il y a un contrat de lecture qui est quand même fort différent, où on demande un engagement…

Yvan Alagbé : Justement, je pense qu’on ne risque pas grand-chose. C’est pas tant une mise en danger  — je trouve qu’on a même tendance à toujours tourner ce discours de cette manière-là, qui à mon sens n’est pas bonne.

Thierry van Hasselt : On partage plus, donc du coup, comme on partage plus, on demande plus au lecteur que dans un récit feuilletonesque, par exemple. C’est un peu au lecteur de faire son contrat lui-même…

Yvan Alagbé : Je ne dirais même pas qu’on demande plus, en fait.

Thierry van Hasselt : Non, on ne demande pas plus. On offre plus, on partage plus.

Yvan Alagbé : Simplement, on propose quelque chose de différent.

Thierry van Hasselt : On laisse une place plus grande… donc cette place, il faut la prendre, il faut avoir envie de la prendre. Il faut avoir envie de prendre de la place dans le récit…

Yvan Alagbé : C’est là que je conteste un peu cette manière de voir, c’est que — il y a un raidissement, en fait. Je pense que surtout, il faut être ouvert. C’est plus une question de disponibilité que d’exigence. Il y a des gens qui se ferment, simplement parce qu’ils se disent… par exemple, ils se disent : « le mec, là-bas, il a l’air d’être intelligent, il fait le malin, et c’est ça qu’il aime et — et moi je vois pas le truc. Je regarde ce truc, et je ne comprends pas, et je bloque ». Il y a une espèce de raideur dans le fait de penser qu’il y a un truc qu’on ne comprend pas, et puis de retourner ce sentiment. Il y a comme un complexe — « en fait, ce sont des gens qui ne se prennent pas pour de la merde ; alors qu’en fait ce qu’ils font c’est de la merde. » Pour moi, dans cette situation, le fait de créer chez certaines personnes ce type de sentiment, je trouve que ça vient un peu d’une manière de positionner notre travail comme quelque chose qui se mérite. Comme quand on dit « c’est un livre qui se mérite »… ces livres, ils sont là, ils sont offerts, ils se méritent… non, pour moi c’est vraiment une question de disponibilité. Je trouve qu’on aurait plus à laisser comprendre — c’est comme les bons profs de français qui essaient de faire lire des gamins : je pense qu’on a tous eu des exemples, entre celui qui va te taper dessus et te dire que c’est important, et que tu dois lire, et puis celui qui va t’y amener en te disant « voilà, tu regardes, si ça te plait pas tu passes à autre chose », et puis de là, tu trouves quelque chose qui te plait. Et à un moment, tu te dis « tiens, finalement, ce truc que je n’aimais pas du tout au départ, maintenant, j’aime parce que j’ai fais un chemin… » C’est plus une question de disponibilité.
J’ai toujours été sensible à cet aspect-là, au sens où je ne viens pas de — je pense que par exemple, Thierry vient déjà d’une famille où la culture est présente. Ce n’est pas mon cas, je n’ai pas grandi dans un environnement avec des tas de livres. C’est par moi-même que j’y suis arrivé. Gamin, dès que j’ai lu, c’étaient des super-héros, c’était… Je me rappelle très bien la première fois que j’ai ouvert un bouquin de Muñoz et Sampayo à la bibliothèque de mon quartier. Je trouvais ça à gerber — je trouvais ça vraiment laid. Comment on peut faire des trucs pareils ? C’est horrible. Ca devait être Nicaragua

Thierry van Hasselt : (rires) Je ne le donnerais pas à colorier à mon gamin.

Yvan Alagbé : Et le même type de réaction mais pas sur de la bande dessinée, la première fois que j’ai écouté Tom Waits. Je me rappelle, j’empruntais ça à la bibliothèque : les Rock’n Folk, etc. Et il y a eu un numéro, en fin d’année, où tout le monde donnait ses meilleurs albums, et j’essayais de repérer des trucs que j’aimais bien. J’aimais bien Prince, j’aimais bien aussi Eurythmics, ces machins… et il y avait des gens qui disaient, pour les meilleurs artistes de l’année, Prince, Tom Waits, etc. Du coup, j’ai écouté Tom Waits que j’ai aussi emprunté à la médiathèque…

Thierry van Hasselt : Rain Dogs.

Yvan Alagbé : Rain Dogs. J’emprunte Rain Dogs, comme ça — et je mets ça dans le poste, et… Mais qu’est-ce que c’est que ça ? (rire) J’entends une espèce de clochard qui chante. Qu’est-ce que c’est que ce truc ? Et puis quelques années plus tard, tout ça fait que tu n’as plus d’a priori. Disons que si tu es un habitué de tel type de bande dessinée, et que tu vas prendre n’importe quel bouquin du FRMK et que tu t’attends à trouver la même chose — eh bien tu ne trouves pas la même chose. Et si tu te braques là-dessus, tu n’as rien à y trouver, tu n’y trouveras rien, tu vas dire : c’est de la merde, il y a pas de gonzesse à poil, il y en a pas assez, ou elles sont pas bien, les reflets sur les culs sont pas bien rendus… Il y a pas d’arme à côté — bon, ça me parle pas, quoi. Si on cherche la même chose, on ne peut pas trouver la même chose…

Xavier Guilbert : Quand tu parles de ça, j’avoue, j’ai beaucoup de mal à imaginer qu’il existe vraiment un lecteur de Soleil qui un jour se dise : tiens, je vais lire du FRMK.

Thierry van Hasselt : Ça pourrait arriver pour certains bouquins. On pourrait imaginer des chemins qui…

Xavier Guilbert : Mais je ne suis pas certain que la plupart des critiques qui sont faites à l’égard du FRMK viennent principalement des ces gens-là qui sont complètement dans le mainstream, ou si elles ne viendraient pas de plus près.

Yvan Alagbé : Dans certains cas, si, ça peut être plus proche. A un moment, on expliquait comme ça, avec un descriptif, qu’on pouvait naître comme un homme préhistorique lisant Soleil, et puis après on se met debout et on lirait d’autres choses, et puis on lirait Trondheim avant d’arriver comme ça au FRMK qui serait une espèce de Graal pour les mecs vraiment évolués du cerveau. Je n’ai jamais cru à ce truc-là. Du coup, oui, on peut avoir du mal à imaginer qu’on passe de telle lecture à telle autre — mais à titre personnel, je suis bien passé par là. Et ce n’est pas parce que j’ai été éduqué dans l’idée que c’était ça le truc le plus haut. C’est peut-être pour ça aussi que je conteste cette manière de trop le représenter sous cette forme, parce qu’en réalité, ça prive certaines personnes d’aller vers ce genre de travail. Tiens, j’y pense parce que j’en ai encore parlé cet après-midi : la première fois que j’ai vu un film de Bergman, je ne m’attendais pas — je m’attendais à un truc beaucoup plus compliqué. Je m’étais forgé une image (elle m’avait été forgée, en fait) d’un truc que je n’allais pas comprendre. J’y suis allé même en pensant que j’allais à la pointe du truc pour les durs. Parce que voilà, à douze ans, j’étais encore en train d’aller voir des films avec Sylvester Stallone. Donc je suis bien passé de films de Sylvester Stallone à Persona. Et quand j’ai vu Persona, j’ai été plutôt surpris : en gros, je m’attendais à pire. Mais ce n’est pas si terrible…

Thierry van Hasselt : Ce n’est pas si compliqué.

Xavier Guilbert : Sur ce genre d’œuvres, il y a généralement une pression d’attente, mais aussi une sorte d’obligation d’aimer. Je sais qu’il y a des trucs de Picasso qui me laissent absolument froid, mais quand tu es devant une toile de Picasso, il y a une forme de poids de toute la critique qui l’entoure. C’est comme pour l’art contemporain : il y a une partie business qui te rappelle l’importance d’un Damien Hirst ou d’un Jeff Koons…

Thierry van Hasselt : C’est-à-dire que la crédibilité est légèrement reliée à la valeur que l’œuvre peut avoir.

Xavier Guilbert : … alors qu’en fait, dans la confrontation avec des œuvres, ça te parle ou ça ne te parle pas, mais si ça ne te parle pas, ce n’est pas grave.

Thierry van Hasselt : Oui, mais Picasso, ça parle aussi parce qu’on sait que c’est un des tableaux les plus chers du monde. Il y a une espèce de jeu — où tu te dis : « oui, ce tableau, il vaut tant, » et c’est ça qui te fait te dire que c’est indiscutable.

Yvan Alagbé : Ça crée toutes ces réactions, notamment par rapport à Picasso : « oui, mon gamin pourrait en faire autant », ou « moi je pourrais en faire autant. » On touche quand même au statut que ça a — parce que vas-y, qu’est-ce qui t’en empêche ? t’en as pas envie ? En réalité, non, tu ne peux pas en faire autant.

Thierry van Hasselt : Paradoxalement, quand on fait des bouquins, j’ai toujours l’impression que ça va marcher à fond. J’ai l’impression que ce qu’on fait est quand même relativement accessible — on essaie de leur donner la forme la plus accessible, et qu’ils sont jouissifs. J’ai l’impression que quand on fait quelque chose, c’est…

Yvan Alagbé : C’est pour ça que quand on oriente trop le discours sur le terrain de la difficulté, je ne suis pas tout-à-fait d’accord, parce que je suis persuadé que c’est beaucoup plus accessible que ce que l’on dit.

Thierry van Hasselt : Et puis il y a ce truc, je ne sais pas pourquoi parce que je ne comprends pas du tout d’où ça vient, mais il semblerait que ça puisse être impressionnant. Mais c’est ce que tu dis aussi, par rapport au fait que c’est différent, inattendu, peut-être que l’on se sent un peu désarmé quand on l’ouvre, si on n’a pas fait — ou si on croit qu’on n’a pas fait le chemin pour y arriver. Parce que je pense que les clés sont dans le bouquin, il n’y a pas — il y a juste à laisser les a priori dehors, et de rentrer dedans, et juste de regarder ce qui est. C’est très simple, très souvent. Un livre comme Les jumeaux, par exemple, il est super simple. Je pensais vraiment que ce serait un livre qui aurait des retombées assez grandes, parce que je le trouve d’une force incroyable — moi, ça me crache au visage, c’est la tempête quand j’ouvre la page. Et manifestement, c’est plus compliqué que ça. Les gens restent un peu tétanisés devant ça. Effectivement, il y a quelque chose qui se joue, un propos sur la peur et sur l’effroi dans le livre, mais je ne comprends pas qu’il ne soit pas plus partagé, qu’il ne soit pas plus invitant.

Yvan Alagbé : Je pense que c’est tout sauf réservé à un public — pour moi, ça peut viser tout le monde. Tout le monde est susceptible de… Parfois, c’est juste une porte d’entrée. Match de Catch est aussi chouette de ce point de vue-là, parce que je pense qu’il y a des gens qui sont rentrés dans ce livre parce que c’était réalisé en collaboration avec des handicapés, ce qui leur a permis de se lâcher. Quelque part, cela a permis à ce livre d’être mal dessiné, d’être mal raconté, d’être n’importe quoi (rires), et du coup, une fois que l’on a ces permis-là, cela donne des récits qui ont la même substance que ce que l’on présente par ailleurs, mais pour certaines personnes…

Thierry van Hasselt : Tu peux laisser ton esprit au vestiaire, quoi.

Yvan Alagbé : Oui, voilà, le fait que tu changes de mode… et en fait, c’est ton écoute à toi qui change. Le livre, en lui-même, si on enlevait ça… Pour certaines personnes, je suis persuadé que le fait de leur expliquer le projet leur donne le marchepied. Et une fois qu’ils ont lu ça, ils sont capables de lire le bouquin de Paz [Boïra] — le bouquin de Paz, son dernier [Les animaux de distance], si ce n’est pas un bouquin limpide, je ne vois pas… ce n’est pas difficile à lire, en tous cas. Avec le Match de catch, peut-être que certains ont pu lire plus facilement des choses qui n’étaient pas dans leurs habitudes d’un point formel, mais en s’autorisant à mettre de côté l’esprit plus rationnel. C’est comme pour Ecole de la misère : si on se bloque sur la compréhension — « attends, c’est dans le désordre, mais je vais comprendre dans quel désordre c’est… » Parti comme ça, ça n’a juste aucun sens, et c’est effectivement imbitable, et ce n’est pas agréable. A un moment, j’avais cette idée de peut-être faire — comme quand tu vas à l’opéra, où on va t’expliquer l’histoire. En réalité, les mecs qui chantent, ils disent des choses, mais la plupart du temps, tu ne comprends pas, ou ce n’est même pas dans une langue que tu parles — donc tu écoutes le chant. Et cela n’empêche pas que cela raconte une histoire. Mais en réalité, l’histoire, tu la connais, on t’en a donné les éléments, et tu es libre pour apprécier la texture de l’œuvre. Peut-être qu’il y a des gens, en étant trop bloqués sur un certain type de compréhension, un certain type de lecture, effectivement, cela leur semble trop dur de faire différemment. Alors que pour moi, c’est une question d’arriver à convaincre de…

Thierry van Hasselt : C’est quand même très révélateur ou particulier : on est en train de parler de ça à propos de la bande dessinée. Est-ce qu’on parle de la même façon de l’incompréhension par rapport au cinéma, ou par rapport à la littérature, où c’est quand même quelque chose qui est fortement rentré dans les mœurs. On comprend rien mais c’est super, tout le monde adore. C’est un peu ça aussi, qu’on fait.

Xavier Guilbert : Il y a des attentes sur la bande dessinée — c’est un truc pour les enfants à la base…

Thierry van Hasselt : Il y a eu le nouveau roman…

Xavier Guilbert : Oui, mais il n’y a pas eu ces phases-là pour la bande dessinée.

Thierry van Hasselt : Mais elles ont été faites ailleurs. Comment ça se fait qu’elles n’aient pas plus contaminé — comment ça se fait que quelque chose qui se soit fait dans un domaine, et même dans plusieurs domaines (le cinéma, la littérature, la peinture) ait préservé autant la bande dessinée ?

Xavier Guilbert : En littérature, tu vas avoir Gallimard qui est légitimant, qui va publier des livres « compliqués », ou avec des structures particulières.

Thierry van Hasselt : Ils font de la bande dessinée, Gallimard.

Xavier Guilbert : Oui, mais quand Futuropolis fait de la bande dessinée d’auteur, il reste sur quelque chose qui… on parlait de marges ou de frontières, là on reste proche du centre quand même.

Thierry van Hasselt : Oui, parce que ce n’est que sur le sujet.

Xavier Guilbert : Petit-à-petit, ça s’élargit, mais ça prend plus de temps. On parlait de langage, j’ai l’impression qu’aujourd’hui encore, on ne sait pas parler de bande dessinée. Il n’y a pas de discours autour de la bande dessinée.

Thierry van Hasselt : C’est rare, oui.

Xavier Guilbert : Puisqu’on parlait du Match de Catch à Vielsalm, j’ai trouvé très bien le texte d’Erwin [Dejasse] qui accompagne. Il était essentiel, cela en fait un ouvrage complet, à cause/grâce à/par ce texte aussi. Pour moi, c’était nécessaire qu’il soit là. Mais on manque de gens qui soient capables de parler de bande dessinée, et d’expliquer en quoi on n’est pas obligé de passer par les artifices d’une narration codifiée. Alors qu’en littérature ou au cinéma, il y a des gens qui ont développé un appareil critique…
Cela me renvoie aussi à la table ronde lors du dernier Périscopages, « 20 ans d’édition indépendante : trop jeune pour mourir ? » à laquelle Eve avait participé. A mon sens, d’une certaine manière, l’échec des alternatifs sur ces vingt dernières années, c’est de ne pas avoir réussi à avoir amené à développer un discours qui puisse accompagner ce qu’ils exploraient en bande dessinée.

Thierry van Hasselt : Oui, mais ce n’est pas aux éditeurs de… nous, on l’a fait un peu, à un moment, mais c’est quand même un peu compliqué d’avancer et de faire le discours en même temps. C’est vrai qu’ils l’ont fait au cinéma et en littérature, mais…

Xavier Guilbert : Il y a eu des tentatives, L’Éprouvette a été une tentative. Mais il faut bien reconnaître qu’il n’y a pas aujourd’hui de manière claire de parler de bande dessinée.

Yvan Alagbé : C’est pour cela que je dis qu’en fait, il n’y a pas tant de gens qui s’occupent du langage — et de la bande dessinée en tant que langage. Parce qu’en fait, on est la plupart du temps sur l’histoire, le thème, etc. Jean-Christophe [Menu] a écrit récemment un texte là-dessus [Dix ans de platitudes], pour Kaboom. Il parle de ce truc, où pour tous les bouquins ce qu’on lui demande, c’est le pitch : la petite histoire, la petite thématique à laquelle on n’a pas pensé qui va marcher…

Thierry van Hasselt : Paradoxalement, dans les universités, il n’y a pas de trucs qui se font sur des questions presque de linguistique ou d’analyse, mais ça va se faire sur Tintin et Les Bijoux de la Castafiore

Xavier Guilbert : … comme Les Bijoux Ravis de Benoît Peeters, qui applique l’approche S/Z de Barthes.

Thierry van Hasselt : Voilà, des choses comme ça. Mais sur l’espèce de questionnement sur le terrain, de ce qui est en train de se passer, de mettre en parallèle des choses du patrimoine avec des choses d’aujourd’hui, et de le mettre en relation aussi avec ce qui se fait en littérature et en cinéma…

Xavier Guilbert : Tu parlais plus tôt d’art contemporain et de l’adéquation avec la valeur marchande, je me demande si la bande dessinée n’est pas encore beaucoup trop un objet commercial. On va beaucoup parler du dernier Astérix et ses millions d’exemplaires, et trop peu souvent le considérer sous un autre angle.

Yvan Alagbé : Oui, c’est clair que l’on continue à souffrir, malgré tout — malgré tout ce qui a été fait, les changements — on reste prisonnier de l’aspect commercial, et victime de ces succès. On continue de focaliser sur ces gros trucs, et un certain nombre d’éditeurs, quand ils vont s’intéresser à la bande dessinée, ce sera pour faire un truc qui marche. Du coup, s’il y a un secteur qui marche bien, c’est là qu’il faut aller, et tout le monde vient là et il faut faire des sous avec ça. Donc oui, on est à fond dans ce truc commercial.

Thierry van Hasselt : Et on a du mal à assumer que cela fonctionne à plusieurs vitesses, et que l’on puisse choisir sa vitesse. Quand il y a des magazines de bande dessinée, j’ai l’impression que cela doit toujours couvrir toute la bande dessinée. Alors que par exemple, un magazine de rock ne va pas forcément couvrir à la fois le death métal et le R’n’B. Ou des trucs qui sont plutôt Top 50, et des choses qui seraient pour un public qui a plutôt envie d’explorer des choses plus pointues. Ici, j’ai l’impression qu’on a toujours tout en même temps.

Xavier Guilbert : Ce n’est pas limité qu’aux magazines. C’est le cas pour les librairies aussi, pendant très longtemps, la librairie spécialisée avait tout.

Thierry van Hasselt : Oui. C’est très spécialisé (rire).

Yvan Alagbé : Il y a une culture de l’homogénéité de la bande dessinée, avec toute cette logique justement, d’en être ou de ne pas en être. Nous, depuis le temps qu’on fait des choses dans le cadre du Salon du Livre de Montreuil, on n’a jamais eu de gens qui nous disent « ce n’est pas du livre pour enfant », ou très peu. Pas autant que des gens qui aient pu venir  (même si cela n’arrive plus très souvent aujourd’hui) nous dire que « ce n’est pas de la bande dessinée ». Enfin, tout-à-l’heure on a eu un mec qui a commencé à nous expliquer et à nous dire que c’était chouette, parce qu’on ne faisait pas de la bande dessinée mais on était quand même là, et comment on avait fait pour être là ? (rires) Donc l’image de la bande dessinée sous cette forme… c’est assez compliqué. A un moment, pour le terme « bande dessinée », je revendiquais ce terme pour dire : « évoluons, c’est le terme historique », et pour l’utiliser pour aborder les questions de langage dont je parlais plus tôt. Pour en parler réellement. Ce n’est pas : Töpffer arrive et il crée la bande dessinée, c’est la trace. Tu pars du début — pas pour dire : « regardez les Égyptiens, ils faisaient de la bande dessinée, donc la bande dessinée c’est un art. » Non non, juste parce que c’est de cela dont on parle, c’est de là que ça part, et il y a une évolution, et cela se mélange aussi à des aspects techniques qui font qu’à un certain moment, tu peux reproduire ou pas un dessin ou une écriture manuelle. C’est une histoire qui, du coup, est beaucoup plus large que la bande dessinée telle qu’on l’entend la plupart du temps. Le problème de la bande dessinée, c’est de vouloir toujours préserver cette forme-là, et de vouloir à tout prix que cette forme-là, coincée dans cette vision, demeure toujours légitime. On la garde coincée dans ce cadre, qu’on fait évoluer, et ça donne cette espèce de discours où encore aujourd’hui, on peut lire pour Chris Ware qu’il bouscule tous les codes de la bande dessinée. Il ne bouscule aucun code, il les utilise à fond la caisse, c’est tout ce qu’il fait. Il ne bouscule rien — c’est tout sauf bousculer.

Thierry van Hasselt : Il joue avec.

Yvan Alagbé : Mais oui, bien sûr, il joue avec. Et justement, il va utiliser une palette qui est plus large. Il ne se limite pas au récit, mais englobe la couverture, le graphisme, les annonces, etc. Parce qu’il y a des éléments communs à tous ces composants. La bande dessinée telle qu’on l’entend aujourd’hui est née aussi à un endroit. Elle naît dans un cadre plus large, que l’on peut utiliser aussi. Même par rapport à ce que donne la bande dessinée aujourd’hui, le roman, le reportage, etc. — on l’a fait avant la bande dessinée. Le reportage graphique, c’était bien le truc qu’on pouvait faire…

Xavier Guilbert : Et même bien avant l’invention de la photographie.

Yvan Alagbé : Oui, évidemment. Je trouve que tant que l’on reste dans cette sorte de complexe d’infériorité, tout en ayant ce genre d’ambition — pour moi, ce n’est pas soluble. Si on définit la bande dessinée d’une manière aussi stricte, tu ne peux rien y faire. Les évolutions que tu peux y apporter ne deviennent un événement que pour les fétichistes de cette forme. Si tu es fétichiste de la bulle, et qu’on enlève les bulles — alors on dit « oui, mais ce n’est plus de la bande dessinée. » Alors donnons-lui un autre nom, si on veut. Ça me semble intéressant de garder le même, parce qu’historiquement c’était celui-là…
Pour moi, c’est comme avec la sculpture : le marbre, les statues, ça évolue, avec d’autres manières et d’autres techniques, d’autres objectifs et d’autres cadres. Et puis arrive un type qui soude — on n’a pas appelé ça de la « soudure » pour autant, ça reste de la sculpture. Alors que le type, concrètement, ne sculpte pas. Alors au moment où ce n’est plus une bande, et où ce n’est plus dessiné, faut-il arrêter d’appeler ça de la bande dessinée ? On a l’air d’être tellement scotchés sur le même truc, que quand on dit « aux marges de la bande dessinée », pour moi on parle de la bande dessinée telle qu’elle devrait être envisagée. Soit on utilise cette grande idée et on est au cœur de la bande dessinée, soit — soit on se rabat sur autre chose : laissez tomber la bande dessinée, on fait de la littérature graphique. Du coup, ça peut être de la bande dessinée, ça peut aller vers le texte illustré. C’est pour moi ce qui est le plus intéressant là-dedans, ce qui échappe à la catégorisation. Mais la forme codifiée de la bande dessinée, cela peut aussi être intéressant, parce que l’on peut faire des choses avec des codes et des conventions. Avec un code ou une convention, on peut jouer, ça peut être intéressant et produire quelque chose. Je ne ressens pas une opposition au code, ou aux conventions. Mais si tu utilises un langage conventionnel pour faire passer un contenu conventionnel — là, c’est sûr que ce n’est pas très intéressant. Dans la convention il y a du langage, et c’est pour ça que c’est aussi parfois intéressant de les enlever. Mais jamais dans un but destructeur — on n’a jamais fait de choses qui visent à détruire la bande dessinée.

Thierry van Hasselt : Non, mais chercher, aller ailleurs pour ramener justement une sorte de simplicité. Une brutalité dans le sens d’immédiateté.

Yvan Alagbé : A la fin, le fait que même l’image la plus abstraite dans une bande dessinée, tu essaie de la lire — moi, c’est ça que je trouve le plus intéressant, et je trouve vraiment FRMK. Le cœur du FRMK, c’est cette impulsion, où tu lis. Cette espèce d’aspiration qui fait qu’on va chercher, qu’il y a du sens qui surgit de choses informelles.

Thierry van Hasselt : Et on amène le regard sur des choses qu’on n’a pas l’habitude qu’elles soient données à lire. De la matérialité pure, mais qui est tout d’un coup chargée par le récit qui arrive avant — on charge, on charge, et puis hop, c’est comme si on lâchait juste de l’image, de la matérialité, et ça continue à raconter. Ce sont des expériences de lecture qui sont du côté de la sensation, en fait. Ca, c’est peut-être un peu inhabituel. A nouveau, par rapport à la bande dessinée, parce que dans le cinéma, le cinéma expérimental ou dans certains cinémas d’auteur, c’est quelque chose qui est quand même plus habituel. Comme en littérature, si on lit Guyotat, c’est aussi le même genre d’expérience, de sensations auxquelles il faut se laisser aller, où on passe de la lisibilité à l’illisibilité… oui, cette question de récit, le trajet dans le livre fonctionne comme une accumulation qui permet à certains moments de dire des choses qui, sans cette charge accumulée, seraient dépourvues de sens. On arrive quand même à créer du sens avec juste de la matière ou de la sensation.

Yvan Alagbé : Pouvoir faire ça repose aussi sur la convention…

Xavier Guilbert : Il y a une sorte de « pacte de sens », du moins de quelque chose que l’on veut transmettre.

Thierry van Hasselt : Oui.

Xavier Guilbert : Juste pour terminer (puisqu’on nous pousse vers la porte) — Alex Barbier publie Dernière Bande, qui est sa sortie de scène. Sachant que c’est pour vous une forme de père spirituel, de l’avoir réédité et de l’avoir accompagné ainsi jusque là — de quelle manière cela vous touche ?

Thierry van Hasselt : On n’y croit en fait qu’à moitié. (rires)

Yvan Alagbé : Disons qu’il a déjà fait le coup, hein ? Une fois. Mais c’était moins fort.

Thierry van Hasselt : C’était moins fort.

Yvan Alagbé : Mais quand même. Quand il a fait Lettre au maire de V., le troisième, ça devait être aussi son dernier bouquin. Et puis il y avait eu la disparition de ses produits miracles aussi…

Thierry van Hasselt : Oui. Mais bon, il y a tout un jeu, effectivement. Parce que c’est clair que quand on lit le livre, il sort de son univers. Toute son œuvre tourne quand même comme une spirale autour des mêmes lieux, des mêmes personnages, des mêmes choses. Elle s’épure de plus en plus, parce qu’au début elle contient la drogue, le sexe, la drogue — elle sort à un moment, et il n’y a plus que le sexe, le casino, le sexe, le casino… le maire, etc. Là, il sort, à la fin de sa bande dessinée. Et est-ce qu’il peut y revenir ? Une fois qu’il est sorti, qu’il dit qu’il est le dernier homme du monde, que son monde à lui est… Il va falloir quand même qu’il trouve vraiment autre chose. Mais quand on discute — parce qu’il a décidé d’arrêter la bande dessinée, mais il n’a pas décidé d’arrêter la peinture, et nous on n’est plus non plus seulement qu’un éditeur de bande dessinée…

Xavier Guilbert : Et puis sa pratique de la bande dessinée est quand même assez proche de la peinture. Quand il explique comment il dessine, le bras tendu face au papier, comme s’il l’accrochait comme une toile.

Thierry van Hasselt : Et dans l’exposition, j’ai essayé de faire cette relation entre la peinture et la bande dessinée, pour que sur le mur, elles trouvent une articulation ensemble. Je n’ai pas forcément respecté l’ordre des pages dans les bandes dessinées, j’ai essayé de faire des choses qui jouent sur les couleurs, où l’on a des progressions entre les pages, les peintures… A un endroit, j’ai mis deux peintures — c’est super simple, j’ai mis deux peintures format paysage l’une au-dessus de l’autre, et je lui ai dit : « regarde, c’est quand même une chouette planche de bande dessinée, ça. » Et — « ah ouais… » (rires) Donc finalement, c’est — il a déjà le titre, en plus. (rires) C’est une citation de Cioran, je ne me souviens plus, il faudrait lui redemander. Mais ce ne sera plus vraiment de la…

Yvan Alagbé : Ben si.

Thierry van Hasselt : On ne va pas rediscuter de ce qui est de la bande dessinée et de ce qui n’en est pas, mais… C’est intéressant, parce la peinture, pour lui, c’est un peu quelque chose de sacré. Il ne faut pas que ça devienne de l’art contemporain, il ne faut pas que ce soit installé… Je suis moins orthodoxe que ça. J’aime bien quand les choses se mélangent, et du coup, de mettre deux peintures l’une au-dessus de l’autre dans l’exposition, ça commence à interroger le statut de la planche originale aussi.

Xavier Guilbert : Ça vibre.

Thierry van Hasselt : Oui. Donc je pense qu’on va pouvoir négocier (rire). On va pouvoir faire un truc encore, sans doute, qu’on n’attendait pas dans la progression du travail d’Alex Barbier.

Xavier Guilbert : Qui continue de vous accompagner, donc.

Thierry van Hasselt : Oui, de toute façon.

[Entretien réalisé le 31 janvier 2015, durant le Festival d’Angoulême.]

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Entretien par en juillet 2015