Max Andersson

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La bande dessinée aime rompre les codes, briser les frontières, abolir les normes. En ces termes, Max Andersson en est l’un des ses plus fidèles représentants. Introduit en France par le biais de l’Association, qui depuis 1997 publie les œuvres de ce Suédois barré, l’homme nous prend par la main et explore à travers son parcours les dédales de son univers. Maçon du rêve, de l’absurde, il erre sur les plaines d’un territoire inconnu et pourtant étrangement familier. Il y apparaît simple, entier, brut. Ce n’est que pour mieux dresser le monde comme une immense toile vierge et y projeter son étrangeté. Entre température basse et musique haute, indigestions séduisantes et humour amer, voyage dans un pays où les choses ne se jouent pas toujours où on l’attend.

Désert de glace

Je suis Max Andersson. Je n’ai pas de pseudonyme. Je suis moi-même, sans fard aucun. Je suis né à Karesuando qui est la ville la plus au nord que vous trouverez en Suède, au-delà du cercle polaire Arctique. Elle se situe tout juste à la frontière avec la Finlande. Avec ma famille, nous ne vivions pas directement en ville mais dans un petit village reculé de la lande sauvage : Lannavaara. L’endroit est une région de tradition Sami colonisée et exploitée au XVIIe siècle par les Suédois pour ses riches ressources naturelles. Mes parents, tous deux originaires du sud de la Suède, étaient professeurs dans une école qui accueillait les enfants d’indigènes Sami. Il s’agit d’une culture nomade, ces enfants vivaient une partie de l’année à l’école et le reste du temps, ils le passaient en mouvement avec leurs parents et leurs élevages de rennes. Je n’ai que peu de souvenirs de cette période dès lors que nous avons déménagé à Öland lorsque j’avais trois ans. Je suis persuadé que les racines et l’imagerie chamanique de cette culture, similaires à celle des Amérindiens, ont influencé d’une quelconque manière mon travail. Par la suite, j’ai grandi dans un endroit isolé du monde extérieur. Nous n’avions aucun voisin à des kilomètres à la ronde. J’étais régulièrement seul et je me sentais de fait, fortement connecté à la nature. Öland est l’une des plus grosses îles de la mer Baltique, dotée d’un environnement très spécial composé d’une plaine sèche, plate, presque désertique et d’une réserve sauvage et naturelle protégée. Je ne suis pas fils unique, j’ai des frères et sœurs, donc je n’étais pas complètement seul mais je n’ai interagi que très peu avec d’autres personnes jusqu’à commencer l’école, aux alentours de six ans. Être soudainement confronté au reste de l’humanité a représenté pour moi une sorte de choc culturel. Je ne comprenais pas les règles de la société dite « normale » et il m’a fallut un certain temps avant de comprendre comment survivre dans cette jungle.

A cette époque, je dessinais toujours des comics mais je doutais du potentiel de cette activité et de la possibilité pour moi d’en faire un métier. Je pensais peut être devenir écrivain ou journaliste, j’avais entendu dire qu’il s’agissait de professions respectables. Dessiner des bandes dessinées humoristiques était l’une de mes stratégies pour être accepté par mes camarades de classe, de cette façon j’étais sûr qu’ils me laisseraient tranquille. Au bout de quelques temps, je me suis lié d’amitié avec un élève dont la mère était professeur dans notre école. Après les cours, elle nous laissait utiliser le duplicateur à alcool[1] pour produire nos propres bandes dessinées. C’est la première fois que je voyais mon travail imprimé sur papier et j’ai immédiatement été séduit. Nous avons vendu ces comics et avec l’argent nous achetions jouets ou bonbons.

Hôpital brut

J’étais un adolescent socialement inepte, timide, qui vivait beaucoup dans son monde. Je compensais ce manque de sociabilité par le dessin. Je suis allé au lycée dans une toute petite ville du continent Suédois où tout ce qui semblait hors de l’ordinaire était traité soit avec suspicion, soit avec mépris. Dès que je l’ai pu, vers dix-huit ans, j’ai bougé de mon propre chef sur Stockholm où j’ai trouvé un travail dans un hôpital. J’étais principalement assigné au département cancer, je faisais face à la mort très régulièrement. Parfois les patients mouraient seuls, sans la présence de proches ou d’amis et c’était un aspect de mon travail que de leur tenir compagnie jusqu’à leur dernier souffle. Je devais par la suite prendre soin des corps, les nettoyer et les préparer à l’autopsie ou à la transplantation. Tout y était physique et pratique, sans mystère aucun. Du fait de mon intérêt pour la musique punk et post-punk, j’ai rencontré des gens faisant partie de groupes ou de milieux de cultures alternatives en général. J’ai bientôt appris à embrasser ma propre étrangeté plutôt que de lutter sans succès pour rentrer dans la norme. Dès lors, j’ai aussitôt été en accord avec moi-même. Comme beaucoup de gens dans les années 80, j’ai voulu faire partie d’un groupe. J’en ai donc formé un avec quelques amis. Le problème c’est que je ne sais pas vraiment jouer d’un instrument. J’ai pratiqué la clarinette quand j’étais à l’école mais à ce moment-là, je ne me souvenais plus vraiment comment en jouer, puis ça ne correspondait pas du tout à l’image agressive et rock’n roll que je recherchais alors (rires). Je me suis essayé au chant mais là aussi je n’étais vraiment pas bon. Nous avons quand même répété dans une cave pendant plusieurs mois puis j’ai abandonné l’idée pour me concentrer sur mes dessins. Tu peux distinguer un apport musical évident dans mon travail[2] mais la musique n’influence pas vraiment mes bandes dessinées. J’écoute de la musique uniquement lorsque je fais un travail qui ne nécessite pas une attention ou une concentration particulière, comme encrer par exemple. A contrario, mes films dépendent beaucoup plus de la musique. C’est l’élément le plus important après les images elles-mêmes. Pour moi, les bandes dessinées sont elles aussi basées sur le rythme. Dans un sens elles sont comme de la musique, mais elles dégagent une mélodie qui ne se joue que dans l’esprit du lecteur. Alors, les dessins ont la même fonction que les notes, ils sont la partition qu’use le musicien pour composer.

A cette période, j’ai voulu intégrer une école d’art mais ma candidature a été refusée par toutes les plus grandes écoles de Stockholm. De façon assez inattendue, j’ai été accepté par mon dernier choix, une école de  publicité. J’y ai appris le métier de graphiste dans le but de devenir directeur artistique dans une agence. J’ai très vite réalisé que le monde de la publicité n’était pas fait pour moi. Lorsque j’étais encore à l’école, j’ai réalisé mon premier court métrage animé, « One Hundred Years » (basé sur une chanson des Cure) qui a attiré l’attention et m’a permis d’obtenir une subvention pour assister à un atelier de cinéma à la NYU. Ce n’était qu’un cours d’été, pas un programme complet d’éducation. En 1985, New-York était un endroit très inspirant. Il y avait un sentiment de désintégration et d’anarchie créative partout. Un bon sentiment. La scène artistique était dominée par des gens comme Jean-Michel Basquiat et Richard Hambleton (qui fût l’une des mes influences premières via son « shadowman » que j’avais vu au coin de plusieurs rues d’Europe, Stockholm incluse), les groupes de No Wave[3] et enfin les bandes dessinées de Raw Magazine qui était à ce moment à son apogée. J’ai tout absorbé comme une éponge et à mon retour en Suède, je me suis aussitôt engagé à faire mes propres courts métrages et bande dessinées.

Mignonne indigestion

Au moment de la création de Pixy je vivais de façon vraiment instable. Le secteur de l’immobilier était catastrophique à Stockholm, de ce fait, je devais toujours bouger. Je n’avais aucun revenu stable, mes relations personnelles étaient chaotiques et mon mode de vie malsain. C’était très difficile pour moi parce que je devais trouver d’autres emplois et abandonner la création de ce projet chaque fois que j’avais besoin d’argent. Il me paraît important de pouvoir être concentré sur une histoire pendant une longue période si vous voulez lui donner suffisamment de corps et de cohérence. Je faisais principalement des travaux courts depuis quelques années et j’ai ressenti le besoin d’explorer de nouveaux territoires, de me lancer un défi. La narration et l’écriture ont toujours été plus importants pour moi que le travail graphique. Puis, il m’est apparu évident que, pour toucher un plus grand nombre de lecteurs et obtenir des retours, il fallait que je crée quelque chose de plus conséquent. Avant toute chose, j’ai donc passé beaucoup de temps au développement des idées et de la structure de l’histoire avant d’obtenir un synopsis complet et relativement détaillé. Pixy est, de façon assez basique, divisé en quatre parties. A l’époque je m’intéressais aux mythes et j’avais lu quelque part que bon nombre d’histoires de héros mythiques suivaient ce cycle de quatre étapes cruciales. J’ai donc utilisé ce principe comme fondement de mon histoire. Une fois la structure terminée, j’ai écrit un vrai scénario intégrant les dialogues et une continuité narrative partagée entre textes et cases. J’ai finalement établi un processus de travail à travers lequel je concrétisais dix pages de script puis je commençais à les dessiner. Après avoir terminé ces dix pages de dessins, je reprenais l’écriture puis je dessinais dix nouvelles pages et ainsi de suite. Cela m’a aidé à maintenir l’histoire vivante pendant le long et fastidieux processus de création, soit à peu près trois ans. J’ai remarqué qu’au moment de passer à l’étape du dessin, les personnages eux-mêmes semblaient prendre le contrôle et allaient jusqu’à changer certains aspects de la narration. J’ai laissé les choses se faire pour que cela se produise régulièrement. Bien sûr, je prenais garde à ne pas abandonner la structure générale que j’avais échafaudée dans mon synopsis. Au moment de donner un nom à chacun de mes personnages, je cherchais des traits de caractères originaux et intéressants et j’ai toujours aimé la façon dont les noms de maladies sonnent comme appellation. Mon expérience en hôpital y est sûrement pour quelque chose. Le lecteur attentif notera qu’il y a toutefois une exception à la règle. Chaque personnage a le nom d’un état maladif grave — troubles cardiaques, ulcères, maladies vénériennes, etc — sauf pour le personnage principal qui tient son nom d’un médicament plutôt mignon surtout utilisé contre les maux de tête et les indigestions. Cela permet de le définir comme l’anti-héros faible et impuissant qu’il est. Certains m’ont dit que l’histoire semblait n’avoir aucune fin, qu’elle s’ouvre vers une suite. Je n’ai jamais eu l’intention de continuer cette histoire, pour moi elle a sa véritable conclusion. En revanche, j’ai délibérément repoussé la décision de comment finir le livre jusqu’au moment de travailler sur les dix dernières pages. Je trouvais cela plus intéressant si moi-même je n’en connaissais pas l’issue.

Lors de mes premières publications, imprimer en couleurs coûtait beaucoup plus cher que le noir et blanc. Je me suis donc habitué à ne pas penser mes dessins en couleurs. J’ai construit tout mon style dans une esthétique purement noir et blanc. Les gens décrivent mes bandes dessinées comme « sombres » dans un sens purement émotionnel, mais j’utilise le noir surtout parce qu’il crée des images plus agréables à l’œil, et contribue également à les rendre plus lisibles et plus claires. Je ne trouve pas mon travail pessimiste ou dépressif. Il est vrai qu’il contient des représentations de violence extrêmement brutales, mais on y voit aussi de nombreux signes de tendresse et d’empathie. L’acte de création artistique n’est-il pas l’expression d’une certaine forme d’optimisme en soi ? Je ne crois pas en le « No Future ». Pour tout te dire, je ne crois en rien mais je ne suis pas quelqu’un de pessimiste. Je ne crois en aucune sorte d’utopie. Je me sens plutôt réaliste et si j’étais réellement quelqu’un de pessimiste, je ne passerai pas autant d’années de ma vie à travailler sur mes livres et mes films. En fin de compte c’est absolument inutile de l’être, alors pourquoi s’embêter ? Je pense que Camus avait raison, Sisyphe est fondamentalement un homme heureux. Il existe une longue tradition d’humour noir en Suède et je me vois comme un chaînon de cette tradition. Beaucoup de gens semblent oublier que des artistes comme Bergman, Lars Noren [poète et dramaturge suédois] ou encore Gunnar Lundkvist [auteur de bande dessinée suédois] sont en fait terriblement drôles !

J’ai appris le Français à l’école, je suis techniquement capable de le parler mais je n’ai jamais vraiment pu l’exercer sur une longue période donc en réalité, mon niveau en la matière est vraiment bas. J’ai grandi avec les bandes dessinées Franco-Belge, j’ai naturellement un intérêt pour le coin. J’y suis venu pour la première fois de mon propre chef en 1983, lorsque je traversai l’Europe. Je pensais à cette époque devenir photographe. J’ai passé beaucoup de temps à déambuler dans les rues de Paris, principalement pour y prendre des photos. J’étais fasciné par la pluralité des bandes dessinées pour adultes que l’on trouvait dans les librairies. Je connaissais déjà bon nombre d’artistes français comme Moebius, Tardi, Gotlib, Lauzier, Reiser, mais je n’avais pas encore mis la main sur les très bons éléments que sont Pascal Doury et Marc Caro. Ironiquement, je ne les ai découverts que quelques années plus tard via Raw Magazine à New-York. Puis J’ai rencontré Killoffer, David B. et J.-C. Menu à un festival à Helsinki en 1996. Je n’avais jamais entendu parler de L’Association avant ça, mais ce sont des gens très amusant. Nous sommes de la même génération et partageons les mêmes idées concernant la bande dessinée. A ce moment-là, je leur ai montré un exemplaire de Pixy et ils ont rapidement décidé de le publier. Il s’agissait là de l’une de leurs premières bandes dessinées non française. Ils m’ont invité à Angoulême l’année d’après et depuis je travaille avec eux. Ils attachent beaucoup d’importance à la qualité et aux détails de production de leurs livres, choses qui me sont également essentielles.

Après Pixy, j’ai à nouveau réalisé de nombreuses histoires courtes. La raison principale provient surtout du fait que j’avais besoin de ces histoires pour vivre, les magazines et les journaux ne payent que pour des histoires courtes. Les longues histoires ne génèrent finalement que peu de revenus par rapport au temps passé à leur création. En général, à la fin de la période de travail d’un livre je suis a sec, je dois donc remettre le pied à l’étrier pour pouvoir payer mon loyer. Si mon troisième roman graphique L’excavation n’est sorti qu’en 2016, c’est parce que je partageais mon temps entre lui et mon film Tito on Ice. Donc peu importe le cas, il me faut environ une douzaine d’années entre chaque sortie de livre important. Puis, je suis très vieille école dans l’usage de mes matériaux. J’utilise des plumes en acier, des pinceaux et de l’encre sur papier…soit essentiellement la même technique qu’utilisaient les Égyptiens il y a quelques milliers d’années, à la différence qu’eux disposaient de roseaux au lieu des plumes d’acier. J’essaie d’acheter autant qu’il est possible de plumes en acier de ma marque favorite de peur qu’ils en arrêtent la production. Cela s’est déjà produit avec mon encre et papier de prédilection, ils ont disparu et j’ai dû faire face à de nombreuses déconvenues avant de trouver des remplaçants potables. Beaucoup de mes confrères me parlent de cas similaires alors que d’autres ne comprennent pas du tout de quoi je veux parler. Ils sont heureux dans l’usage de stylos bic jetables ou dans leur utilisation des outils et des couleurs du numérique. Avec la mondialisation et l’arrivée du digital, user de la couleur est devenu très abordable pour de nombreux éditeurs, il n’empêche que je trouve son utilisation très difficile. Je commence petit à petit à développer une attirance pour elle, mais je ne suis pas encore complètement à l’aise dans son usage. Il me faut encore du temps avant de concrétiser une page en couleur a contrario d’une page en noir et blanc. Et puis les palettes proposées par l’informatique sont immondes. Pour moi, tout se doit d’être peint à la main.

Dead Sexy Inc.

Quelques unes des histoires de Lamort & Cie ont été réalisées avant Pixy, d’autres le furent ensuite principalement pour différents journaux ou magazines. L’histoire intitulée « La mort » est quelque peu spéciale. J’avais créé la première page comme une page à part pour un magazine, il payait bien mais n’acceptait que les créations d’un seul tenant. L’exercice s’avère la plupart du temps assez frustrant parce que trouver la bonne idée, définir des personnages et construire une histoire autour d’eux représente beaucoup de travail même pour une seule bande ou page. Jeter ce travail avant même d’avoir pu en explorer toutes les possibilités représentait pour moi un gaspillage. Je cherchais donc un moyen de prolonger l’histoire mais j’étais désespérément sans argent et il me fallait absolument être payé pour la suite. J’ai remarqué que la première page était dessiné en quatre bandes. J’ai eu l’idée de convaincre un journal de continuer cette histoire en la racontant via une bande par jour, comme une série classique, installant sa continuité au quotidien. Mais je voulais aussi pouvoir la publier plus tard sous forme de livre. Cela impliquait que je devais construire chaque bande comme un segment narratif autonome, qui devrait ensuite s’intégrer dans une histoire racontée en quatre bandes et sur une seule page… J’en suis presque devenu fou. L’histoire s’est en plus densifiée car le journal souhaitait publier une histoire uniquement sur 60 bandes. J’ai toujours pensé que j’aurai pu encore plus l’améliorer avec plus d’espace et plus de pages. Mais la contre-partie d’être, pour une fois, publié dans les pages normales du plus grand quotidien matinal de Suède, était que mon travail avait enfin la visibilité d’un public qui d’habitude ne me lit jamais. De nombreux enfants l’ont adoré. Une fois à un salon du livre, deux petits enfants armés de leurs plus grands sourires sont venus me voir en s’écriant : « La mort c’est trop bien ! ». Je me sentais très fier.

Le fait que je donne vie à des objets et des éléments de la vie de tous les jours provient probablement de mes racines chamaniques Sami (rires). Plus sérieusement, l’animisme sous différentes formes est l’une des parties les plus anciennes et les plus fondamentales de l’expérience perceptive humaine. C’est tellement basique que ça va bien au-delà de la définition commune aux religions. En revanche, il existe une différence dans la façon dont sont représentés les objets en photographie et en bande dessinée. Je te donne un exemple. Dans mon court métrage en prise de vue réelles Spik-Bebis, une vraie porte se met soudainement à bouger de son propre chef pour suivre le personnage. C’est simplement et littéralement une porte ordinaire qui bouge et semble disposer de la vie. Dans ma bande dessinée Containers, il y aussi une porte qui parle et bouge, seulement en raison dont fonctionne la bande dessinée, nous le percevons en tant que personnage, encore plus si une bulle de discussion lui est accolée. Ainsi ce n’est plus simplement une porte, c’est une personne qui est caractérisée par sa ressemblance frappante avec une porte. Il s’agit là d’une énorme différence. Donc en bande dessinée, un petit garçon avec une tête qui ressemble à une voiture n’est pas à proprement parler un enfant à tête de voiture. C’est quelque chose de beaucoup plus complexe, ouvert à différentes interprétations.

J’essaie dans mon travail de ne pas user de références trop spécifiques à des lieux contemporains, des personnes ou des événements. L’exception est évidemment Bosnian Flat Dog qui est un cas à part. Je veux que tout soit possiblement reconnaissable mais dans le sens où vous pouvez reconnaître quelqu’un ou quelque chose sans vraiment savoir d’où et de quand il s’agit. Toutes ces histoires me sont très personnelles et parlent évidemment de moi. Je ne pense pas qu’il soit possible de parler de façon sincère de quelqu’un d’autre. J’aime quand en littérature, tous les personnages peuvent être vus comme les multiples facettes d’un seul. Pour Pixy par exemple, l’environnement inclut des fragments de Stockholm, Berlin, Barcelone ou encore New-York des années 1980, parmi d’autres lieux, soit tous les lieux géographiques où j’ai pu passer du temps et être influencé, parfois même de manière inconsciente. Cette pluralité me parle. Dans L’excavation, j’ai utilisé la topographie de mes rêves, les villes et paysages que j’ai visités à travers mes songes. Ça ne parait pas différent de mes autres bandes dessinées pour autant étant donné que ce genre de territoires « familiers mais inconnus » est ce que j’essaye toujours d’atteindre de toute façon. En revanche, le surréalisme n’influence pas tant que ça mes bandes dessinées. Je maintiens toujours une stricte logique narrative, basée sur un scénario de cause à effet, ce qu’un véritable auteur surréaliste ne ferait jamais. J’apprécie combiner des éléments incompatibles, mais je le faisais déjà bien avant de savoir ce qu’était le surréalisme. Ce n’est pas pour dire que je n’aime pas le mouvement, au contraire, mais le surréalisme pur peut s’avérer ennuyeux voire paradoxalement prévisible. Mes premiers courts-métrages étaient en partie influencés par Buñuel et Jan Švankmajer, donc il y a définitivement une connexion au genre. Je suis conscient que mon travail est très souvent décrit comme étant « surréaliste », mais je ne suis pas d’accord avec cette définition.

Dégonflé

En mai 99, j’étais à Ljubljana en Slovénie à l’occasion d’un événement autour de la bande dessinée organisé par les gens de Stripburger. Lars [co-auteur de Bosnian Flat Dog] était également là, accompagné de ma femme, Hélèna. Le plan d’origine prévoyait notre départ depuis Ljubljana vers Pancevo, située à l’est de Belgrade en Serbie. Un événement du même genre y était organisé par un ami et collègue Saša Rakezic de son pseudonyme Aleksandar Zograf. Seulement, pile-poil à ce moment là, l’OTAN a décidé d’attaquer la Serbie rendant impossible notre voyage. Nous étions réellement en colère contre ça, nous sentions totalement injuste et inacceptable le fait que nos gouvernements tentent de tuer des artistes de la bande dessinée locale comme Saša. Mais nous voulions tout de même nous mettre en route pour quelque part, nous avons donc fini par prendre la direction de la Bosnie, à Sarajevo où Lars connaissait un ami qui travaillait à l’ambassade Suédoise. Nous n’y avons passé que quelques jours mais l’atmosphère s’est révélée vraiment pesante, montrant des traces encore fraîches d’une guerre qui venait tout juste de s’achever alors que dans le même temps, une nouvelle s’engageait juste sous nos yeux (ou plutôt au-dessus de nos têtes, nous pouvions entendre les bombardiers de l’OTAN passer au-dessus de nous depuis leur base américaine en Italie). Il paraissait évident que nous vivions là un moment décisif de l’histoire. Bien que je ne comprenais pas toutes les implications liées au conflit, je voulais le raconter. Mon idée première était de vouloir faire une très courte « bande dessinée-reportage » mais il m’est très vite apparu que les thèmes de la désintégration, de la balkanisation de territoires précédemment unifiés seraient parfait pour une expérience combinant deux sensibilités artistiques différentes. J’ai donc demandé à Lars si il voulait se prêter au jeu.

Je connais Lars depuis trente ans, depuis que nous avons tous deux été publiés pour la première fois dans Galago, un magazine de bande dessinée alternative en Suède. Nous avons chacun des styles et des méthodes de travail différents mais cela faisait partie du challenge. L’un des problèmes majeurs était que Lars travaille dans un très petit format, parfois plus petit que la page imprimée alors que moi j’ai besoin de beaucoup plus d’espace, jusqu’à quatre fois la taille d’un livre pour obtenir mes compositions. La solution fut donc de trouver un compromis : il devait dessiner plus grand que d’habitude et moi faire des dessins plus petits qu’à l’accoutumée. Je reste persuadé que le livre souffre d’un trop plein de détails et de trop peu d’espace à l’intérieur des planches. Il n’y a pas de « sas de décompression » sauf dans les planches d’une demi-page ou d’une page complète. Notre objectif était de mélanger les styles de façon tellement naturelle qu’il serait impossible pour le lecteur de dire lequel de nous a fait quoi. Pour ce faire, nous avons constamment échangé les pages originales entre nous tout au long du processus de création, des croquis jusqu’à l’encrage final. Une fois commencé, nous nous faisions tellement plaisir que le projet a évolué vers un travail plus conséquent et il nous a fallu trois ans pour en venir à bout. Cette méthode d’échange de pages nous a considérablement ralenti parce que dès que l’un d’entre nous devait s’arrêter pour travailler sur un autre projet, l’ensemble était en pause le temps du break, d’autant que l’autre personne ne pouvait pas continuer à travailler sur les pages suivantes en attendant, puisque nous avions décidé qu’il nous fallait un certain équilibre dans le mélange. Avec les années, au fur et à mesure de l’avancée du projet, les américains et l’Otan ont continué leur balkanisation de l’Afghanistan et de l’Irak et il nous est très vite devenu évident que les événements que nous décrivions n’étaient qu’une petite partie d’une histoire beaucoup plus vaste. C’est un avantage de travailler lentement, parfois le temps offre une perspective qui ouvre à une plus grande profondeur de champ. Avec ce travail, nous n’avions pas essayé de faire un report objectif de nos expériences mais plutôt tout le contraire : il n’y a aucune distinction entre réalité, fiction, rêves, passé ou présent. Nous avons pris soin de ne pas juger les événements réels de la guerre, en attribuant le blâme à chacun des deux côtés. Notre but était bien plus complexe qu’une simple représentation ou analyse des faits comme ils apparaissaient à la surface. Nous voulions également questionner notre rôle en tant que narrateur. Même si le travail est autobiographique ou journalistique, le narrateur est toujours une construction fictive. Pour ma part, j’étais intéressé à l’idée d’explorer cette contradiction.

Le titre provient d’une blague que quelqu’un nous a faite en Bosnie : « La seule race indigène de chien ici, c’est le chien plat de Bosnie (Bosnian flat dog). » C’était très étrange pour moi parce que, au plus fort de la guerre en Yougolsavie en 1995, j’ai rêvé que je visitais la Krajna, une partie de la Croatie. J’y voyais des animaux plats et des chiens. J’ai utilisé ces personnages bien plus tard dans une bande dessinée pour l’Association [dans l’anthologie Comix 2000] et il me semblait approprié de les intégrer à cette histoire. J’ai récemment réalisé deux courts-métrages en stop-motion sur eux, ils sont donc maintenant un élément bien établi de mon univers. En ce qui concerne le cadavre de militaire, j’ai beau tenter de me rappeler comment il est arrivé, je ne m’en souviens plus. Je crois que j’ai toujours été fasciné par les momies depuis qu’à dix ans j’ai mis les yeux sur la version de 1932 de La Momie avec Boris Karloff. Pourquoi Tito ? Et bien, si c’est une histoire à propos de la Yougoslavie, il y a logiquement sa place. Peut être que la momie de Tito est ce que Hitchcock avait pour habitude d’appeler « le McGuffin », un élément qui n’a pas vraiment de sens en soi mais qui sert à mettre toute l’action en mouvement. Franchement, la momie telle qu’elle est dessinée dans le livre est plus un mix entre une momie et un zombie. C’’est une idée qui fait surface vers la fin du livre au moment ou un certain nombre de zombies Tito entrent dans l’histoire. N’importe quelle histoire sera meilleure si vous lui ajoutez des zombies. C’est un fait bien connu que tout le monde aime les zombies, il s’en dégage quelque chose de touchant, de très humain. J’ai donc pensé que si nous incluions une armée complète de zombies Tito, le livre serait un succès garanti ! (rires) Beaucoup de gens aiment aussi les chiens et l’histoire étant très compliquée, nous avions donc besoin de zombies et de chiens pour plaire à un plus large public. (rires)

Babe in Toyland

Tito on Ice a commencé comme un spin-off du projet Bosnian Flat Dog. Nous avons exposé dans plusieurs pays d’ex-Yougoslavie les originaux du livre avant sa sortie et pour pimenter quelque peu le tout, nous avons construit une momie de Tito grandeur nature ! Héléna a filmé tout ce chambardement avec une caméra Mini-DV. J’avais de nombreuses boites de film Super-8 stockées dans mon frigo depuis le début des années 90 et j’ai pensé que cela pouvait être une bonne combinaison de créer des séquences d’animation en stop-motion et de les inclure aux images déjà tournées. Comme d’habitude, une fois que je me suis lancé, j’avais de plus en plus de nouvelles idées et j’ai finalement transformé le concept en long-métrage. C’était l’opportunité parfaite pour étoffer les thèmes de l’identité, de la nationalité, du dessin que nous avions effleurés avec le livre. Le film est complètement indépendant du bouquin, mais ensemble ils fonctionnent comme des homologues et  se complémentent l’un et l’autre comme les pièces individuelles d’un plus large projet. J’ai commencé à travailler dessus tardivement en 2006 et le film est sorti en 2012. Depuis, il a été diffusé dans plus de cinquante festivals comme par exemple Annecy. Le distribuer s’est avéré très compliqué, jusqu’à présent il n’a eu qu’une sortie cinéma très limitée en Allemagne mais il est maintenant disponible en streaming sur le net. Je suis tombé amoureux de l’animation à la vision du Livre de la jungle au moment de mes six ans. C’est le premier film que j’ai vu au cinéma. A partir du moment où j’avais compris les principes de base, j’ai décidé de fabriquer moi-même un film. Je pense que cela correspond bien à ma tendance d’anthropomorphisation des objets et ma préférence pour les techniques mécaniques en général. L’animation est une forme de magie qui est étroitement liée au matériau physique et aux textures utilisées pour la concevoir. Faite par ordinateur, elle n’atteint pas cette forme de magie ce qui fait que je m’en désintéresse complètement. Cela peut être drôle à regarder et même si un film est techniquement parfait dans chacun de ses détails, il est évident qu’il ne pourra jamais être aussi convaincant qu’un film fait main, primitif dans sa conception comme le sont le Consuming Spirits de Chris Sullivan ou les courts-métrages de Jan Švankmajer.

Enfant, mes univers de cinéma provenait surtout de ce que je voyais à la télévision. Les films d’Hitchcock, plus spécialement Spellbound, m’avaient fait forte impression. C’est le premier film qui m’a fait prendre conscience du poste de réalisateur en tant que personne, dont la vision très personnelle façonne évidemment le film. La fin durant laquelle le méchant retourne son arme contre lui et la caméra, puis tire, m’a complètement scotché. Plus tard, je me suis fait ma culture, partagée entre Brian de Palma, Coppola, Scorcese, John Carpenter… Quand je suis arrivé à Stockholm, je vivais pratiquement à la cinémathèque, elle proposait des rétrospectives de classiques mais aussi des choses étranges comme les films de John Waters et toute sorte de films indépendants ou d’exploitation. C’était avant l’avènement de la vidéo et donc le seul moyen de voir des films hors des circuits grand public. En plus, il arrivait qu’ils montrent des versions non censurées lorsque vous étiez membre du club. A cette époque, la Suède était très stricte en terme de censure ce qui l’amenait  à couper violemment certaines scènes et par la même occasion à bannir des chefs d’œuvre comme Massacre à la Tronçonneuse. Chaque fois que j’étais à l’étranger, je passais mes nuits dans de petits cinémas d’exploitation pour voir autant de films gores ou de zombies que possible. Maintenant que je peux trouver n’importe quel film rare sur internet, comme les Sasori Movies ou le Switchblade Sisters de Jack Hill, il me vient comme une forme de regret vis-à-vis de ces jours où apprécier la culture se faisait au prix d’un certain effort.

En 2007, j’ai été invité à participer à une exposition dirigée par Jean-Christophe Menu pour les Arts Décoratifs. Elle s’appelait « Toy Comix », plus tard récapitulée dans un livre du même nom à l’Association. Le projet visait à réunir différents artistes autour de l’univers du jouet. Chacun choisissait un jouet de la collection et devait créer une bande dessinée autour. Mon choix était de faire une histoire autour d’une vieille peluche de « Felix le Chat ». J’ai été directement attiré par elle car contrairement aux jouets produits en masse aujourd’hui, elle ne ressemblait pas du tout à Félix, en fait elle ressemblait même difficilement à un chat. J’aime l’univers des jouets. En vérité, j’aime surtout tous les objets qui sont des représentations distordues de la réalité : masques, marionnettes, jouets, statues rituelles ; ces choses de la vie de tous les jours au design anthropomorphique. Parfois, j’ai créé mes propres jouets basés sur des personnages de bandes dessinées, en particulier les Car Kids. Ces enfants particuliers ont tout d’un mystère pour moi. Ils ne disposent pas vraiment d’expressions faciales et sont donc très faciles à dessiner. C’est un avantage dans la narration en bande dessinée qui consiste à réduire et à simplifier les caractères jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une sorte d’outil polyvalent. Il appartient alors au lecteur de projeter ses propres ressentis sur le dessin, ainsi ils semblent prendre vie. C’est quelque peu magique, mais comme tout acte de magie cela est évidemment illusoire. Cela semble faire partie de la nature humaine que de produire ces objets. C’est étrange parce qu’ils n’ont aucun but pratique. Pourtant, nous pensons tous qu’ils sont important, voire nécessaires à notre existence. Peut-être est-ce parce que nous savons pas vraiment qui nous sommes ou ce que nous sommes ? En revanche, je ne suis pas un collectionneur. Je possède certaines choses que j’aime pour différentes raisons mais je ne ressens pas le besoin d’étoffer une collection complète autour d’elles.

Archéologie du rêve

L’excavation est une bande dessinée autobiographique. Je voulais faire un livre sur ma relation avec mon père et ma mère, et le sujet de la famille en général mais le problème c’est que je ne connais pas bien mes parents. Je suis parti de chez moi à l’age de quinze ans et après avoir quitté le coin où j’ai grandi, nous n’avons entretenu que des relations très sporadiques durant de nombreuses années. Donc plutôt que de baser mon histoire sur ma vraie famille, je les ai employés tels qu’ils m’apparaissaient en rêve pendant tout ce temps. Le premier rêve que j’ai utilisé date de 1986 et le dernier de 2011. Cela rend le livre vraiment épique car s’étalant sur presque un quart de siècle. Tout ce qui est raconté dans ce livre m’est réellement arrivé mais jamais lorsque j’étais éveillé. De nombreuses personnes m’ont demandé si c’était le cas, mais normalement je n’use jamais de mes rêves dans mes créations. Un jour où je n’avais pas d’autre source d’inspiration, j’ai décidé d’essayer. Pendant plusieurs années, j’ai mis sur papier quelques rêves, juste pour le plaisir, je disposais donc d’une large collection dans laquelle puiser. Seulement, une fois commencé, je ne pouvais plus m’arrêter. Il y avait tellement de bons rêves, ils me montraient souvent les mêmes personnages et les mêmes endroits, j’ai donc commencé à les connecter l’un à l’autre, à les structurer et étoffer une histoire plus importante. J’en ai sélectionné le meilleur et avec j’ai fait L’excavation. Pour moi c’était une expérimentation, un projet unique. Je ne pense pas que je referai encore quelque chose du genre. Puis j’ai usé tellement de beaux songes que je n’ai maintenant plus aucune matière intéressante. (rires)

Le livre est sorti dans une première version, courte en 1997 et j’ai commencé à travailler sur la version longue aussitôt après avoir terminé cette première mouture (qui constitue maintenant le premier chapitre de ce nouveau livre). Mais je n’ai jamais travaillé dessus de manière continue. J’ai pris de longues pauses entre chaque chapitre pour élaborer d’autres projets, d’autres livres. J’avais terminé à peu près la moitié en 2006, lorsque j’ai cessé de me concentrer sur Tito on Ice. Puis j’ai repris en 2013 et j’ai fini l’autre moitié sur à peu près deux ans. Il y avait quelque chose de très particulier à travailler de nouveau après tant d’années à n’avoir fait que des choses très différentes. Je pensais que ce serait difficile mais au contraire je sentais très bien les choses et la partie la plus étrange fut de découvrir que j’avais réussi à développer mes compétences d’artiste après huit années de quasi inactivité dans le dessin. Il a toujours été question que le livre soit de cette taille et de ce format. Limitations ou restrictions dans la forme peuvent être vraiment inspirants, car en excluant un large éventail de possibilités, il est plus facile de se concentrer sur ce qui est pertinent. Et puis ça devient un défi de comment raconter son histoire avec un panel d’outils narratifs très limité. J’ai constaté que l’atmosphère claustrophobe, rendue par le fait que la taille de la case ne change jamais (à une exception près) correspond bien au thème décrit par le livre. La narration change radicalement comparé à un format ou la page est divisé en plusieurs cases. Chaque case, chaque dessin doit avoir beaucoup plus de poids puisqu’il est unique. Elle ne doit pas nécessairement contenir beaucoup d’informations mais elle se doit d’être une petite histoire en soi. C’est un très bon exercice.

[Entretien réalisé par mail entre décembre 2016 et avril 2017]

Notes

  1. Machine utilisant le procédé de duplication par transfert d’encre via une solution à base d’alcool, qui permet de faire des copies à l’encre bleue.
  2. Nick Cave, Laibach ou encore The Cure y sont directement cités.
  3. Courant musical typiquement new-yorkais opposé au terme New Wave, abusivement utilisé par les médias de l’époque.
Entretien par en septembre 2017